Jean-Yves Bory, La douleur des bêtes, la polémique sur la vivisection au XIXe siècle en France, PUR, octobre 2013, lu par Laurence Harang
Par Cyril Morana le 18 décembre 2013, 06:00 - Éthique - Lien permanent
Jean-Yves Bory, La douleur des bêtes, la polémique sur la vivisection au XIXe siècle en France, PUR, octobre 2013.
La vivisection au XIXe siècle fut pratiquée avec frénésie : ainsi, des exercices chirurgicaux furent opérés sur des chevaux vivants, des bœufs, des mulets, des porcs. Rien ne fut épargné aux animaux - des incisions, des ponctions, des ligatures, des saignées durant des heures entières - entre les mains d’élèves destinés à devenir des praticiens. D’autres expériences d’une rare cruauté consistaient à couper ou arracher les nerfs des lapins, des chiens…En outre, les cris des animaux, loin de susciter la compassion des vivisecteurs, donnaient de précieuses informations aux praticiens.
Il est curieux que le terme » vivisection » n’ai pas été employé au XVIIIe siècle ; tout au plus, cette pratique scientifique fut-elle considérée comme une partie de la dissection, « une anatomie en mouvement ». C’est au XIXe siècle qu’elle est définie comme « une expérience faite sur les animaux vivants à l’effet d’arriver à déterminer les propriétés des tissus et des humeurs ou les usages des organes ». Puis au XIXe siècle, dans le « Grand dictionnaire du XIXe siècle », les explications sont plus détaillées : la vivisection comprend « les mutilations, incisions, excisions, ablations, injections, sections faites dans le but de pénétrer le mécanisme des fonctions de la vie. » La vivisection n’est donc pas seulement une méthode mais un véritable paradigme. En effet, cette pratique médicale regroupe une communauté de chercheurs ; en ce sens, la vivisection constitue une lutte pour la domination.
Jean-Yves Bory, dans La douleur des bêtes, la polémique sur la vivisection au XIXe siècle en France, se propose de faire « l’anatomie d’une polémique ». La vivisection fut en effet un sujet polémique car elle opposait les partisans de l’utilité à ceux qui dénonçaient par compassion les souffrances infligées aux animaux. Il faut donc se demander pourquoi la vivisection a été pratiquée avec une telle intensité au XIXe siècle et pourquoi elle a été contestée. « Faire l’anatomie d’une polémique », c’est aussi prendre au sérieux le discours et le combat des antivivisectionnistes contre la cruauté de la vivisection. D’après l’auteur, la France a créé le paradigme de la vivisection. C’est à travers des documents de l’école vétérinaire d’Alfort, des périodiques scientifiques et médicaux, des pamphlets des antivivisectionnistes que l’auteur entend retracer l’histoire mouvementée et polémique de la vivisection. Pour autant, peut-on affirmer que le combat contre la vivisection fut un combat contre la science ? Jean-Yves Bory avance quatre hypothèses déterminantes :
a) La polémique sur la vivisection fut une polémique sur les animaux et non sur la science
b) Il est faux de considérer que les médecins et praticiens furent intelligents et rationnels tandis que d’autres acteurs seraient irrationnels et obscurs
c) La vivisection n’a pas été acceptée parce qu’elle a été efficace mais c’est parce qu’elle a été acceptée qu’elle est considérée comme efficace
d) La polémique sur la vivisection a mis en place un ensemble de rapports sociaux ; notamment le paradigme de l’expérimentation animale et à l’opposé celui de la défense animale
La question centrale revient à se demander « comment des êtres normalement constitués peuvent-ils passer leurs journées à torturer des animaux ? » Le triomphe de la méthode expérimentale va de pair avec le développement du capitalisme au XIXe siècle, de l’exploitation de l’être vulnérable qu’il soit un ouvrier, un exclu ou un animal :
« La base de ce développement a été une idéologie du progrès, la croyance au bonheur de l’humanité apporté par la raison. Le positivisme, le scientisme ont triomphé, associant les sciences à une entreprise de régénération de l’homme. » (P21)
Plan de l’ouvrage :
Le livre se divise en deux grandes parties :
- la 1ère partie constitue une étude de la période antérieure à 1880 (chapitre I à IV).
- la 2ème partie consiste en une analyse du mouvement antivivisectionniste (chapitre V à VIII).
Première partie : le paradigme de la vivisection
Le triomphe de la vivisection au XIXe siècle s’explique principalement par le souci de rationaliser la démarche expérimentale. C’est pourquoi la vivisection devient la norme de la physiologie. Il ne faudrait pas pour autant penser que cette pratique médicale se limite aux seuls « savants » comme Bernard et Magendie. Bien au contraire, les écoles vétérinaires, les écoles de médecine, la chirurgie font un usage frénétique de la vivisection. Car la physiologie a pour but de faire avancer la médecine des animaux et donc celle des hommes. Au nom d’une idéologie du progrès issue des Lumières, on fait de la science la condition de toute émancipation. De ce fait, l’Empire encourage les recherches dans le domaine des sciences physico-chimiques à des fins militaires. Dans les années 1830, la physiologie s’institutionnalise : Magendie obtient une chaire au Collège de France, Flourens un poste au Museum, Bernard et Lasègue ouvrent un laboratoire en 1840. Dès lors, le mot d’ordre « instituer une expérience » constitue un objet de foi sans aucune considération pour l’animal éventré ou auquel on a passé un clou dans la trachée-artère pour éviter qu’il ne crie. Certaines pratiques de la vivisection avaient pour finalité de pénétrer le secret de la vie par la section des fonctions organiques ; ainsi Magendie coupait les racines nerveuses de la moelle épinière à des chiots pour distinguer les racines motrices des racines sensitives !
