Michel Blay & Christian Laval, Neuropédagogie, Tschann 2018, lu par François Meyer

Michel Blay & Christian Laval, Neuropédagogie : le cerveau au centre de l’école, éditions Tschann & Cie, 2018. Lu par François Meyer.

Cet essai est consacré à dénonciation de ce que les auteurs appellent neuropédagogie.

L’usage du terme neuropédagogie dans le titre de l’essai mérite quelques commentaires préalables. 
Ce terme ainsi que celui de neuroéducation est certes utilisé par certains chercheurs [9], mais il est plutôt malheureux. En effet, le préfixe neuro empêche de voir qu’une grande partie des recherches et pratiques en question relève de la psychologie expérimentale. La psychologie expérimentale utilise des connaissances et des outils des neurosciences, notamment les techniques d’imagerie , mais ne s’y réduit assurément pas. C’est pourquoi on parle de sciences cognitives aujourd’hui, pour désigner ce complexe de sciences qui contribuent à la compréhension de l’esprit humain. 
Dans cette recension, j’utiliserai plutôt le terme de sciences cognitives (ou neurosciences cognitives) appliquées à l’éducation, imitant en cela de nombreux auteurs ([1], [3]). On peut aussi parler d’éducation fondée sur les preuves (evidence-based education) comme F. Ramus1  pour insister sur le rôle de la méthode expérimentale dans ce mouvement. 
En résumé, les sciences cognitives appliquées à l’éducation sont un ensemble de recherches et de pratiques qui ont en commun d’essayer d’appliquer à l’éducation les connaissances acquises en sciences cognitives2
L’ensemble du livre adopte un ton nettement critique et accusateur. J’ai tenté de résumer ce réquisitoire. La tâche est difficile, car c’est peu dire que le propos des auteurs comporte une très grande part d’implicite. Comme ce réquisitoire, une fois rendu plus explicite, m’a semblé biaisé, je l’ai assorti des réponses qui me semblaient pertinentes.

Les accusations des auteurs contre les sciences cognitives appliquées à l’éducation apparaissent dès l’introduction, et tiennent essentiellement en trois points. 
1.    La « neuroéducation » serait liée à certaines idéologies jugées condamnables, telles que l’idéologie « néo-libérale » (le terme apparaît 10 fois dans l’essai). 
« Le tournant neuronal est lié à une inflexion dans la réforme de type néolibéral de l’école. (...) En cela, le nouveau paradigme entre en consonance avec les politiques néolibérales menées dans le champ éducatif. (p. 50) » 
Cependant, le texte ne propose aucun élément solide pour étayer ce lien. Il est difficile de voir en quoi la volonté d’améliorer la pédagogie en recourant aux connaissances de la psychologie scientifique impliquerait le choix politique de réduire le rôle de l’État dans l’éducation (car c’est ainsi que le terme néolibéral est le plus couramment reçu). 

