Le Philosophoire, numéro 41, « Orient et Occident », lu par Bruno Fung Kwok Chine.

Le Philosophoire, numéro 41, « Orient et Occident », Printemps 2014, Vrin, lu par Bruno Fung Kwok Chine.

 

Le numéro quarante et un de la revue philosophique Le Philosophoire porte essentiellement sur l’ensemble des questionnements relatifs au rapport Orient/Occident[1]. Avant la lecture de sept articles sur la relation distendue en philosophie entre l’Orient et l’Occident, on doit se pencher un instant sur l’entretien qu’accorde David Cosandrey (historien, géographe et géopolitologue suisse) à Vincent Citot, le directeur de la présente revue. David Cosandrey pose une question essentielle qui donne le la pour ouvrir notre lecture : qu’est-ce qui s’entend par l’usage occidental du mot « Orient » ?[2] Pis encore, d’Istanbul à Vladivostok, il n’y a pas plus une Asie que des Asies ; pas plus un continent asiatique que des pays asiatiques. De plus, comment percevoir ce qui est proprement eurasien en matière de constitution de l’identité occidentale ? David Cosandrey nous invite finalement à poser cette question fondamentale : l’Asie, est-ce notre Autre absolu ?

 

Le premier article de la revue, « Pourquoi les philosophes indiens débattent-ils ? », et écrit par Marc Ballanfat, tente de donner un sens aux controverses hindoues à l’aune de l’éclairage de la dialectique proprement européenne, celle qui prend forme dans la Grèce antique, et de Parménide à Hegel[3]. Le mot grec dialego, qui signifie « converser », discourir », « causer » ou même « parler » pourrait sans doute expliquer en quoi la rivalité entre les différentes sectes hindouistes visent, au final, un seul et même objectif, le Nirvana (« extinction » en sanskrit ; en d’autres termes, « extinction des souffrances »), un état vécu comme à la fois Être et Néant absolus. Dès lors, posons-nous cette question : Y’a-t-il de la transcendance dans l’immanence ?

 

Dans le deuxième article, « Philosophie esthétique de l’Inde », Nicolas Go reprend très pertinemment la philosophie indienne de la connaissance sur la base d’une compréhension claire du terme rasa, qui veut dire « la sève, le suce, l’essence ou la saveur »[4]. Ceci n’est pas sans rappeler le terme latin sapere qui veut dire « avoir du goût », et qui par extension renvoie au mot « savoir ». Nicolas Go essaie de comprendre en quoi ce concept de rasa est susceptible d’atteindre le « brahman suprême », la « Conscience absolue » ou bien encore le « Grand Vide »[5]. Une telle spéculation amène l’auteur à dresser un parallèle entre l’intuition créatrice, telle qu’elle se définit dans l’hindouisme, et l’intuition bergsonienne comme « vision directe de l’esprit par l’esprit »[6]. Dès lors, il faut comprendre le concept de rasa, comme « en acte dans la création et dans la contemplation »[7]. Cet état n’est pas sans risque car il amène le sujet méditant à la peur, voire même à l’angoisse[8] : « Je deviens le ravin au bord duquel j’éprouve un vertige », pourrait-on ajouter à la première personne du singulier. Ainsi, la formule « L’essence du rasa est la béatitude » n’a pas seulement un sens ontologique, mais surtout et avant tout existentiel[9]. « Mon existence devient problématique en soi lorsque je me penche sur ma propre saveur ».

 

Dans troisième article de ce numéro du Philosophoire, « La connaissance de soi entre tendance naturelle et exercice spirituel. Une comparaison entre stoïcisme et Zen », Laurentiu Andrei se donne pour objectif de manifester le stoïcisme latent à l’œuvre dans l’école bouddhique japonaise zen, [10]. Il est vrai que la technique de méditation de cette école, le Zazen, 座禅 consiste en une tension proprement physiologique en direction de « Soi » (jiko, 自己) ; et ce dans, le but d’une réelle et entière connaissance de soi (chiko, 知己)[11]. C’est dans cet état d’esprit que le concept grec d’Ataraxia, « l’absence de troubles » (a privatif ; taraxis, « trouble »), largement utilisée par l’école stoïcienne, pourrait être mis en perspective à l’aune du concept japonais d’Anshin, 安心, qui renvoie autant à « la tranquillité » qu’à « la paix »[12]. La paix de l’âme est précisément le but à atteindre lorsqu’est accompli le Zazen, 座禅. Y’a-t-il, pour autant, une perspective prébouddhique à éclairer du côté du stoïcisme antique ?

