Coralie Camilli, Le temps et la loi, Presses universitaires de France, lu par Jean Jacques Sarfati

Coralie Camilli, Le temps et la loi, Presses universitaires de France, 2013

Voici un petit livre écrit par une jeune doctorante en philosophie de Paris XII et qui connaît l’hébreu. Petit par la taille, mais impressionnant quant à la maturité qu’il révèle de son auteure, cet ouvrage pourrait intéresser tous ceux qui entendent sortir des clichés qui existent sur le judaïsme et qui souhaitent plus généralement revenir sur les concepts fondamentaux de loi et de temps à la lumière de cette culture si méconnue.

Le terme de « cliché » paraît, en effet, sans doute encore un peu faible à son sujet. Plus que le mot de « préjugés », peu idoine ici, celui de « méconnaissance » - volontaire ou non - pourrait sembler, en effet, plus adéquate.

Plusieurs raisons, qu’il ne s’agit pas de développer ici, peuvent expliquer une telle situation. Quoi qu’il en soit, ce livre a le mérite de rappeler quelques-unes unes des réalités premières d’une pratique tournée vers la vie, l’instant et la rencontre et que l’on a à tort trop souvent enfermée dans la rigidité dogmatique et ce mot de « religion », invention de la Modernité, qui est étrangère à sa (et les Anciens en général) logique interne.

Car à notre avis, tel est l’objectif réellement poursuivi par l’auteure de ce texte qui s’intitule « Loi et temps », mais qui concentre cependant, selon nous, l’essentiel de son propos autour de cette nécessaire re-visitation d’une culture que celle-ci nous aide à redécouvrir. Dès lors une interrogation demeure : pourquoi le philosophe européen aurait-il quelque raison de s’intéresser à une culture « ancienne » ?

Ce texte nous montre que les conceptions qui nous ont été inculquées de l’idée de loi, de temps, de politique et d’éducation tirent, en partie, leur origine du judaïsme, mais d’un judaïsme caricaturé et sur lequel il importe impérativement de revenir afin de mieux comprendre la philosophie occidentale elle-même. Une de nos premières erreurs vient notamment de l’idée que nous nous faisons des concepts de loi et de temps qui marquent encore notre vision du politique et de l’éducatif. L’auteure entreprend  donc de nous aider à les revoir en partant d’une remarque déjà présente chez E. Lévinas qui nous rappelait notamment :

« La loi pour le juif n’est jamais un joug. Elle comporte sa joie propre[1]. »

Mais de quelle loi et à quelle joie s’agit-il de se consacrer ? Il n’est nullement question ici de cette loi qui oppresse et de celle derrière laquelle le puissant se dissimule afin d’opprimer le dominé ; de cette loi qu’il invoque lorsqu’il s’agit de ne pas faire œuvre de justice.

La loi est autre ici et C. Camilli nous aide à en redécouvrir les contours. Pour tenter de nous y aider, elle réinterroge le concept de messianisme - qui constitue la figure clef de son travail - afin redéfinir in fine, celui d’exception qu’il convient de considérer comme une figure centrale de la philosophie politique[2].

L’ouvrage est ainsi divisé en trois grandes parties, la première s’intitule « le Messianisme et ses origines ». Aux termes de celle-ci, il nous est rappelé que le messianisme n’est pas une figure attendue pour la fin des temps. Il est plus que cela. Il est, écrit-elle :

« Instaurateur, porteur de nouveauté dans l’instant… [lié à une conception où] la Création n’est pas considérée comme tout à fait achevée » (p. 33).

En d’autres termes, le Messie survient à tout moment pour compléter le monde et le faire advenir en son inachèvement. Il apparaît dans les moments les plus simples de notre vie : lors d’un sourire qui éclaire la vie du solitaire ; d’une larme que l’on essuie sur la joue d’un enfant et qui soudain retrouve la vie ; d’un rire que l’on provoque et qui dénoue une souffrance, etc.  L’auteur nous indique en effet que le Messie est, dans la véritable tradition des enfants d’Israël (car telle est leur véritable appellation Biblique « Béné Israël »- et non pas « juifs » - qui est également un terme occidental inconnu de cette culture) lorsque la Mistva ou plus précisément le bien à l’œuvre ou l’acte d’éthique appliquée s’opère.

