David Hume, La règle du goût, traduction anonyme, révision de la traduction, notes et postface par C. Salaün éditions Mille et Une Nuits Lu par Guillaume Lillet
Par Florence Benamou le 26 février 2016, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
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David Hume, La règle du goût, traduction anonyme, révision de la traduction, notes et postface par C. Salaün éditions Mille et Une Nuits Lu par Guillaume Lillet
L’ouvrage comprend deux des essais esthétiques de Hume – La délicatesse du goût et la vivacité des passions et la Dissertation sur la règle du goût – une postface de C. Salaün portant sur La mort du Beau et la naissance de l’esthétique, ainsi qu’une courte autobiographie de l’auteur écossais sobrement intitulée Ma vie.
Le texte de Hume propose de sortir de ce fameux paradoxe de l’esthétique opposant, en matière de goût, un relativisme absolu stérile et la volonté d’établir des normes universelles qui peut sembler vouée à l’échec. Hume propose une conciliation reposant sur une forme d’esthétique expérimentale, en cohérence avec sa philosophie empiriste. Cette norme du goût prend ici le visage de l’expert, seul vrai juge en matière de goût.
La délicatesse du goût et la vivacité des passions
Ce premier essai étudie le lien supposé entre la délicatesse du goût et la vivacité des passions ou, plus précisément, leurs effets réciproques.
Hume montre d’abord qu’il existe des hommes chez qui les passions sont extrêmement vives, de sorte qu’ils les ressentent de manière exacerbée et sont particulièrement sensibles aux aléas de l’existence, à la prospérité et à l’adversité. La vivacité des passions est un caractère peu enviable dans la mesure où ne maîtrisons pas les causes de ces passions, lesquelles nous font agir imprudemment. Cette vivacité des passions ressemble à la délicatesse du goût, qui nous rend plus sensibles à la beauté et à la laideur. Comme la première, elle nous fait accéder à des peines et des plaisirs inconnus du reste des hommes ; mais elle est beaucoup plus désirable car ici nous pouvons choisir les œuvres qui nous plaisent et que nous souhaitons fréquenter. Ainsi, le bonheur devient accessible par le moyen de ces objets causant les plus grands plaisirs.
La culture du goût, disposition plutôt féminine, est propre à diminuer la vivacité des passions car elle nous permet de relativiser les peines et les joies de l’existence, de mieux les connaître et les appréhender par la connaissance des beaux-arts. Ce goût nous rend surtout plus sensibles aux passions douces et agréables. Il a principalement deux effets : il adoucit notre humeur par la fréquentation de la beauté et nous plonge dans un état propice à l’amour et à l’amitié, puisque nous sommes alors plus sensibles aux caractères qui nous conviennent.
Dissertation sur la règle du goût
Hume commence son essai en constatant la grande diversité qui existe en matière de goûts et souligne par là même le relativisme de l’opinion commune à ce sujet. Si l’usage d’une terminologie commune, quand nous parlons des œuvres, semble amoindrir cette disparité, elle réapparaît de plus belle quand des qualificatifs semblables servent en réalité des appréciations bien différentes. Il en va de même dans la morale où, lorsque l’on s’en tient à des principes généraux, semble régner une certaine harmonie entre les hommes, entre les peuples ; mais à y regarder de plus près, cette apparente unanimité ne tient pas face aux détails. Il n’en reste pas moins naturel de rechercher une norme du goût (standard of taste) permettant de réconcilier les sentiments comme nous recherchons toujours une norme morale permettant la vie sociale.
Il y a donc un premier paradoxe à dépasser, une première opposition, entre ce relativisme stérile en matière de goût et l’existence apparemment incontestable de normes critiques. Certains jugements nous paraissent totalement extravagants. Cependant, et c’est un second paradoxe, l’irréductible variété des goûts ne doit pas nous empêcher d’en établir une norme. Dès lors, en tant qu’empiriste, Hume ne peut que fonder cette norme sur l’expérience.
Cette norme est double. En premier lieu, elle découle de l’observation générale des œuvres à travers les époques : il y en a qui plaisent universellement et cet accord remarquable est l’expression d’une première norme empirique, d’une première dimension de la norme du goût. Les hommes sanctionnent les œuvres au fil du temps et cette sanction joue alors un rôle normatif. Dès lors, certaines formes devraient produire certains effets sur les hommes et, puisque tout est affaire de sensation, de sentiment, si elles manquent leur effet c’est en raison d’une déficience des organes concernés. Ainsi, seul le consentement unanime des hommes dont les organes sont sains peut nous fournir une norme du goût. La perfection des organes se traduit par ce que Hume appelle la délicatesse du goût et de l’imagination, et ceux qui en sont dépourvus ne sauraient ressentir quelque émotion adéquate face aux œuvres de l’art.
