Simone Weil, Amitié. L’art du bien aimer, Rivages Poche 2016, lu par Florence Salvetti

Simone Weil, Amitié. L’art du bien aimer, Rivages Poche, Petite Bibliothèque, Paris, 2016. Lu par Florence Salvetti.

           

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   Le petit ouvrage intitulé Amitié. L’art de bien aimer, édité chez Payot & Rivages en Poche, Petite Bibliothèque, et précédé de la préface de Valérie Gérard, est un extrait des Formes de l’amour implicite de Dieu. Cet écrit rédigé par Simone Weil en 1942 fait lui-même partie du recueil Attente de Dieu, paru à titre posthume en 1950. Tous les travaux de l’auteur ont été publiés sous son nom après sa mort, excepté les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934) datant de la période durant laquelle elle suspend son métier de professeur de philosophie pour défendre la cause ouvrière. Amitié est le titre de l’avant dernier point traité dans les Formes.

La mention « L’art de bien aimer » n’y figure pas et a donc probablement été ajoutée par l’éditeur.

Les Formes de l’amour implicite de Dieu prennent leur impulsion dans une interprétation du commandement évangélique « Aime Dieu ». Simone Weil avance que l’amour qui est ordonné ne peut être un amour direct ou explicite de Dieu car ce dernier n’est pas présent et ne l’a encore jamais été. Aimer Dieu ne peut alors que signifier l’amour indirect ou implicite de Dieu, c’est-à-dire un amour préparatoire, latent. Selon Simone Weil, Dieu est secrètement présent dans les cérémonies religieuses, dans la beauté du monde, dans le prochain, et dans l’amitié qu’elle dit être en toute rigueur distincte de l’amour du prochain, à savoir de la charité. Or nous verrons que la distinction ne va pas de soi. Ce sont ces quatre amours qu’il faut entendre par « formes implicites de l’amour de Dieu ». Les éditions Payot & Rivages abstraient l’amitié de la typologie des formes de l’amour implicite de Dieu, pour la présenter en un petit traité autonome.

   Nous parlons de « formes implicites de l’amour de Dieu », mais celles-ci sont destinées à devenir des amours explicites de Dieu. Selon Simone Weil en effet, l’amour implicite de Dieu de quelque manière qu’il se présente, est un amour « enveloppé » qui peut atteindre un tel degré de pureté et de force qu’il devient un amour de Dieu au sens propre. L’orientation de Simone Weil est chrétienne. En effet, bien que née dans une famille d’origine juive alsacienne, éprouvant une vive attirance pour le christianisme, elle ne tarde pas à se détourner du judaïsme et connaît plusieurs expériences mystiques à partir de 1935. L’une d’elle est suscitée par la lecture du poème Amour de l’écrivain anglais George Herbert (1593-1633), lecture à la suite de laquelle elle entre en contact avec divers religieux pour en apprendre davantage sur la foi catholique. C’est ainsi par exemple qu’en novembre 1942, elle écrit au Père Couturier afin de lever ses doutes relativement aux conditions requises pour une éventuelle entrée dans l’Église et recevoir le baptême, qu’elle ne recevra d’ailleurs jamais. En 1942, Simone Weil qui est malade n’a plus qu’un an à vivre. Ses dernières années sont occupées par la rédaction d’écrits sur le christianisme tels La pesanteur et la grâce, les Intuitions pré-chrétiennes, et Attente de Dieu.

   L’intention de l’auteur dans ce petit traité sur l’amitié est de produire une définition originale de la relation amicale, définition toute empreinte de christianisme. Quelle est alors cette amitié dont nous entretient Simone Weil en quelques paragraphes ? Quels sont ses obstacles, et quel est son avenir ? Se transforme-t-elle nécessairement en amour de Dieu ? Et si aimer l’autre c’est implicitement aimer Dieu, qu’est-ce qui différencie l’amitié de la charité ?

   La réponse progresse d’une approche relativement laïque des rapports humains à une approche de plus en plus marquée par la présence de Dieu. Nous verrons en effet que Simone Weil définit dans un premier temps l’amitié comme un attachement électif à un être humain, ce qui la conduit à la distinguer de diverses modalités d’attachement à autrui. Élective, l’amitié n’est pas la charité qui, elle, ne choisit pas l’individu. L’identité du prochain importe peu dans la charité alors qu’elle est de première importance dans l’amitié.