2. Les sciences cognitives appliquées à l’éducation seraient l’expression d’un complot à grande échelle visant à asservir les êtres humains aux machines. 
« En un mot, l’interprétation algorithmique de la plasticité du cerveau est une sorte d’efficace cheval de Troie de la future fabrication du cerveau normé-éduqué en vue de la tyrannie de l’intelligence artificielle3 et de ses retombées économiques. » 
Ici encore, il est difficile de comprendre l’accusation. Il existe certes des risques liés au développement de l’intelligence artificielle, mais les auteurs n’y font pas référence clairement. À titre personnel, il me semble qu’améliorer le niveau éducatif des futurs citoyens est au contraire une des meilleures parades que l’on puisse imaginer contre ces risques, dans la mesure où ils sont en partie liés à l’ignorance de ce qu’est exactement l’intelligence artificielle. 
3. Un usage inapproprié de l’imagerie cérébrale que les auteurs appellent(p14)«preuve par l’imagerie médicale ». Plus loin, p. 51, ils parlent de « preuve scientifique » réduite à l’imagerie fonctionnelle ». Il s’agit cependant d’un contresens. Les « preuves » en sciences cognitives ne se réduisent nullement, et de loin, à l’imagerie cérébrale, qui intervient le plus souvent en complément de protocoles purement psychologiques. En témoignerait un parcours rapide des recherches les plus citées dans ce domaine, qui utilisent différentes méthodes d’enseignement sur plusieurs groupes de sujets, ou font varier telle ou telle condition d’apprentissage, et en mesurent les effets plus tard par des tests contrôlés. 
On aurait pu espérer dans un tel ouvrage trouver une discussion directe des travaux de référence du domaine, mais ce n’est pas le cas et l’on comprend vite que les auteurs ont en vue un propos bien plus ambitieux : 
« Ce n’est pas ce qui nous concernera ici au premier chef. Nous nous intéresserons plutôt aux liens entre la neuropédagogie et la redéfinition de l’homme. » 
L’introduction est suivie de deux textes, l’un de C. Laval, consacré au virage neuronal de l’éducation, l’autre de M. Blay, consacré à l’invention du cerveau computationnel. 
Le texte de C. Laval consiste en une brève histoire de la « neuroéducation ». À ses yeux, cette histoire exprime une intention : « un agenda politique mondial entamé dès la fin des années 1980 ». Cette intention est plutôt agressive : « La bataille qu’elles mènent consiste entre autres à imposer au monde éducatif un programme de réforme de l’éducation ». Le lecteur alléché ne saura cependant jamais qui en sont les agents secrets, car l’auteur préfère enchaîner sur une description rapide de l’engouement médiatique autour des neurosciences (p 23). 
Suit, pp. 23-24, une analyse du rôle des sciences cognitives par rapport aux sciences de l’éducation traditionnelles. L’auteur décrit les efforts accomplis notamment par S. Dehaene pour faire valoir les résultats des sciences cognitives dans le monde des sciences de l’éducation, où elles n’avaient pratiquement aucun droit de cité jusqu’il y a peu. Mais pour l’auteur, ces efforts reviennent à imposer le monopole d’une nouvelle science : « La neuropédagogie se présente comme la seule et vraie science de l’éducation ». 
On regrette ici l’absence d’un débat plus approfondi. Les sciences cognitives se réclament de la méthode expérimentale, et ses promoteurs conçoivent difficilement qu’on puisse se prévaloir du terme de science sans utiliser rigoureusement une telle méthode. C’est cela, sans doute, qui passe pour une prétention tyrannique. Mais, alors, si l’on affirme qu’il y a d’autres manières de faire de la science qu’en utilisant la méthode expérimentale, il faudrait dire quelles sont ces autres manières, et le texte ne le fait pas. 
La seconde partie, signée de M. Blay, est essentiellement une critique de l’assimilation du cerveau humain à une machine « computationnelle ». Cette assimilation serait l’œuvre des promoteurs des sciences cognitives, notamment S. Dehaene. M. Blay commente abondamment les termes et les expressions employées par ce dernier dans des articles de presse, mais sans jamais se référer à ses publications dans des revues scientifiques, ni même à ses conférences au Collège de France4
M. Blay reproche d’abord aux sciences cognitives « une certaine ambiguïté concernant ce qu’on appelle traditionnellement l’inné et l’acquis », dans leurs recherches sur les connaissances des très jeunes enfants [2], [5]. En effet, cette « ambiguïté » est tout à fait assumée par les sciences cognitives5. On trouvera difficilement un chercheur sérieux de ce domaine affirmer que tel phénomène psychologique est « inné » ou « acquis », pour la bonne raison que ce dualisme n’est pas du tout pertinent (sur ce sujet, voir, en biologie, [11], [7], en philosophie [4]). 
Mais finalement, il semble que la principale accusation soit une supposée diminution du rôle des facteurs environnementaux par les sciences cognitives par rapport à la psychologie de Piaget (p. 59) : « le rôle de l’environnement historique, culturel et social est revu à la baisse ». L’auteur suggère que cela serait condamnable, mais sans étayer sa condamnation. Il est difficile de comprendre par rapport à quel niveau de référence le rôle de l’environnement aurait été diminué par les sciences cognitives, et en quoi cela serait condamnable. Les textes de Ghislaine Dehaene, cités par l’auteur, n’affirment absolument pas que les capacités mentales d’un individu particulier seraient déterminées avant sa naissance6, mais qu’en général, l’esprit humain possède très tôt dans l’existence (dès les 6 premiers mois de vie) des connaissances [5]. 