 

L’article suivant, « Plotin, Porphyre et l’Inde : un ré-examen » est rédigé par Joachim Lacrosse. Les conquêtes d’Alexandre Le Grand jusqu’à la Perse et l’Inde actuelle auraient sans doute fortement influencé, non seulement le sceptique Pyrrhon d’Elis (365-275), mais aussi le néoplatonicien Plotin (205-270)[13]. Il est question, en effet, des Gymnosophistes, nom donné par les grecs à une catégorie de yogin, c’est-à-dire des sages hindous pratiquant le yoga (« joug », « contrôle », ou même « union » en sanskrit) dans le but d’atteindre la paix de l’esprit. Peut-on réellement transposer une pensée du Nirvana au sein du néoplatonisme ? Rien n’est moins sûr.

 

Le cinquième article, rédigé par Bernard Stevens, « De l’universalité du transcendantal : Sur les sources bouddhiques indiennes de Nishida » s‘avère d’une importance cruciale afin de comprendre toute la complexité relative à la construction d’une authentique philosophie comparative entre l’Orient et l’Occident. Kitarô Nishida (1870-1945) fut le fondateur de « l’Ecole de Kyôto », c’est-à-dire d’une tentative de synthèse entre le shintoïsme et l’ontologie phénoménologique, celle notamment à l’œuvre chez Husserl (1859-1938) et Heidegger (1889-1976). Bernard Stevens rend compte des notions chères à Nishida, comme l’expérience pure », « l’éveil à soi », « le lieu », « l’intuition active » à la lumière de la philosophie transcendantale kantienne[14]. Pourtant, « l’immanence » (naizai, 内在) s’oppose spontanément à la « transcendance » (chôetsu, 超越)[15]. Voilà pourquoi il faudrait selon Stevens, lorsque l’on se penche sur les textes japonais de Nishida, comprendre cette opposition en tenant compte de la distinction entre « le lieu du néant relatif ou oppositionnel » (tairitsuteki mu no basho, 対立的無の場所) et « le lieu du néant absolu » (zettai mu no basho, 絶対無の場所) ; et ce, à l’intérieur d’une saisie profonde de l’étant, au sens d’ontos en grec[16]. Le but à atteindre ne serait pas tant le Nirvana que le Muga, 無我, « le désintéressement » ou « le détachement »[17]. Il s’agit du moment où l’âtman («âme individuelle » en sanskrit) rejoindrait le brahman (« âme universelle » en sanskrit). En japonais, cet état extatique peut prendre la forme de ce que Nishida appelle le miru mono naku shite miru koto, 見るものなくして見ること, autrement dit le « voir sans voyant »[18]. Seulement une difficulté d’importance demeure : depuis quand l’être et le néant peuvent-ils faire si bon ménage ? Bernard Stevens élude cette question fondamentale ; et ce, eu égard à la sagesse japonaise. Car en quoi est-il possible d’affirmer la portée d’une ontologie bouddhique ? Enfin, pour conclure sa réflexion, Bernard Stevens manifeste deux concepts fondateurs de ce qui constitue pour lui une véritable subjectivité transcendantale : le muga en japonais (無我), ou l’anâtman en sanskrit[19], et le ku en japonais (), à la fois « le ciel » et le « le vide »[20]. Dans un mouvement de réconciliation entre Dasein heideggérien (en allemand, « être-là ») et subjectivité transcendantale husserlienne, l’auteur réalise le tour de force de retrouver le principe fondateur de toute sagesse extrême-orientale, prébouddhique ou bouddhique, taoïste ou zen : le vide, autrement dit la négation de toute phénoménalité, de la Mâyâ, de « l’illusion » (en sanskrit).