Comme ce texte le rappelle, le Messie n’est donc pas attente d’une personnalité providentielle capable à elle seule de nous apporter le bonheur. Dans la conception talmudique, qui -  sans avoir une vision enchantée du monde – n’est ni désenchantée ni désespérée, Le Messie ne s’incarne pas en une personne idolâtrée, mais il peut surgir à chaque coin de rue de la part de n’importe qui. De plus, il ne peut se concevoir qu’à l’œuvre et une œuvre qui peut s’accomplir par tous ceux qui souhaitent poursuivre l’avènement du bien et du bon ici et maintenant.

Cette conception oblige ainsi à revenir sur l’idée d’une loi fixe, rigide et brutale qui n’est nullement celle que les Pharisiens pouvaient avoir - comme Ricoeur l’avait déjà si justement relevé - mais d’un ensemble d’Ecritures,

« elles-mêmes soumises à interprétation et (à) ce temps du renouvellement du sens au-dedans même du Texte » (p. 42).

Ces Textes permettent une appropriation momentanée et toujours nouvelle de significations qui ne peuvent être fermées par aucune autorité hiérarchique et ils renvoient à une Ecriture inépuisable, vivante et éternelle. Le Messianisme n’est donc pas une Théodicée, un dogme hiérarchisé et rigidifié par des textes. Il est  tourné vers la vie et plus que cela, mais qu’est-il ?

L’auteure entreprend de répondre à cette question dans le deuxième chapitre de son travail intitulé « Le Messianisme et son devenir Temporalité historique et loi sécularisée », qui commence par une exergue de Kant qui se demande ainsi pourquoi ils (les chrétiens et les juifs sans doute) attendent la fin du monde et aux termes duquel l’auteur de l’ouvrage nous rappelle les multiples malentendus dont sont emplis les pensées des Modernes sur le sujet ; multiples malentendus nourris par un ensemble d’a priori qu’il est désormais grand temps de remettre en cause en ce qu’ils ont pu conduire à de bien curieuses sécularisations.

Reprenant une formule de G. Bensussan[3], C. Camilli nous rappelle que le Messianisme a souvent été confondu avec le fanatisme, l’enthousiasme et l’intolérance (p.45). Or, selon elle, et à juste raison selon nous, il convient impérativement d’éloigner radicalement le Messianisme de toute conception utopique (p. 50). Conception à laquelle il est radicalement étranger et qui a cependant été sécularisée de manière erronée pour laisser supposer, l’idée - présente chez Hegel mais aussi dans une certaine mesure chez Bergson - d’un

« Surgissement rédempteur éphémère…  (qui s’est ensuite) destitué au profit d’un accomplissement se réalisant selon une progressivité rationnelle » (p. 59).

Cette conception d’un temps linéaire et progressiste et cette vision (fausse mais sécularisée) du Messianisme a conduit un Hegel à condamner le peuple juif à un exil continu en ce qu’il ne possédait ni terre ni Etat et qu’il n’avait donc pas de place dans cette histoire universelle. Citant à nouveau G. Bensussan, interprétant la conception hégélienne du peuple juif, l’auteure rappelle la manière dont l’auteur de la philosophie du droit et une bonne partie de la philosophie du XIXème siècle en Europe considéraient ce peuple comme :

« Le moins installé du monde et le plus ancré en lui-même, absent de toute histoire, logé dans son éternel avenir […]. [Renonçant ainsi] à l’historicité, la nationalité et même en fin de compte au temps » (p. 61).

Face à cette conception progressiste du temps se serait développé, afin de s’y opposer, une vision répétitive de ladite temporalité - celui d’un Eternel retour - dont les traces se retrouvent cette fois, nous précise C. Camilli, chez Nietzsche. Or répétition et conception linéaire du temps constituent finalement deux figures philosophiques assez proches, faussement opposées en ce qu’elles sont en réponse l’une par rapport à l’autre, a-t-elle raison de nous préciser, et sans grand rapport avec ce temps à venir d’un judaïsme méconnu et de la conception vivante qui est sienne du Messianisme.

Cherchant ainsi à tordre le cou à ces conceptions de la temporalité, elles-mêmes faussement opposées, l’auteure ouvre alors son troisième et dernier chapitre - qu’elle intitule : « Le messianisme aujourd’hui : temporalité interruptive et Loi suspendue » - par une belle phrase de Wittgenstein que nous ne pouvons nous empêcher de reproduire ici :

« Si on entend par éternité non la durée infinie mais l’intemporalité alors a la vie éternelle celui qui vit dans le présent » (Tractacus, 6. 4311).