Plus loin, les sciences cognitives sont accusées de faire un usage inapproprié du modèle de l’algorithme pour comprendre les processus mentaux dans l’esprit humain : 
« le cerveau est conçu a priori comme un ordinateur à structure algorithmique. Il est alors aisé de conclure de ce qu’on observe qu’il y a évidemment des algorithmes sous- jacents puisqu’on présuppose qu’il y en a (...). L’hypothétique est confondu avec le réel (...) » 
Il est vrai qu’une partie substantielle des sciences cognitives est une recherche des algorithmes de l’esprit humain. Elles commettraient ainsi, d’après M. Blay une grave faute épistémologique, en confondant hypothèse de travail, et vérité (p. 61). Cette faute, illustrée par des extraits de S. Dehaene, servirait à « toutes les manipulations » (p. 82), « manipulations » qui ne sont pas précisées mais qu’on devine parfaitement odieuses. 
À ce compte, toutes les sciences seraient en faute ! Car toutes, ou presque, utilisent des modèles pour décrire les phénomènes. Lorsque la chimie décrit les transformations des atomes, devrait-elle ajouter à chaque fois : « attention, l’atome n’est qu’une hypothèse ! » ? Cela rappelle le discours des créationnistes américains qui exigent maintenant que la théorie de la sélection naturelle ne soit jamais présentée autrement que comme une hypothèse parmi d’autres. 
Mais la faute, pour l’auteur, n’est pas seulement de nature épistémologique. Ce modèle de l’esprit, comme utilisant des algorithmes, serait associé à l’idée philosophique de l’homme comme machine [6], dans laquelle il voit rien moins que l’origine du taylorisme, du stakhanovisme et du fordisme (p. 65). On peut douter, à la suite de K. Marx ([8]), qu’une idée philosophique puisse être à l’origine d’une transformation des moyens de production. Quand bien même cela serait le cas, il semble difficile d’accuser les sciences cognitives du XXe siècle d’être responsables de l’oppression des travailleurs du XIXe . 
Des pages 66 à 73, l’auteur relate une histoire des ordinateurs qui ne mentionne que les machines destinées à surveiller ou à faire la guerre. Ce serait là donc l’origine des sciences cognitives : nées entre stakhanovisme et bombe atomique, ces dernières ne sauraient certes promettre rien de bon ! 
Enfin, pour M. Blay, les sciences cognitives tenteraient de réduire l’être humain à une machine. Le raisonnement semble être le suivant : les sciences cognitives utilisent un modèle, celui de l’algorithme, qui permet aussi de comprendre et de programmer les machines. Par conséquent, elles accréditeraient l’idée que l’être humain n’est qu’une machine et qu’on pourrait le programmer, ce que l’auteur appelle « une ambition totalitaire neuro-politique ». 
Ce thème est répété de manière de plus en plus véhémente comme en témoigne l’usage de plus en plus fréquent du point d’exclamation dans les 5 dernières pages. 
Cette tentative commencerait par les études sur les enfants et les bébés : 
« Aussi, après les souris et les chimpanzés, le nourrisson de quelques mois (voire le pré- maturé dans son incubateur) est devenu un cobaye de laboratoire. A cette fin ont été créés les « babylabs » (une dizaine en France à ce jour) dans lesquels des bébés sont soumis à diverses expériences (dont il serait intéressant d’interroger, d’un point de vue épistémologique, le côté artefact de leurs résultats) : mise en place sur la tête des nourrissons d’un casque à électrodes, stimulations diverses, visuelles, auditives et sensorielles etc. De quel droit s’autorise-t-on à réaliser de telles expériences alors que l’on n’a, bien évidemment, pas demandé leur avis aux bébés (...), ni, non plus, pris en compte les conséquences (dont on ignore à peu près tout) de ces expériences sur le développement neuronal du bébé à court, moyen et long terme ? Qu’en est-il de l’évolution de la plasticité neuronale sous l’effet de ces manipulations ? » 
Il faut tout de même rappeler que les « casques à électrodes » en question sont d’inoffensifs enregistreurs des ondes cérébrales (EEG) sans aucun effet sur le fonctionnement du cerveau7, que les « stimulations diverses » font partie du répertoire quotidien des bébés, qu’enfin ces expériences doivent être autorisées par des comités d’éthique. De fait, la plus grande partie des expériences avec les bébés utilise des mesures comportementales (comme le taux de succion, la direction et le temps de regard), et le recours à l’EEG est loin d’être systématique. Il est cependant vrai que ce fait est peu signalé dans les articles de presse qui semblent être la seule documentation de l’auteur. 
Il est assez difficile de comprendre le lien que fait l’auteur entre ces expériences et un supposé « dressage par l’ordinateur » des bébés consistant à « inculquer aux enfants le plus tôt possible des comportements computationnels » (je n’ai trouvé le sens de l’expression « comportements computationnels » ni dans le livre, ni ailleurs). 
Je conclurai cette recension par une simple remarque. Que des articles de presse de qualité médiocre aient trop souvent cédé à la fascination pour les « neuromythes » [10]8, et présenté les recherches en sciences cognitives d’une façon trop simpliste, cela est regrettable, mais ne justifie absolument pas l’opprobre jetée sur toutes ces recherches. Les sources sérieuses sur ce domaine ne manquent pas, j’en propose quelques-unes plus bas, et il reste difficile de comprendre pourquoi l’essai de M. Blay ne les utilise pas, quelles que soient ses opinions personnelles. 