 

L’article suivant, qui s’intitule « La pluralité des mondes au miroir de l’Europe et de la Chine : pluralisme politique et pluralisme religieux dans un monde globalisé », et écrit par Sylvie Taussig, a une teneur plus anthropologique que philosophique[21]. On sait que, dès le XVIème siècle, les missionnaires jésuites ont tenté, en vain, une large opération d’évangélisation de la Chine encore très féodale à cette époque[22]. A partie de là, la pensée chinoise de l’époque, autant « confucianotaoïste » que totalement bouddhiste, aurait pu s’imprégner de christianisme.[23] Mais rien n’indique qu’une logique de l’immanence puisse s’entendre à l’aune d’une logique de la transcendance.

 

Enfin, le dernier article présenté dans ce numéro du Philosophoire, et s’intitulant « L’Orient dans l’utopie de Hermann Hesse » (écrit par Anne Staquet), revient sur la passion de ce célèbre romancier et essayiste allemand (1877-1962) pour les sagesses d’Extrême-Orient, passion constitutive de l’ensemble de son corpus[24]. Il est vrai que Hermann Hesse incarne parfaitement cette Allemagne du XIXème siècle très imprégnée d’Orientalisme ; et ce, à l’image de Friedrich Majer (1772-1818), un orientaliste qui a amplement enseigné les grands principes de l’hindouisme, du bouddhisme, mais aussi du confucianisme et du taoïsme à Arthur Schopenhauer (1788-1860). Seulement, il faut bien relever le caractère paradoxal de Hermann Hesse du fait de son nietzschéisme revendiqué ; et donc, malgré son intérêt manifeste pour les modèles ascétiques d’Asie[25].

 

Pour finir, il faut noter le travail remarquable de Bruno Godefroy lorsqu’il présente « Remarques sur la différence entre Orient et Occident », texte fondamental de Karl Löwith (1897-1973), et qui montre très clairement en quoi l’Orient et l’Occident se croisent davantage à partir de différences que de similarités[26]. Le disciple de Heidegger s’inspire ici de son séjour au Japon. Sa philosophie de l’Histoire, tout autant influencée par Hegel (1770-1831) que par Nietzsche (1844-1900), ne semble pas spontanément se comprendre sur la base d’une intégration de la sagesse antique japonaise[27]. Seulement le texte de Löwith mériterait un long commentaire à lui seul[28]. De fait, la relation Orient/Occident pose clairement la question des fondements de la civilisation européenne ? Enfin, peut-on parler d’Europe ou d’Eurasie ?

                                                                              Bruno Fung Kwok Chine.

[1] Sous la direction de Vincent Citot (Comité de rédaction : Vincent Citot, Frédéric Dupin, Baptiste Jacomino, Olivia Leboyer, Jean-Claude Poizat), Revue Le Philosophoire, Laboratoire de philosophie, numéro quarante et un/Printemps 2014, Paris, Editions J. Vrin, 2014.

[2] Ibid., pp. 12-13.

[3] Ibid., p. 30.

[4] Ibid., p. 40.

[5] Ibid., pp. 44-45.

[6] Ibid., pp. 48-49.

[7] Ibid., p. 51.

[8] Ibid., pp. 58-59.

[9] Ibid. pp. 66-67.

[10] Ibid., pp. 74-75.

[11] Ibid., pp. 76-77.

[12] Ibid., pp. 84-85.

[13] Ibid., pp. 94-95.

[14] Ibid., p. 106.

[15] Ibid., p. 111.

[16] Ibid., pp. 114-115.

[17] Ibid., p. 116.

[18] Ibid., p. 126.

[19] Ibid., pp. 128-129.

[20] Ibid., p. 135.

[21] Ibid., p. 139.

[22] Ibid., p. 143.

[23] Ibid., p. 149.

[24] Ibid., p. 159.

[25] Ibid., p. 165.

[26] Ibid., pp. 182-183.

[27] Ibid., pp. 184-185.

[28] Ibid., pp. 193-222.