L’animal n’est qu’un objet pour les vivisecteurs - « matière, donc matière à expérimentation » (P37). Les vivisecteurs partageaient les mêmes croyances selon lesquelles un être vivant n’avait pas de spécificité propre, d’où le rejet de toute croyance relative au vitalisme au profit du matérialisme. Cette confiance en la science s’affirmait dans la foi en l’expérimentation. A cet égard, la science selon Bernard est une croyance : l’expérimentation sur le vivant garantit une base scientifique à la médecine. Fort de sa notoriété, Bernard, dans L’introduction à l’étude de la méthode expérimentale, exige le « droit d’une manière entière et absolue » de faire des vivisections sur les animaux. Il est évident selon le physiologiste que les « cris de sensibilité » de « gens du monde » ne sont rien au regard des exigences de la science :
« Le physiologiste n’est pas un homme du monde, c’est un savant, c’est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu’il poursuit : il n’entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n’aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu’il veut découvrir. »
Ainsi, il n’est pas immoral selon les vivisecteurs de faire des expériences sur les animaux si elles sont utiles à l’homme. Dès lors, la science devient incontestable par la force de ses expérimentations.
Pourtant des polémiques eurent lieu dans les années 1820-1840 à l’Académie de médecine quant à la valeur scientifique des expérimentations. La contestation menée principalement par l’académicien et professeur Gerdy portait sur l’incertitude et la contradiction des résultats (notamment l’analogie biologique entre l’homme et l’animal). Avec raison, Gerdy s’interroge sur l’exigence de vérité des vivisecteurs : la foi des scientifiques ne serait-elle pas l’alibi de leur désir de gloire et de reconnaissance ? Sans entrer dans le détail de ces contestations, on peut remarquer que la pratique de la vivisection apportait une grande renommée aux savants :
« L’ambition, la rivalité entre écoles, la production de données utiles uniquement en interne, pour la science et non pour la société, sont au fondement de cette critique. La vivisection alimente le travail d’un corps professionnel, sert aux vivisecteurs et à eux seulement, à leur carrière. » (P 63).
La polémique à propos de la souffrance des animaux a toujours été virulente au cours du siècle. Des médecins modérés condamnent la vivisection pour son inutilité et sa cruauté ; le philosophe Auguste Comte quant à lui refuse que les hommes aient des « droits absolument illimités » sur les animaux et s’inquiète des conséquences sur la jeunesse de ce spectacle de la cruauté.
Deuxième partie : le mouvement antivivisectionniste :
Force est de constater que les antivivisectionnistes au XIXe siècle regroupent des féministes, des progressistes et de grands défenseurs des causes humaines et animales – Victor Hugo et Victor Schoelcher. Le combat des antivivisectionnistes est politique : c’est en ce sens un mouvement progressiste et animé d’un souci de justice sociale. La lutte contre la vivisection s’accompagne chez les féministes anglaises de la critique de l’autorité masculine, notamment dans le domaine médical. En effet, les vivisecteurs sont en majorité des hommes fiers de leur pouvoir. Or, les féministes entendent faire de leur combat contre la vivisection une lutte pour la justice et l’égalité. C’est ainsi que Kingsford bouleverse les mœurs de son temps par ses études de médecine et son refus de faire de la vivisection un art ! Ces femmes, loin des conventions sociales admises, se montrent déterminées et inventives dans leurs actions et leurs prises de position : Marie Huot n’hésite pas à perturber au Collège de France en 1883 une démonstration sur un petit singe de Brown- Séquard (successeur de Claude Bernard). La Ligue antivivisectionniste à laquelle adhère Huot entretient des rapports très étroits avec les anarchistes comme Louise Michel et les féministes révolutionnaires, les socialistes. En effet, la lutte contre la vivisection est une lutte contre l’esclavage, qu’elle résulte de l’exploitation des prolétaires ou des animaux ! C’est pourquoi la Ligue antivivisectionniste est abolitionniste puisqu’elle s’oppose à l’existence de la vivisection comme de toute forme d’esclavage. D’autre part, des liens étroits existent entre la lutte contre la vivisection et la société de théosophie : Anna Kingsford entretient des relations étroites avec Helena Petrovna Blavatsky. La société de théosophie est une organisation internationale ayant pour but de défendre la fraternité universelle. La vision philosophique de la théosophie est donc compatible avec le respect de la nature, de la vie animale. C’est pourquoi la lutte contre la vivisection participe d’un respect pour les êtres. Mais il faut bien remarquer une opposition fondamentale entre une science utilitariste et une philosophie spiritualiste : c’est ainsi qu’Anna Kingsford refuse la séparation de l’homme avec d’autres espèces au nom d’un principe philosophique. La ligue antivivisectionniste s’impose par son radicalisme et ses militants n’hésitent pas à s’infiltrer dans les laboratoires, dans les conférences afin de perturber les cours des médecins. Il semble nécessaire de gagner le public à sa cause ; car les scientifiques ont tendance à nier la souffrance animale lors des expérimentations. D’ailleurs les vivisecteurs donnent une image caricaturale des défenseurs de la cause animale : les militants sont souvent considérés comme des hystériques ou des êtres dotés d’une sensibilité exacerbée. Les vivisecteurs justifient le sacrifice de quelques animaux pour le bien-être de tous alors que les antivivisectionnistes mettent en avant l’inutilité de cet « art ».
Conclusion
La vivisection reste un sujet d’actualité polémique. Il est injustifié moralement de sacrifier des animaux pour des fins douteuses. Les scientifiques, pas plus au XIXe siècle qu’au XXIe siècle ne forment un bloc monolithique : ils sont nombreux à s’opposer à l’exploitation animale. C’est pourquoi un des défis du XXIe siècle, consiste à abolir la vivisection au nom de la dignité et du respect de l’animal.
Laurence Harang