François Meyer

Notes

1- http ://www.scilogs.fr/ramus-meninges/vers-education-fondee-preuves

2- . Pour le lecteur pressé qui en souhaiterait une présentation accessible, je recommande l’article de Franck 
Ramus sur son blog : http ://www.scilogs.fr/ramus-meninges/vers-education-fondee-preuves

3- voir par exemple, à ce sujet, l’appel signé par plusieurs chercheurs : Research Priorities for Robust and Beneficial Artificial Intelligence https ://futureoflife.org/ai-open-letter/

4- https ://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene 

5-on pourra lire le blog de Franck Ramus à ce sujet : http ://www.scilogs.fr/ramus-meninges/au-dela-de-linne- et-de-lacquis/ 

6-Quand bien même ce serait le cas, il faut rappeler qu’il n’y a pas ici l’expression d’un fatalisme qui condamnerait par avance toute tentative de remédiation

7-Les enregistrements d’ondes cérébrales (EEG) dont il s’agit sont utilisés depuis près de 50 ans, il est difficile de dire comme l’auteur qu’on « ne sait à peu près rien » des conséquences sur le « développement cérébral du bébé ». 

8-F. Ramus va jusqu’à parler de « neurofoutaise » dans son blog : http ://www.scilogs.fr/ramus- meninges/neurofoutaises/ 

 

Références

[1]  Les neurosciences cognitives dans la classe, J-L Berthier, G. Borst, M. Desnos, F. Guilleray, esf-sciences humaines 2018. 

[2]  Les neurones de la lecture, S. Dehaene, Odile Jacob, 2007. 

[3]  Apprendre !, S. Dehaene, Odile Jacob, 2018. 

[4]  Par-delà nature et culture, P. Descola, Gallimard, 2005. 

[5]  Naître Humain, J. Mehler, E. Dupoux Odile Jacob, 2006 

[6]  L’Homme-machine, J. Offray de la Mettrie, Gallimard, 1999. 


[7]  Innateness and the sciences Mameli M, Bateson P., Biology & 4 
[8] L’idéologie Allemande, K. Marx, E. Engel, Les Éditions Sociales, 2014.


[9] Méthodes de recherche en neuroéducation, S. Masson, G. Borst, Presses univ. du Canada, 2017. 
[10] Mon cerveau, ce héros. Mythes et réalités, E. Pasquinelli, Le Pommier, 2015. 
[11] Quel pouvoir prédictif de la génétique et des neurosciences, et quels problèmes ? F. Ramus, Actes du colloque Médecine et Droit, 2011.