Bernard Baas, Problématiques philosophiques, 15 dissertations de philosophie, H&K, janvier 2013, lu par Romain Couderc

Bernard Baas, Problématiques philosophiques, 15 dissertations de philosophie à l'usage des étudiants de classes préparatoires et des universités,  H&K, janvier 2013, 296 pages.

Il est de bon ton de railler  l’académisme vieillot de la dissertation philosophique, jugée désuète ou « scolaire » par les professionnels de la pédagogie, réduite à quelques tours de magie dispensant de penser, ou pompeusement présentée à partir d’une méthodologie formaliste sans contenu réel. C’est à ces préjugés que s’attaque Bernard Baas, dans Problématiques Philosophiques, 15 dissertations de philosophie, en montrant par l’exemple, et exemplairement, qu’une dissertation est avant tout l’expression pratique et vivante de l’exercice du jugement réfléchi.

Adressé aux étudiants de classes préparatoires et des universités, à ceux qui préparent des concours, mais plus largement à tous ceux qui désirent penser, l’ouvrage permet de s’exercer au discours conceptuel, dialogique et problématique sur des sujets traités de façon approfondie, en se servant des grands philosophes sans être à leur service. Bernard Baas, professeur de khâgne et ancien membre de jury du Capes et de l’agrégation, le rappelle dans sa présentation : il ne s’agit pas de corrigés-types de dissertation de concours, mais de corrigés de dissertation qui, adressés à des étudiants de  khâgne, intègrent les difficultés qu’ils ont rencontrées ou surmontées. Aussi l’esprit fétiche du plan en trois parties et trois sous-parties sera-t-il d’abord déçu : le principe de l’exercice dissertatif obéit à la nécessité interne de mettre en évidence les problèmes soulevés par une notion ou une thèse, afin de déjouer les pièges des facilités notionnelles et des fausses évidences. Par conséquent, il s’agit d’inquiéter la pensée jusqu’à son terme, en maintenant en vie le désir de penser.

Le titre du livre – dont les signifiants austères n’invitent pas spontanément le lecteur au voyage ! – rappelle donc un point essentiel : le questionnement philosophique n’est consistant qu’à la condition d’identifier dans des sujets des problèmes compris comme obstacles, impasses, paradoxes, ambiguïtés, contradictions – ce qui appelle autre chose que des solutions toutes faites ou du « prêt-à-penser » (p. 4).

Les sujets proposés, traités selon un plan précis indiqué entre crochets, étayés par de nombreux exemples, donnent l’occasion de parcourir les grands domaines de la philosophie. En voici la liste exhaustive : « la transparence », « commencer », « respecter l’autorité », « l’ironie du sage », « le sens commun », « le plaisir est-il une illusion ? », « servir », « le secret », « concourir », « la puissance des mythes », « répondre », « les limites de l’expérience », « qu’appelle-t-on condition ? », « la honte est dans les yeux », « les œuvres ».

Un index des œuvres, fort utile, permet de retrouver les références travaillées. Les grands auteurs de la tradition philosophique sont représentés : Platon, Aristote, Descartes, Pascal, Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger et Arendt jouent un rôle de premier plan. Mais les analyses excèdent la frontière du philosophique, dans les parages de la littérature, de la religion, de l’histoire ou de la psychanalyse (pêle-mêle : la Bible, Tacite, Molière, Dostoïevski, Proust, Freud, Lacan, Blanchot).

Les introductions, loin d’annoncer les parties du travail non encore fait, traquent les difficultés d’un sujet, en faisant apparaître les bords, les arêtes et les faces d’un problème : ainsi, sur le sujet « commencer », B. Baas montre que le commencement indique à la fois le premier dans l’ordre chronologique (l’initiale d’un prénom), et le premier dans l’ordre logique (« le pommier commence par le pépin »), ce qui relève du principe initiateur. Cela engage à penser la différence entre une cause non libre et une cause présupposant la liberté. Mais comment ce qui commence dans le temps pourrait relever d’un principe qui est hors du temps ? « Comment l’homme, qui est lui-même temporel, pourrait-il être le principe intemporel d’un commencement ? » (p. 26). Ailleurs, on comprendra que « l’ironie du sage » n’est pas nécessairement une expression contradictoire, à condition de redéfinir la sagesse et l’ironie à partir de la figure paradoxale de Socrate, qui est tout sauf un maître à penser ; que le verbe « concourir » est travaillé par l’injonction contradictoire de la coopération et de la concurrence, ce qui pose le problème du statut de toute communauté humaine partagée, divisée et réunie dans la déliaison des individus (voir p. 153).