   Le succès de cette dernière tient à un équilibre complexe entre deux individualités et sur lequel nous allons nous pencher. Or cet équilibre est menacé lorsque la liberté de l’un ou de l’autre est niée.

   Seule l’amitié pure parvient au parfait équilibre, à un rapport miraculeux entre altérités. Mais lorsque l’amitié est pure, elle est transformée. Elle n’est plus seulement un rapport entre deux individus, elle est une modalité de la présence de Dieu.

           

Les modalités de l’attachement à autrui

   L’ouvrage s’ouvre sur la thèse inédite selon laquelle la relation à une personne élue, la relation d’attachement en général, revêt deux modalités possibles. Ou bien nous nous rapportons à cet être parce que nous trouvons auprès de lui un certain bien, ou alors nous nous y rapportons car il nous est nécessaire. Ces deux modalités relationnelles sont imparfaites et ne correspondent pas à l’amitié idéale que définit par la suite Simone Weil.

   Pour expliquer la différence existant entre le bien et la nécessité, qui de prime abord n’est pas évidente, Simone Weil donne plusieurs exemples. Ils ne sont paradoxalement pas d’abord empruntés au domaine des relations humaines mais au domaine de la relation de l’individu aux choses. Nous recherchons par exemple un bien, dit-elle, lorsque nous respirons le souffle de la mer, mais en lui-même le souffle de la mer ne nous est pas nécessaire. Nous recherchons par contre l’air, quel qu’il soit, air de la mer ou non, car il nous est nécessaire. Simone Weil veut nous montrer que la recherche du bien et la recherche du nécessaire sont deux choses distinctes, et que la recherche d’un bien peut entraîner une dépendance nécessaire, comme le plaisir créé par l’opium entraîne le besoin d’opium. Le bien correspond à l’agrément. Le besoin correspond à la nécessité vitale : « Est nécessaire à quelque degré tout ce dont la perte cause réellement une diminution d’énergie vitale ».

   Simone Weil transpose son analyse du bien et de la nécessité sur le plan relationnel.

   Une relation fondée uniquement sur le bien n’est pas l’amitié. Il n’y a pas d’antinomie à rechercher son bien propre en même temps que celui d’autrui, mais ce n’est pas ainsi que Simone Weil caractérise l’amitié. Elle se démarque ainsi d’Aristote pour qui l’amitié est la relation de bien qu’entretiennent des hommes semblables en vertu se souhaitant mutuellement du bien. Pour Aristote, l’ami procède avec son ami comme l’homme de bien avec lui-même. L’autre est traité comme soi-même.

   En revanche, il y a antinomie entre la relation de nécessité et la relation de bien : « Quand un être humain est à quelque degré nécessaire, on ne peut pas vouloir son bien, à moins de cesser de vouloir le sien propre. Là où il y a nécessité, il y a contrainte et domination ». L’être nécessaire nous est si indispensable que nous le conduisons à abdiquer un des plus grands biens, la liberté. Nous renonçons aussi à la nôtre car nous sommes en dépendance de ce dont nous avons besoin. L’un et l’autre des individus sont réifiés. Pour Simone Weil, nous sommes à l’image de Dieu par la liberté. C’est elle qui introduit entre lui et nous une forme d’égalité, avance-t-elle dans le point sur l’amour implicite et l’amour explicite dans les Formes. La liberté est capacité à choisir, notamment à choisir ou non Dieu. Elle est aussi autonomie, c’est-à-dire capacité à se gouverner soi-même, à ne pas être à la discrétion d’autrui. Ainsi nous ne pouvons bafouer ce qui est divin en nous. Si nous laissions la liberté à autrui ou à nous-mêmes, nous conservons notre bien mais nous nous privons du nécessaire, ce qui peut arriver dans le sacrifice. Il n’y a donc aucune conciliation possible entre bien et nécessité. La nécessité veut la fusion, or la fusion est destructrice. Elle anéantit l’altérité. D’où le fait que, pour Simone Weil, une relation uniquement fondée sur la nécessité soit une chose « atroce », qu’elle ait cours ou qu’elle soit suspendue. La privation du nécessaire conduit en effet à un amenuisement de l’être. Elle atteint, pour le dire en usant de la terminologie spinozienne, le conatus de l’individu. Cela signifie que le fait d’être privé d’un individu auquel nous sommes liés par un fort attachement, cause la déperdition, nous dirions même la déréliction. La cessation de la relation est inconcevable pour l’une ou les deux parties. Rappelons cette définition canonique de la nécessité : est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être.

