Pierre Clastres, Archéologie de la violence, lu par Alain Ricci

Pierre Clastres, Archéologie de la violence, Editions de l'Aube, 2013, 75 pages.

Archéologie de la violence de l’ethnologue Pierre Clastres (1934-1977) est une réédition d’un texte paru dans la revue « Libre » en 1977. L’auteur part du constat que traditionnellement l’ethnologie écarte les sociétés primitives de la violence. 

Archéologie de la violence de l’ethnologue Pierre Clastres (1934-1977) est une réédition d’un texte paru dans la revue « Libre » en 1977. L’auteur part du constat que traditionnellement l’ethnologie écarte les sociétés primitives de la violence. Cette absence de réflexion sur la violence, fait de l’être social primitif un être extérieur au conflit armé. La notion de guerre primitive n’y a aucun sens, elle demeure une réalité politique liée à la structure étatique moderne. Voilà l’idée phare que Pierre Clastres va dénoncer dans son ouvrage. Sa thèse sera qu’on ne peut penser la société primitive sans penser en même temps la violence, alors qu’au contraire la finalité de l’Etat est la disparition de la guerre.

 

Le début de Archéologie de la violence nous plonge dans la découverte des Amériques. Clastres nous rappelle que mis à part Montaigne et La Boétie, tous les témoins de l’époque ont décrit les Sauvages du Nouveau monde comme des êtres belliqueux et guerriers. Du nord au sud des Amériques, le même constat a été établi. Hobbes n’a pas manqué de le remarquer, faisant coïncider sa figure logique de l’Etat de nature avec cette réalité des Sauvages comme monde de la guerre. Il en a été de même de Spencer qui a insisté sur l’universalité de la guerre sans les sociétés primitives. Pourquoi, se demande Clastres, l’ethnologie moderne a-t-elle refusé de voir et de penser ce lien entre les sociétés primitives et la guerre ?

 

Selon Clastres, peut-être que l’ethnologie moderne aurait observé des sociétés primitives déjà « contaminées » par la présence de l’occident, des sociétés sorties de leur isolement, où le jeu des forces traditionnelles était déjà faussé. Et l’auteur de nous citer l’exemple des Yanomami d’Amazonie qui vivent toujours totalement isolés, encore comme si les Amériques n’avaient pas été découvertes et où la guerre est omniprésente. Dans un second temps, Clastres dénonce trois préjugés des ethnologues qui les ont conduits à ignorer le lien entre la guerre et les sociétés primitives.

 

Le premier de ces préjugés est le « discours naturiste ». Dans Le geste et la parole, Leroi-Gourhan associe la violence à l’espèce humaine. Donnée biologique, la violence est naturellement un « moyen » de subsistance, comme on peut le voir dans la chasse. Là où Leroi-Gourhan se trompe selon Clastres, c’est qu’il interprète la guerre comme une transformation sociologique, une extension de la chasse. Il n’y aurait pas entre les deux de différence fondamentale, la guerre ne serait qu’une autre chasse, une chasse à l’homme. Pour Clastres au contraire, la guerre est un pur comportement d’agression et d’agressivité : le but de la guerre n’est jamais de tuer pour manger. En somme, la guerre n’est pas naturelle comme le pensait Leroi-Gourhan, mais culturelle.

 

Le deuxième de ces préjugés est le « discours économiste ». Apparu au XIXème siècle, il s’est fondé sur une idée nouvelle : le monde des Sauvages ne doit pas être associé à l’image du bonheur comme on le pensait au XVIIIème siècle. Au contraire, les sociétés primitives seraient miséreuses et malheureuses, par contraste avec le monde de la civilisation occidental. Pour ce courant de pensée, qui est aussi celui de l’Histoire dialectique marxiste, les sauvages se feraient la guerre du fait de la rareté des biens matériels qu’ils convoiteraient pour leur subsistance. Les rivalités et la violence naîtraient de la misère de l’économie primitive. Clastres invalide ce deuxième préjugé en soulignant que les sociétés primitives sont autosuffisantes, elles produisent tout ce dont elles ont besoin. Plus encore, l’économie primitive est une économie de l’abondance et de ce fait l’économie n’aurait rien à voir avec la guerre.

