Goethe, Les matériaux pour l'histoire de la théorie des couleurs, Editions des Presses Universitaires du Mirail, lu par Emilie Bathier

Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

Recensions d'esthétique 

Recensions de philosophie politique

Recensions de philosophie antique

Recensions de philosophie morale

Recensions d'épistémologie


Goethe, Les matériaux pour l'histoire de la théorie des couleurs, Editions des Presses Universitaires du Mirail lu par Emilie Bathier

Les Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs constituent la troisième et dernière partie de la Théorie des couleurs de Goethe : texte célèbre, de ceux auxquels se réfèrent de nombreux travaux et auteurs, ne serait-ce que pour renvoyer au différend fameux opposant les thèses de Goethe et Newton. Aussi peut-on s’étonner qu’aucune traduction française de ce dernier volet de l’œuvre n’ait été donnée avant celle de Maurice Elie il y a maintenant 10 ans. En premier lieu, et avant même d’en aborder la lecture, il s’agit donc d’une publication bienvenue, venue combler une lacune regrettable.

Loué par Thomas Mann comme le « roman de l’esprit européen », ce texte s’avère d’une grande richesse, et d’un intérêt qui outrepasse largement ce que pourrait laisser accroire sa forme apparente. 

Si nous parcourons rapidement le plan de l’ouvrage, nous y voyons en effet l’exposé chronologique, depuis Pythagore jusqu’à Robert Blair, de toutes les positions successivement défendues au cours de l’histoire quant à la nature des couleurs – à supposer que celles-ci en aient bien une et ne soient pas l’effet de quelque autre essence. A première vue donc, une recension chronologique, une collection de points de vue successifs : il s’agirait alors d’un ouvrage strictement doxographique, Goethe n’offrant au lecteur que la documentation amassée dans l’élaboration de ses recherches, et d’où serait absente sa propre pensée, bref un accès de seconde main à ses sources.  Certainement est-ce d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il a fallu attendre si longtemps pour qu’un traducteur français s’y intéresse, et qui explique aussi le peu de publicité accordé à cette partie d’une œuvre pourtant elle-même reconnue. 

Cependant, quand bien même l’ouvrage serait-il seulement doxographique, il serait néanmoins intéressant à plus d’un titre : synthèse très complète de l’état de la question à l’époque de Goethe, il fournit d’abord une entrée dans des sources philosophiques mais aussi scientifiques diversifiées, témoignant de la grande culture de l’auteur, synthétisée au fil d’une vingtaine d’années de lectures mais aussi de visites et observations ; ensuite, au carrefour entre des questions scientifiques (qu’est-ce que la lumière ? les couleurs?) et philosophiques (ont-elles une essence ?) aux enjeux multiples d’un côté, et de l’autre des questions esthétiques (les incidences picturales sur l’évolution historique de la manière de concevoir et de percevoir la couleur), il vient nourrir un questionnement plus fondamental sur l’appréhension et l’intelligence de la nature au fil des époques. 

Mais, comme l’auteur l’écrit lui-même dans son introduction, « une histoire des sciences montrant comment les hommes en ont traité, présente un aspect tout différent et autrement instructif que si les découvertes et les opinions sont simplement énumérées les unes à la suite des autres » : outre cette documentation, nous avons bien affaire à une œuvre qui de part en part porte la marque de son auteur dans la manière dont sont abordées ces références ; plus qu’il ne les rapporte, Goethe les assimile, les « métabolise », émaillant leur présentation de remarques de lecteur très instructives. Par exemple, abordant la relation de tel ou tel auteur (comme c’est le cas pour Aristote), il fait état de ce qu’aujourd’hui nous qualifierions d’obstacle épistémologique dans l’appréhension de sa thèse, façonné qu’il est par son horizon contemporain de savoir (et c’est alors à une lecture au second degré qu’il nous invite, éclairant à notre tour sa propre approche des savoirs qui nous sont contemporains); ou bien systématiquement les références scientifiques sont présentées pour elles-mêmes mais aussi critiquées par l’auteur, passées au crible de sa propre théorie : selon les cas l’auteur fera part de son étonnement, sa gêne à comprendre ou à l’inverse son admiration pour la clairvoyance de tel ou tel, bref au gré des sources c’est en réalité Goethe lecteur, et finalement Goethe lui-même que nous rencontrons progressivement. Aussi ces « matériaux » ne portent-ils pas la marque d’une neutralité objective, alors même qu’ils sont pourtant rapportés avec le souci constant de ne pas trahir les sources convoquées : en permanence nous sommes dans une démarche réflexive, qui comporte en germes l’ensemble de la théorie de Goethe, dont nous pouvons par conséquent éprouver, évaluer ici la genèse. 