   La nécessité relie par exemple une mère à son enfant, l’amant à sa bien-aimée. Le caractère impérieux du lien de nécessité est sans doute le plus évident dans le premier exemple : l’enfant est nécessairement uni à sa mère car il n’est rien sans elle. Elle en est la cause nourricière, continuée. Le petit enfant meurt sans sa mère. Et la mère est nécessairement unie à son enfant, car la nature a introduit en elle le vif sentiment que cet être est le prolongement physique et spirituel d’elle-même. Les tragédies aiment à dépeindre le lien de nécessité qui unit deux individus, et à jouer avec ce lien jusqu’à le déchirer. La nécessité est d’ailleurs l’essence du tragique.

   Mais la relation nécessaire n’est pas toujours vécue douloureusement : « D’une manière tout à fait générale, il y a malheur toutes les fois que la nécessité, sous n’importe quelle forme, se fait sentir si durement que la dureté dépasse la capacité de mensonge de celui qui subit le choc ». Le propos demande interprétation. Selon Simone Weil, il existe un subterfuge non louable pour se soustraire à la douleur. Il consiste à déguiser la relation afin de masquer la nécessité par un bien qui n’est pas en réalité. Tant que le mensonge est maintenu la nécessité n’est pas éprouvée avec toute sa force. Mais lorsque le masque tombe, elle devient vivace. Simone Weil est très évasive sur la nature de ce mensonge. Il n’est dit nulle part s’il est adressé à autrui ou s’il s’agit d’une manière de se dissimuler à soi-même la réalité sous les apparences du bien pour ne pas être heurté par elle, d’une manière de se maintenir soi-même dans l’illusion. Il semble que cela puisse être les deux. Mentir correspond en tout cas à une manière de se protéger de l’âpreté du réel et de ses vicissitudes. C’est l’effet subjectif du mensonge, c’est-à-dire la manière dont il dispose l’âme, qui intéresse l’auteur. D’où cette conclusion surprenante : « C’est pourquoi les êtres les plus purs sont les plus exposés au malheur ». Si le menteur pare la nécessité de faux biens pour ne pas la voir, celui qui ne ment pas, qui regarde la réalité nue, telle qu’elle est, vit douloureusement. « L’être pur », comme l’appelle Simone Weil, saisit le mal comme mal et cette saisie de front le rend vulnérable. Être vrai, c’est donc être à vif. Le regard philosophique correspond sans doute à cette manière de se rapporter à la réalité directement, sans filtre. Pensons au prisonnier téméraire que décrit Platon au livre VII de la République, prisonnier qui se risque à sortir de l’ombre pour voir la lumière. La lumière du réel, nu et vrai, cause un douloureux éblouissement que ne connaissent pas ceux qui vivent dans le mensonge de la caverne. La référence à Platon n’apparaît pas dans le texte de Simone Weil, mais, lectrice assidue et commentatrice de Platon, elle y fait sans doute allusion. Dans le point intitulé « Amour implicite et amour explicite » qui suit celui sur l’amitié dans les Formes, nous trouvons d’ailleurs un beau paragraphe qui va dans le sens de cette interprétation. Simone Weil écrit : « Nous savons qu’il n’y a pas de bien ici-bas, que tout ce qui apparaît ici-bas comme bien est fini, limité, s’épuise, et une fois épuisé laisse apparaître à nu la nécessité ». Elle ajoute à ce constat pessimiste que nous savons que le bien n’est pas de ce monde mais nous voilons la face (mensonge) car nous ne voulons pas regarder la vérité en face. Puis elle propose comme unique solution une conversion du regard en se référant explicitement à Platon. Nous devrions nous détourner de ce qui passe (le monde sensible) pour un monde véridique, certainement, pour Simone Weil, celui du Dieu chrétien plutôt que le ciel des Idées de Platon à proprement parler.