 Donnons ici un aperçu du cheminement argumentatif animant certains sujets traités :

 « La transparence » (pp. 9-23)

L’introduction souligne d’emblée le paradoxe de la transparence, comprise à la fois comme « matière [faisant] exception à l’impénétrabilité » (p. 9) de la matière, et comme condition non apparente de toute apparence. La transparence vaut donc par sa transitivité essentielle, ne faisant pas obstacle à l’apparition phénoménale – ce qui permet de comprendre son sens métaphorique (qualité de ce qui n’est pas caché, secret). D’où l’intérêt de poser la valeur épistémologique de la transparence, comme en atteste notamment l’évidence cartésienne comprise comme indice d'une vérité subjectivement éprouvée (à la différence des Idées platoniciennes transparentes car objectivement saisies en pleine lumière dans l’allégorie de la caverne). Condition épistémologique, la transparence est organisée mathématiquement dans la peinture perspective (cf. fenêtre transparente d’Alberti) ; elle est l’objet de réalisations architecturales modernes (cf. façades de verre dans le Bauhaus). On comprend pourquoi la transparence pose un enjeu politique (principe de transparence et de publicité, lutte contre l’opacité) et éthico-moral au nom d’une exigence de véracité dans les relations sociales : Rousseau en fait une condition primitive de la relation à autrui et une exigence morale envers soi-même, par sincérité. Mais, qu’on me pardonne ce calembour, le sincère ment : l’idéal de la sincérité s’expose à son impossible réalisation dans l’expérience, les œuvres autobiographiques de Rousseau en portent la trace.

La seconde partie du travail de B. Baas met en évidence les limites de cette exigence de transparence, à partir d’un réexamen de la réalisation de la perspective en peinture. Le droit au secret pour le citoyen dans la vie privée (la transparence appelle le secret, notion traitée dans l’ouvrage), la pratique inévitable du secret d’État, l’illusion métaphysique d’une transparence du sujet à lui-même invitent donc à douter de la valeur de cet idéal épistémologique et éthique.

L’élucidation ontologique et phénoménologique de la transparence permet alors de revenir sur les conditions de l’apparition des phénomènes. C’est ici la partie la plus technique, et la plus stimulante, du travail de réflexion : si l’acte perceptif consiste en la rencontre d’un objet visible et d’un sujet voyant (cf. Aristote, De anima), la rencontre ne peut se faire qu’à la condition d’un milieu intermédiaire transparent ou diaphane. La transparence n’est pas substantielle : elle ne désigne que la qualité d’un corps causée par la lumière, qui fait passer le diaphane d’être en puissance à être en acte. D’où la belle redéfinition de la transparence comme « condition inapparente de tout apparaître » (p. 19) : la différence ontologique entre les termes latins lux (source lumineuse) et lumens (rayonnement d’un milieu transparent) permet donc de faire apparaître que la lumière n’est pas elle-même vue, comme la transparence n’est pas par elle-même perçue. Ce qui rend visible (la transparence) n’est pas de l’ordre du visible. Cette signification de la  transparence comprise comme condition transcendantale de la phénoménalité des choses sensibles autorise donc une redéfinition métaphorique de la vérité dans le sillage de la perspective heideggérienne : le vrai n’est plus de l’ordre de l’évidence métaphysique, d’une adéquation entre l’esprit et la chose ; la vérité est dévoilement (alètheia) de l’étant dans le voilement de l’être. Pour un peu, les textes lumineux d’Heidegger deviendraient transparents…

 

« Respecter l’autorité » (pp. 39-50)

 L’introduction souligne l’ambiguïté de l’expression, qui d’une part évoque la soumission aliénante à un pouvoir s’imposant par contrainte, et d’autre part la reconnaissance libre d’une fonction ou d’une compétence reconnues. L’ambiguïté peut être levée à la condition de distinguer la soumission, obéissance servile à une force autoritaire, du respect, fondé sur un acte de reconnaissance librement consenti. La logique de ce rapport de reconnaissance est exposée par Hobbes dans le Léviathan via l’analyse de la représentation politique : des auteurs confient à un acteur une autorité reconnue. Mais cette fonction de l’autorité n’est-elle pas en définitive une ruse de la raison autoritaire, comme en témoigne la perspective platonicienne qui consacre la soumission des citoyens à l’autorité du pouvoir du philosophe-roi, en recourant au mythe ou à l’allégorie pour mieux persuader un auditoire peu convaincu ?