Car c’est bien avant tout d’une Histoire qu’il s’agit ici, et ce concept prend alors tout son sens dans l’approche singulière qu’en a l’auteur. Une histoire comme prise en compte d’éléments relevant du passé d’abord, mais qui s’intéresse à chacun comme à un des moments successifs de l’élaboration d’un état présent, qui en est la totalisation. Au-delà de la doxographie, cet ouvrage retrace donc bien le récit de l’élaboration successive de sa théorie comme résultante de tout le cheminement millénaire qui l’a permise. La science, et plus généralement la vérité, ne sauraient ainsi échapper à l’historicité dialectique de leur élaboration, de leur concrétisation progressive : loin d’être l’œuvre d’un génie qui serait seul à même de saisir une essence objective qu’elles n’ont pas, elles sont bien au contraire la résultante (toujours en devenir) d’une formation collective, plurielle. En ce sens, la démarche de Goethe accorde une large part à l’idée de Bildung très présente chez ses contemporains (lecteur de Goethe, on voit en quoi Hegel s’est nourri de certaines de ses intuitions): non seulement les connaissances, mais la science en tant que telle, et même la perception d’un contemporain, sont la résultante dialectique de toute une histoire qu’elles portent en elles. Aussi, faire l’Histoire de la théorie des couleurs, est-ce faire dans le présent l’expérience de la présence de ce qui en est chronologiquement absent, bien qu’essentiellement présent. 

Aussi cette Histoire revêt-elle un second sens, que nous comprenons alors : « expérience du présent », elle est fondamentalement ancrée dans l’expérience immédiate, et ouvre la voie à l’expérimentation scientifique. Farouche adversaire de l’idéalisation mathématique, comme on peut le voir par exemple dans le conflit qui l’oppose à Newton, Goethe n’a de cesse de se référer à cette perception présente, dans une approche phénoménologique que l’on retrouve au fil des articles au travers de diverses remarques, comme par exemple lorsque ses relations sont ponctuées de références à des œuvres qui leur sont contemporaines et que tout un chacun peut alors aller observer car nous les avons conservées, ou au contraire lorsqu’il souligne une limite dans la compréhension de telle ou telle référence due au fait que nous ayons perdu toute trace des œuvres de l’époque. La critique de Goethe ne s’adresse pas ici qu’aux idéalistes, mais touche aussi de nombreux empiristes, à qui il adresse le reproche d’avoir prôné l’expérience tout en ne la valorisant pas correctement, c’est-à-dire dans une véritable démarche expérimentale qui soit à même de rectifier telle ou telle perception immédiate et les préjugés qu’elle ne laissera pas de faire naître. Aussi, outre son imprégnation philosophique des concepts dialectiques, Goethe témoigne-t-il ici d’une profonde modernité scientifique, et d’une grande prudence aussi : il est loin de considérer l’œuvre comme achevée, car l’avenir ne saurait que faire évoluer encore cette histoire.

Ainsi pour finir est-ce une dernière dimension de l’histoire que l’œuvre souligne : l’historicité de son objet lui-même, c’est-à-dire des couleurs. Aussi, le reproche fondamental que Goethe adresse aux partisans de la théorie Newtonienne est leur croyance en une « essence des couleurs », issues de la décomposition objective du spectre lumineux. A cela, Goethe oppose une subjectivité des couleurs, dont la perception est issue de toute une histoire, relevant  d’une approche fondamentalement  historique (dans les 3 sens du terme, donc) et culturelle. 

Si nous ne pouvons aujourd’hui contester l’objectivité scientifique de la décomposition du prisme lumineux, en revanche devons-nous aussi reconnaître le relativisme, ainsi que l’évolution de la perception des couleurs, dont l’histoire de la peinture est le meilleur théâtre, mais aussi le laboratoire le plus vivant au fil des siècles. Ainsi, postérieur aux écrits de Goethe, le peintre impressionniste aura éprouvé que pour restituer la perception qu’il a du scintillement des couleurs dans la nature, il va devoir prendre sur sa palette des teintes autres que celles qu’il ressent – aller chercher par exemple dans les jaune, ocre, bleu, marron, pour donner finalement à percevoir un scintillement de verts. Cette véritable phénoménologie perceptive, résultant d’une observation minutieuse, de nombreux essais de restitution, de la tentative de dépassement des pratiques antérieures, concentre et totalise  toute la vérité de son histoire. Aussi est-ce bien dans l’histoire des œuvres que, pour finir, la pertinence des analyses de Goethe se donne à voir.

                                                                                                                                                  Emilie Bathier