Formule magnifique et qui permet à la fois de comprendre les liens - secrets et subtils - que l’un des fondateurs de la philosophie analytique entretenait avec cette conception « perdue » du judaïsme et la thèse fondamentale défendue par notre jeune philosophe. Ce qui compte en effet n’est pas la répétition du passé - mortifère et névrotique - et dont au contraire il importe de se dégager comme la psychanalyse l’a si bien montré. Ce qui importe n’est pas l’avenir qui n’appartiendrait qu’à certaines nations représentatives du progrès de l’humanité et incarnant la « raison dans l’histoire ». Seule importe, pour les enfants d’Israël, une conception du temps tournée vers le présent et la présence.

Pour le Messianisme - tel qu’il est et non tel qu’il a été outrageusement déformé par des siècles d’obscurantisme en ce domaine -, le temps est avant tout pensé comme « source d’imprévisible et de rupture » (p. 99). Il n’est pas, comme les Modernes nous l’ont présenté, linéaire et/ou répétitif.

En conséquence une telle conception implique un rapport à la Loi ne peut plus se faire qu’en relation avec la modalité de l’éphémère où celle-ci est suspendue et le temps interrompu. Le Messie n’est pas une personne qui viendrait nous libérer une fois pour toutes. Il n’est pas un fantôme qui renaîtrait de temps à autre du passé. Il est l’exceptionnel  du bien qui peut advenir chaque fois qu’il est fait exception à la conception rigide et fermée de ladite Loi ; chaque fois que l’humain retrouve enfin ses lettres de noblesse, chaque fois que l’exceptionnel est à l’œuvre.

Mais qu’est ce que l’exception ?

Citant, à tort selon nous, Agamben et C. Schmitt sur ce sujet, l’auteure nous indique alors qu’il s’agirait finalement de relier la figure du Messie à celle d’un Souverain se situant à la fois au dehors de la Loi et au-dedans et qui pourrait ainsi à la fois la destituer et l’instaurer (p. 110). Il serait dans l’entre-deux, à l’image du présent situé entre le passé et le futur, ce qui permet à C. Camilli d’en venir judicieusement à Bachelard et à l’instant ainsi qu’à la vie de l’esprit où

« L’acte créateur et l’idée nouvelle jaillissent des profondeurs de l’être » (p. 113).

De là l’auteure soutient plus clairement la thèse qui est la sienne : celle de la venue du Messie toujours à venir et à revenir, s’inscrivant dans l’instant mais placé toujours sous le signe de l’éphémère (p. 116). En d’autres termes, sa structure serait celle de la perte et de la retrouvaille puis de la perte (p. 129). Le moment Messianique peut donc être tout autant celui de la Révolution que celui, plus modeste, d’une rencontre qui suspend le temps de l’oppression et celui de l’exil pour l’opprimé et le dominé.

Le moment messianique se réalise dans ces instants rares et précieux où la liberté et la justice sont proprement à l’œuvre dans la vie de celui qui en bénéficie ou des peuples qui sont ainsi « remerciés » par lui. Il est destiné à revenir à chaque moment - le plus simple et le plus banal parfois - et sous de multiples formes souvent inattendues, que seuls peuvent contempler ceux qui ont envie de regarder ce qui se présente à eux sans fermeture d’esprit, sans désespérance ou cynisme et sans préjugés négatifs. Le Messianisme est donc  une « rencontre » qui peut à tout moment et miraculeusement s’opérer sans que rien ne soit jamais perdu.

En conséquence, l’auteure conclut en indiquant que ce refus d’une totalité achevée, que porte cette conception du Messianisme, est également celle qui refuse l’idolâtrie elle-même : idolâtrie à l’égard d’une conception fantasmée de la loi, idolâtrie à l’égard de sa propre toute puissance, à l’égard de la fixité ou de la prétendue exclusion de l’autre ou désespoir de ceux qui voient dans l’histoire l’éternel retour du même.

Elle termine son propos en nous indiquant ainsi, par une belle formule que le Messie est (finalement) ce (modeste et humble) Souverain d’un royaume éphémère. Nous aimerions ajouter ici qu’il est ce qui peut à chaque moment surgir pour faire œuvre de beau, de bon, de juste et de bien sans que rien jamais ne soit tout à fait perdu ni jamais tout à fait acquis.

                                                                                                                                                                          Jean-Jacques Sarfati

 

 



[1] E. Lévinas, Difficile liberté, Albin Michel 1976 p. 35

[2] Pour ceux qui souhaitent travailler sur le sujet : J-J Sarfati, Le rôle créateur de l’exception en droit, Paris Sorbonne. Atelier national de reproduction des thèses. Lille ISBN  978729577681.

[3]  G. Bensussan, Le temps messianique. Temps historique et temps vécu. Paris, Vrin, 2001