   Le malheur est donc l’épreuve de la nécessité crue, voire dégradante. Manger une nourriture infecte parce qu’il faut manger est l’épreuve de cette nécessité disjointe de tout bien. Cet exemple de l’auteur est sans soute révélateur de la période de rédaction du texte, la deuxième Guerre Mondiale, durant laquelle plus d’un fait l’épreuve de la privation. La métaphore de la nourriture filée tout au long du texte est l’analogue du rapport à autrui. Il est une manière de se rapporter à autrui comme à sa nourriture. Selon Simone Weil, ce rapport, dès lors qu’il relève de la seule nécessité, est funeste. Elle se réfère notamment à la comédie de Molière L’École des femmes, dépeignant les tourments d’Arnolphe attaché par un lien vital à Agnès si bien qu’il se meurt d’en être privé.

   Arnolphe s’est accoutumé à Agnès de sorte qu’une relation dont il pouvait se passer est peu à peu devenue une nécessité (à l’instar de l’opium). Simone Weil remarque que la cause de la nécessité est « une certaine combinaison de sympathie et d’habitude ». Nous trouvons l’idée de sympathie chez les présocratiques dont Simone Weil est une lectrice, notamment chez Empédocle pour qui le semblable tend au semblable, contrairement à un Héraclite et à un Euripide qui pensent que le contraire est à la recherche du contraire. Pour Euripide, la terre desséchée est éprise de pluie.

   Avant de figurer chez Simone Weil, l’idée que l’accoutumance crée le lien est joliment exposée par Lucrèce au livre IV du De Natura rerum dans le cadre d’une étude de la relation amoureuse. Lucrèce ne dit autre chose que ce que dit Simone Weil : « Et parfois sans influence divine, sans atteinte des flèches de Vénus, une femme sans beauté sait se faire aimer. Elle-même, par sa conduite, ses aimables manières, par le soin de sa personne, elle accoutume un homme à partager son existence ; et puis l’habitude fait naître l’amour. Car de légers coups fréquemment répétés finissent par venir à bout de toute chose : ne vois-tu pas que de pauvres gouttes d’eau, à force de tomber sur une roche, la percent à la longue ? » Pour décrire la formation du lien, Lucrèce privilégié la métaphore de l’érosion par l’eau à l’embrasement soudain par la foudre. Voilà de quoi décrire l’amour lent. Pour Lucrèce comme pour Simone Weil, c’est le temps qui crée le lien de nécessité.

   Mais en quoi cela concerne-t-il l’amitié ? Est-elle une relation régie par le bien, par la nécessité, ou par un accord de ces deux modalités d’attachement ?

 

L’amitié comme harmonie des contraires

   Simone Weil définit l’amitié comme « une harmonie surnaturelle, une union des contraires », laquelle n’est pas plus fondée sur le seul bien que sur la seule nécessité.

   Le surnaturel est ce qui déroge aux lois de la nature, lois connues scientifiquement qui expriment la régularité d’un phénomène. Ce qui est naturel, selon Simone Weil, c’est une certaine anthropologie, anthropologie en vertu de laquelle, comme nous le disions précédemment, nous ne pouvons vouloir notre bien en même temps que celui d’autrui. Nous vivons au détriment d’autrui. Comme l’a bien montré Nietzsche, l’essence de la vie, c’est la destruction. La fin de la destruction est la conservation physique de l’individu.

   L’amitié instaure une rupture par rapport à cette loi du vivant. C’est la raison pour laquelle Simone Weil n’hésite pas à la considérer comme un miracle, ce qui veut dire qu’elle est entre les mains de Dieu. Le miracle est l’exception, le bien se substituant soudainement au mal, l’impossible devenant possible, l’objet de foi. Objet de foi car, pour le dire avec Kant, l’amitié est comme ce cygne noir dont on entend souvent parler mais que l’on n’a encore jamais vu. A fortiori, ce qui est miraculeux est rare.