 

Le troisième préjugé est le « discours échangiste » de Levi-Strauss qui va penser ensemble la guerre et le commerce comme les deux termes d’un même processus social. Pour lui, les échanges commerciaux seraient des guerres pacifiquement résolues alors que les guerres seraient des échanges commerciaux ratés. Commerce et guerre devraient être pensés ensemble, dans une même continuité. A cela, Clastres fait remarquer qu’il y a un idéal d’autarcie chez les peuples primitifs et que l’on commerce par défaut. Pour lui la guerre n’est pas accidentelle, hasardeuse mais au contraire essentielle aux sociétés primitives, « elle appartient à l’être social primitif ».

 

Après avoir développé et contredit ces trois préjugés, Clastres développe son idée d’une essence de la guerre dans les sociétés primitives. Il perçoit d’abord cette essence dans le « territoire exclusif ». C’est l’être même de la communauté primitive que de revendiquer un territoire comme espace exclusif et d’en exclure l’Autre. Mais cette « guerre défensive » ne suffit pas à expliquer « La » guerre qui est aussi souvent « offensive ». Il faut aller plus loin et l’être de la société primitive qui pourrait expliquer la violence pourrait être celui de ce que Clastres appelle « l’indivisé ». En effet, la communauté primitive est « totalité », elle est autonome, statique, achevée et elle est aussi « unité », indivisée, c’est-à-dire que rien ne lui est extérieur. Ces deux concepts conduisent Clastres au fait que les sociétés primitives sont essentiellement exclusion de l’Autre, ce dernier menaçant toujours le « Nous indivisé ».

 

Ainsi, l’amitié avec les autres peuples est impossible, cette identification n’apparaissant que comme mouvement vers la mort. Comment alors expliquer les échanges et les alliances ? Pour Clastres, ces alliances sont des « moyens » qui ne sont pas essentiels et dont on pourrait se passer si on était assez forts. Les alliances naissent des besoins tactiques de la guerre, elles sont des « moyens » pour faire la guerre, jamais des « fins en soi ». Une fois encore le discours échangiste de Levi-Strauss qui a confondu « moyen » et « fin » est invalidé. L’échange des femmes par exemple existe parce qu’on ne peut pas faire autrement. Ce n’est qu’à travers la guerre que l’on peut comprendre les échanges, pas le contraire. C’est donc d’abord grâce à la guerre que les sociétés primitives peuvent « persévérer dans leur être indivisé ». Chacune d’elle implique l’hostilité, l’opposition aux autres et si elle s’en montre incapable, elle sera détruite par les autres. Dès lors, la permanence de la société primitive passe par la permanence de l’état de guerre.

 

L’ouvrage se termine par une réflexion sur l’Etat. Pour Clastres, ce dernier n’est autre que le signe de la « division » de la société en tant qu’il est l’organe séparé du pouvoir politique. Avec l’Etat, la société est devenue un corps morcelé, hétérogène où la division est omniprésente (dirigeants/dirigés, intérieur/extérieur). Cette dernière est synonyme de mort de la société primitive qui voit disparaître son « Nous » homogène qui en est son essence. Le refus de l’Etat est ainsi le refus de « l’exonomie », d’une extérieure à la société elle-même. Et Clastres de souligner qu’Hobbes avait déjà remarqué que l’Etat et la guerre étaient des termes contradictoires.

 

Ce petit ouvrage très synthétique, écrit bien souvent sous la forme de la démonstration logique et philosophique, présente un double intérêt. Dans un premier temps, il analyse les fondements du discours ethnologique moderne qui systématiquement écarte la violence des sociétés primitives. Ce livre pénètre au cœur des pensées de Levi-Strauss ou Leroi-Gourhan, qui perçoivent la guerre comme une manifestation conjoncturelle ou accidentelle, du développement des sociétés primitives : Pierre Clastres contredit ces discours en décalage avec la réalité. Dans un second temps, l’auteur nous présente une véritable ontologie où la guerre primitive permanente apparaît comme structurelle à l’unité et à la totalité de ces sociétés. Cette approche, dont on peut parfois percevoir dans la terminologie les accents heideggériens, fait évoluer l’ouvrage vers une réflexion où l’observation empirique tend à laisser la place à une compréhension purement conceptuelle du lien entre société, violence et Etat.  

 

Alain Ricci