Il faut donc interroger l’instance de légitimité de l’autorité : épistémologiquement, la reconnaissance du vrai est le respect envers l’autorité de la raison, qui vaut de façon anonyme. L’enjeu moral et politique peut alors être précisé : respecter la loi morale, c’est respecter la forme rationnelle de la loi, qui manifeste et exprime la liberté (cf. Kant) ; politiquement, obéir à la loi n’est pas servir et soumettre sa volonté à une force, de sorte que l’obéissance à la loi politique, déclaration de la volonté générale fondée en raison, est liberté (cf. Rousseau, Contrat social).

Mais comment distinguer l’autorité du pouvoir, fût-il légitime ? Le propre de l’autorité est de se référer à une action passée, à un commencement compris comme principe (archè) commandant l’action présente (cf. Arendt, Qu’est-ce que l’autorité ?). Le respect de l’autorité a pour essence la fidélité à un principe de naissance et de nouveauté – ce qu’est la tradition. Progressisme ou conservatisme autoritaire sont renvoyés dos-à-dos puisque ces deux tendances contemporaines se méprennent sur la valeur de l’autorité et de la tradition, identifiant la tradition à une soumission illégitime ou nécessaire. Or il s’agit dans l’autorité d’une fidélité à un événement de liberté, qui autorise à renouveler l’expérience de la liberté dans le présent à travers l’héritage d’un passé exemplaire (cf. Pascal, pour la querelle des Anciens et des Modernes, et Kant pour sa pensée de l’exemplarité du génie). Et B. Baas de conclure, par une formule aussi aphoristique qu’énigmatique, mais dont il rend raison : « respecter l’autorité, c’est préserver la provenance » (p. 50).

 

« La puissance des mythes»  (pp. 173-187)

Si le mythe est entendu comme l’envers du vrai et du logos, « comment expliquer que ce qui semble relever d’une naïveté impuissante à connaître le vrai peut avoir la puissance d’engendrer une civilisation ? » (p. 173). Il s’agit moins ici d’identifier des causes que de comprendre le sens du mythe.

Distinct de l’Histoire, de la fiction narrative ou de l’histoire fausse (mensonge), le mythe est un récit rassemblant une communauté humaine, ce qui lui confère un pouvoir dont la philosophie naissante s’est toujours méfiée (cf. critique du danger moral des mythes chez Platon). Mais la volonté d’expulser le mythe hors de la scène philosophique révèle négativement sa puissance et la fascination qu’il exerce : contre Platon, Aristote ne rapproche-t-il pas autour du merveilleux l’amateur de sagesse et l’amateur de mythes (cf. Aristote, Métaphysique) ? La philosophie peut-elle se passer des mythes ?

La philosophie platonicienne est en fait une immense fabrique de mythes destinés à asseoir l’autorité du logos, en faisant usage d’une rhétorique persuasive à des fins philosophiques : le mythe est par conséquent la continuation du logos par d’autres moyens. Mais on peut dépasser avec Hegel l’opposition platonicienne réductrice entre mythe vrai (allégorie philosophique) et mythe fallacieux (récits immémoriaux) : le mythe est l’expression de la spiritualité d’un peuple, que la raison philosophique peut interpréter dans un après-coup.

La deuxième partie du travail revient sur la dimension formatrice du mythe dans une communauté humaine (cf. romantisme allemand), en interrogeant le statut du mythe fondateur et la fiction de l’origine (et l’origine de la fiction). D’où cette définition du mythe par Lacan : « donner une forme épique à ce qui s’opère de la structure » (Télévisions, V). Explicitant cette formule, B. Baas montre que « le mythe consiste à convertir le transcendantal en empirique » (p. 183). Si illusoire qu’elle soit, la puissance du mythe est « cosmogonique » (p. 185). Sa puissance est avant tout celle du logos qui donne un sens au monde. L’opposition entre muthos et logos est ainsi surmontée, à partir d’une compréhension phénoménologique de la « puissance poïétique  de la langue » (p. 187).