   Si nous avons vu ce que l’auteur entend par harmonie, il nous reste néanmoins à expliquer ce qu’elle entend par « harmonie » et par « union des contraires ». Simone Weil emprunte l’idée d’harmonie aux pythagoriciens pour lesquels tout est nombre. Avant elle, Aristote lui-même reprend aux pythagoriciens la thèse selon laquelle l’amitié est une égalité entre gens de biens. Aristote remarque que l’égalité est si importante dans l’amitié que nous ne pouvons en réalité pas raisonnablement vouloir le plus grand bien à notre ami – vouloir qu’il soit un dieu par exemple, ou vouloir qu’il acquière une immense fortune. Ce serait creuser l’écart de sa condition avec la nôtre, donc le perdre. Nous ne pouvons être amis avec Dieu car sa condition est sans commune mesure avec la nôtre.

   Pour Simone Weil également, l’amitié est une égalité. Mais elle se démarque du Stagirite dans la mesure où l’égalité trouve sa cause en Dieu. L’égalité correspond à l’harmonie, accord entre le bien (la liberté) et la nécessité. Ces deux concepts qui font antinomie à l’état naturel ne peuvent être conciliés que par intervention divine. Cela signifie que dans l’amitié parfaite, les amis, bien qu’unis par la nécessité, se dispensent mutuellement du bien et conservent leur altérité : « Les deux amis acceptent complètement d’être deux et non pas un, ils respectent la distance que met entre eux le fait d’être deux créatures distinctes ». L’amitié parfaite ne consiste pas dans l’assimilation d’autrui. Pour Simone Weil, il est un seul être avec lequel la fusion est permise, c’est Dieu : « C’est avec Dieu seul que l’homme a droit de désirer être directement uni », propos qui fait de Simone Weil une philosophe mystique.

   Pour expliquer la retenue qu’ont les amis l’un envers l’autre, Simone Weil établit une analogie avec l’épisode biblique de la consommation du fruit défendu. Ève n’avait pas besoin du fruit, pourtant elle a cédé à la tentation. Elle se l’est assimilé. Les amis, au sens de l’amitié pure, ne cèdent pas à la tentation, ils sont impeccables, alors même qu’ils se trouvent dans une situation plus périlleuse qu’Ève, puisque la nécessité les tente.

   L’amitié tient donc à une sorte d’héroïsme. Nous pourrions nous demander s’il n’y a pas une transposition possible de cette relation à Eros : comment les amants, unis par un lien de nécessité, peuvent-ils vivre ce lien sans réduire à néant leur altérité mutuelle ? C’est la question à laquelle a répondu un Lévinas. Mais le risque de cette relation n’est-elle pas un repli des amis sur eux-mêmes ?

 

Universalité de l’amitié

   Du fait que l’amitié pure conserve la distance, elle n’est pas tout à fait partiale. Simone Weil avance, de façon contestable d’ailleurs, qu’il y a dans l’amitié parfaite une forme d’indifférence. Cette indifférence est un détachement par rapport à l’individu aimé, détachement qui rend possible de voir en lui tous les autres êtres de la Création.

   Simone Weil joue sur la coexistence des contraires. Plus largement, c’est sa philosophie et toute la philosophie qui se joue des paradoxes. (L’absence de paradoxe, dit d’ailleurs Kant dans la Dialectique transcendantale, est l’euthanasie de la pensée). D’après ce jeu des contraires, être ami, c’est être attaché tout en étant détaché, concerné et indifférent, proche et éloigné. La physique paradoxale des relations humaines tient des metaxu que Simone Weil reprend à Platon. La relation amicale est une forme de metaxu. Elle sépare et unit les amis. Un mur est un metaxu dès lors qu’il sépare les prisonniers et les lie en même temps, s’il est utilisé comme un moyen de communication (en établissant une signification à un certain nombre de coups donnés sur ce mur par exemple), avance Simone Weil dans La pesanteur et la grâce.