En second lieu, dimension qui apparaît à l’occasion d’une référence au Don Quichotte de Cervantès, la norme du goût prend le visage des experts. Deux parents de Sancho Pança, experts en vin, goûtent le contenu d’un fût. Mais si leurs avis diffèrent, l’un percevant un goût de fer l’autre de cuir, ils s’avèrent finalement vrais tous les deux quand on trouve au fond du tonneau une vielle clef attachée à une lanière de cuir. Les qualités senties par les experts, dont le goût est délicat, doivent généralement se trouver dans les choses. Déterminer les règles de la beauté, c’est identifier la clef liée à une courroie de cuir et c’est donc se fier aux jugements des experts ; car généralement, il nous est impossible de vider le tonneau, autrement dit de vérifier les jugements en question. Hume dresse un parallèle entre goût physique et goût mental et, dans les deux cas, il y a des hommes dont le jugement a davantage de valeur que celui des autres au goût moins délicat, moins expérimenté en somme.
C’est que le goût s’éduque par la pratique, la fréquentation d’un art particulier, par l’acquisition d’une certaine habitude. C’est de la sorte que l’on perfectionne les organes. L’expert est celui qui a pu comparer un grand nombre d’œuvres, exercer son jugement. Il est aussi celui qui juge sans préjuger, indépendamment de ses conditions particulières d’existence et, se considérant plutôt comme un « homme en général », devient alors seul capable d’évaluer convenablement d’un point de vue esthétique. Selon Hume, le jugement doit faire preuve de bon sens et la raison joue donc un rôle fondamental dans le goût : elle seule peut appréhender les relations entre les parties d’une œuvre, l’adéquation des moyens à la finalité d’une œuvre, les raisonnements qui participent à l’élaboration d’une œuvre.
Ainsi, malgré l’universalité des principes du goût, peu d’hommes sont aptes au jugement esthétique tant l’expertise authentique doit remplir de strictes conditions et ne peut être que le couronnement d’une pratique régulière ayant suffisamment développé les organes de la sensation. Comme l’a montré l’histoire de Sancho, seul compte, pour déterminer une norme du goût, le jugement réuni des experts. Même si de tels hommes sont rares, on les reconnaît par leur supériorité et leur influence sur le reste de l’humanité.
Après avoir établi cette norme du goût, Hume en montre les limites sous la forme des deux sources de variations possibles au sein d’un principe censé être universel : l’humeur très variable des hommes et la diversité dans les mœurs et les opinions propres à chaque époque, à chaque nation. Dès lors, il existe un degré de diversité irréductible. S’il existe bien un principe du goût, il ne saurait être absolu tant il reste parfois impossible de préférer l’une ou l’autre des différences. On évite ainsi le conformisme et la standardisation du goût, bien qu’il existe a standard of taste. Mais ce que nous considérons comme les travers moraux ou religieux d’une époque, d’un peuple, peut nous empêcher de prendre du plaisir aux œuvres de cette même époque ou de ce même peuple, voire même produire une laideur réelle. Que l’on excuse les artistes pour ce qui est propre aux circonstances est une chose qui n’empêche pas de déprécier leurs œuvres. Et, enfin, de même que la religion a entraîné les plus grandes erreurs spéculatives, de même elle a pu avoir les pires effets sur les œuvres.
La mort du beau et la naissance de l’esthétique, par Christophe Salaün
La tradition philosophique est passée d’une conception absolutiste de la Beauté, telle qu’on la trouve chez Platon par exemple, à une esthétique dans laquelle la banalisation de la beauté devient la condition même de son expérience. Les Lumières écossaises ont largement contribué à ce mouvement et l’on trouve chez Hume une conception du goût à la croisée des conditions naturelles de la perception et des mœurs.
Que la beauté soit relative n’interdit pas de rechercher une norme du goût. Cette variété n’est d’ailleurs pas si grande qu’on le croit et les hommes s’accordent généralement sur la valeur esthétique des œuvres. Avoir du goût c’est savoir sentir, faire l’expérience de la beauté et s’exercer à la critique. Ainsi s’exprime la délicatesse qui le caractérise et qui ne peut être que le résultat d’une pratique régulière.
A l’opposé de cette théorie, le succès du relativisme tient à sa facilité et à la satisfaction narcissique qu’il entraîne. Mais ce n’est là que le signe de nos préjugés.
Suit le texte autobiographique de Hume, Ma Vie.
Guillaume Lillet