 

« Les œuvres » (pp. 265-291)

Distinctes des choses naturelles qui certes peuvent présenter des caractères téléologiques (cf. Aristote et la notion d’ergon), les œuvres essentiellement humaines, caractérisées par leur finalité, présupposent un sujet intentionnel capable de se représenter des fins. Si elles servent une fin qui transcende leur essence, leur raison d’être est « l’utilité servile ». A quelles conditions les œuvres pourraient-elles abolir leur destin essentiellement servile ? B. Baas examine la possibilité pour l’homme d’œuvrer  dans des activités (artistiques, morales, politiques) qui libèrent le sujet et son œuvre du seul règne de l’utilité. Mais si tel est le cas, il faut alors revenir sur le sens ontologique de l’œuvre – qui fondamentalement apparaît dans son désœuvrement. B. Baas énonce alors les conditions paradoxales de l’œuvre : « annulation du principe d’utilité, retrait du sujet et inachèvement de l’œuvre » (p. 285). L’enjeu problématique ainsi défini permet de traverser les œuvres d’Arendt, la perspective de Blanchot ou celle de J.-L. Nancy (La communauté désœuvrée). L’intérêt de l’analyse est de relancer une nouvelle fois le questionnement, en dévoilant le caractère impossible de l’œuvre : car l’œuvre, qui se donne pour fin le désœuvrement, participe donc nécessairement d’une logique intentionnelle à laquelle elle entend pourtant se soustraire. Voilà pourquoi l’œuvre est l’épreuve de la finitude humaine, présentée ici à partir de trois références nouées de façon originale : la figure d’Achille chez Arendt, la souveraineté chez Bataille, et le destin d’Orphée chez Blanchot.

La conclusion, elle-même désœuvrante, appelle à inscrire l’œuvre dans l’horizon de la logique du désir (B. Baas parle de « persévérance »), structuré par l’impossible, mais auquel le sujet ne doit pas céder. On aura reconnu l’éthique lacanienne, que B. Baas poursuit dans ses ouvrages sur le terrain philosophique.


Les dissertations, écrites dans un style enlevé, clair et distinct, sont donc bien loin d'un radotage ou d'un ronronnement notionnel. Sur le « sens commun », l'exercice consiste à se déprendre d'un sens faible, consistant à réduire le sens commun à une opinion irréfléchie. L’analyse du « sens commun » chez Aristote permet de préparer une interprétation phénoménologique de ce concept, dans les parages d’Arendt, ce qui permet un retour à l’examen des thèses kantiennes sur la notion (cf. « capacité de penser en se mettant à la place d'un autre »). Et on a envie de poursuivre l’exercice initié par B. Baas en questionnant la légitimité de cette esthétisation transcendantale du politique, non empiriquement constitué, en deçà même du langage, pourtant reconnu par Arendt (suivant Aristote) comme condition même du politique.

En écho à la tradition herméneutique d’inspiration heideggérienne, B. Baas part souvent de la précompréhension des notions en jeu, qui sont réélaborées en concepts par le cheminement du travail philosophique. La traversée philosophique consiste à révéler l’identité conceptuelle d’une notion familière par sa mise à l’épreuve dialogique (voir surtout « la transparence », « le secret », « servir », « le sens commun », « répondre », « les œuvres »). Le concept n’est alors étreint qu’au prix d’une expérience de dépossession (cela est d’autant plus vrai pour les « œuvres »), essentielle à la mise en lumière d’un enjeu philosophique.

Le modèle technoscientifique qui se propose de chercher des solutions à des problèmes est clairement rejeté : la philosophie ne saurait être un laboratoire cherchant à remédier aux inquiétudes de la pensée. Certains sujets sont ici « résolus » de façon homologique (notamment « le sens commun », « servir », « concourir », « les limites de l’expérience », « les œuvres ») ; ils s’achèvent en évoquant la condition mortelle de l’homme, la finitude, l’angoisse, le non-sens de la mort – la pulsion de mort s’inscrivant dans une forme de répétition. Le motif de la mortalité, même pensé à partir du non-sens de la mort,  se trouve ainsi investi d’une fonction de résolution : n’est-ce pas là conférer au non-être de la mort le sens final et quasi-téléologique qui lui a été pourtant refusé ? 

Le nouage est cependant toujours rigoureusement justifié par un enjeu problématique au service de la question posée, et l'ouvrage ne cède en rien à la mélopée de la finitude. Plus essentiellement, il faut y reconnaître les traces d’authentiques thèses que B. Baas développe dans ses travaux de réinterprétation de la tradition philosophique, notamment autour du désir et de la pulsion de mort (Le désir pur, De la chose à l’objet, ou plus récemment La voix déliée). L'écriture avance ici joyeusement, avec souffle, précision et témérité, dans des sujets de dissertation amples, variés et solidement argumentés, qui procurent un vif plaisir de lecture et attisent le désir de poursuivre le travail engagé. 

Romain Couderc