   Par ce détachement, l’amour pour l’ami imite Dieu. L’expression d’amour de Dieu pour un être de la Création exprime son amour pour le monde en général : « L’amitié a quelque chose d’universel. Elle consiste à aimer un être humain comme on voudrait pouvoir aimer en particulier chacun de ceux qui composent l’espèce humaine. Comme le géomètre regarde une figure particulière pour déduire les propriétés universelles du triangle, de même celui qui sait aimer dirige sur un être humain en particulier un amour universel ». L’amitié pure est ultimement une abstraction.

   Cette abstraction est un devoir. Nous pouvons le traduire par un impératif catégorique revisité d’après lequel ce que nous voulons pour nous-mêmes et pour notre ami, nous devrions en même temps le vouloir pour tous les autres hommes. Ceci paraît contradictoire avec l’idée avancée au début de l’ouvrage par Simone Weil d’après laquelle l’amitié est élective, sans quoi il s’agit de charité. De fait, ce que nous voulons pour nous-mêmes, nous le voulons peut-être pour notre ami, mais nous ne le voulons pas pour tous les hommes. Pour Simone Weil, la raison de cette attitude s’explique par le fait que nous ne sommes pas capables du détachement exigé par l’amitié parfaite.

   L’amitié surnaturelle est une transformation de l’amitié élective, laquelle est impure. Impure signifie qui ne présente pas cette universalité dont nous parlons, mais aussi qui est mêlé de sentiments étrangers à l’amitié. L’amitié impure est entachée de haine, dit Simone Weil. Freud l’a montré pour l’amour. La haine vient du fait que nous ne pouvons qu’en vouloir à ce qui nous ôte notre liberté.

   Pour ne pas tomber dans ces ornières, la relation d’amitié ne devrait alors pas demeurer un attachement. L’amitié pure, celle qui devient amour explicite de Dieu, est plutôt un détachement de l’ami pour un amour universel. L’amitié pure n’est pas la fusion interpersonnelle car, pour l’auteur, elle est médiatisée par Dieu. Elle correspond à un décentrement. Dans une communauté, il n’y a pas de fusion entre les individus tant que Dieu est parmi eux et qu’il en est le centre. Simone Weil se plaît à ce titre à rappeler une parole du Christ aux apôtres selon laquelle dès lors qu’ils seraient réunis, il serait parmi eux.

 

   Tout en s’appuyant sur la tradition, Simone Weil nous propose en somme une fine analyse des rapports humains ainsi qu’une approche originale, complexe et idéale de l’amitié, idéal qu’elle sait ne pas être réalisable, du moins pas sans Dieu.

   Nous sommes alors en droit de nous demander pourquoi l’amitié devrait nécessairement être vécue sous le couvert de Dieu et dans l’optique d’un décentrement vers lui. N’y a-t-il pas d’amitié et de relation humaines profondes et vraies possibles sans Dieu ? La distinction posée par l’auteur au début de l’ouvrage entre amitié et charité est-elle véritablement maintenue lorsque l’amitié parfaite nous porte à aimer l’ami comme tous les autres hommes, et puisqu’en somme l’amitié doit à terme perdre son électivité ?

   Si ce petit traité témoigne des qualités d’une pensée, sa tournure idéalisante et christianisante peut néanmoins ne pas remporter l’adhésion du lecteur.

 

Florence Salvetti

. 1. Amitiés. L’art de bien aimer, Rivages Poche, Petite Bibliothèque, Paris, 2016, p. 32.

. 2. Ibid., p. 31.

. 3. Ibid., p. 33.

. 4. Ibid., p. 34.

. 5. Ibid., p. 34.

. 6. Simone Weil, Formes implicites de l’amour de Dieu, Œuvres, Quarto Gallimard, 1999, p. 171.

. 7. Amitiés, p. 33.

. 8. Lucrèce, De la nature des choses, trad. Henri Clouard, Garniers Frères, Classiques Garnier, Paris, 1939, p. 227.

. 9. Amitiés, p. 30.

. 10. Voir notamment, Généalogie de la Morale, II, § 11.

. 11. Kant, Métaphysique des Mœurs, Doctrine de la vertu, AK, VI, 472.

. 12. Amitiés, p. 37.

. 13. Ibid.

. 14. Ibid., p. 39.