Gérard Pommier, Le nom propre, Fonctions logiques et inconscientes, PUF, lu par Fabrice Dewolf
Par Jeanne Szpirglas le 16 mars 2016, 06:00 - Psychanalyse - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
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Gérard POMMIER, Le nom propre, Fonctions logiques et inconscientes, PUF, Coll. Philosophie d’aujourd’hui, Paris, Janvier 2013.
Dans Le nom propre, Fonctions logiques et inconscientes, Gérard Pommier prolonge et développe un travail de réflexion sur ce qu’est habiter son nom, un nom qui nous précède et qui ne nous appartient pas, et dont la vie surgit à travers ses différentes fonctions.
Le nom propre se distingue du nom commun, et il n’est pas réductible au seul patronyme. Il a pour sous-ensembles le nom donné : le prénom ; le nom transmis : le patronyme ; et même le nom acquis : le surnom. On doit à Lacan d’avoir « introduit le nom propre comme un concept fondamental de la psychanalyse » (p.188), même si une telle théorie est présente en pointillé chez Freud, en particulier dans des textes comme Totem et tabou, ou Psychologie des foules et analyse du moi.
Le livre s’ouvre sur une strophe de « Compte les amandes » du poète Paul Celan. Pouvait-il y avoir meilleure introduction que celle-là pour exprimer que parler en son nom propre c’est aussi parler au nom de l’Autre ?
Un « Abrégé d’histoire du nom propre » (pp. 9-76), au carrefour de plusieurs disciplines, constitue le premier chapitre. Il trace un tour d’horizon temporel et spatial des différents usages culturels du nom propre, depuis son sens sacré jusqu’à son usage d’état civil, en insistant plus particulièrement sur l’origine totémique du nom du père. Le culte des ancêtres dissimulant le sentiment de culpabilité que ne se reproduise la scène primitive : le parricide. D’autant que le désir du fils est aussi de devenir père, de payer sa dette, de transmettre à son tour son nom propre. La rareté du fantasme matricide explique pourquoi la filiation patrilinéaire est nettement plus fréquente. Et dans les sociétés matrilinéaires, l’enfant est élevé par son oncle. Le nom propre répond de la transmission généalogique de l’interdit de l’inceste et des exclusions qu’il commande.
Le second chapitre (pp. 77-112) « se demande comment faire la différence –s’il y en a une– entre nom propre et nom commun ». L’enjeu est ici plus philosophique dans la mesure où Gérard Pommier s’attaque aux problématiques suscitées par le nom propre dans la linguistique et la philosophie analytique depuis Stuart Mill. L’usage du nom propre ne reste pas sans effet. C’est pourquoi il ne saurait avoir qu’une fonction linguistique servant à désigner son porteur. C’est pourtant ce que soutiennent Mill, et Kripke à sa suite, en considérant qu’un nom propre ne sert qu’à distinguer un objet d’un autre sans dire par quelles propriétés ils se distinguent, que ce nom désigne cet objet, qu’il ne connote rien, que c’est un « désignateur rigide » (expression de Kripke). Au contraire, la théorie descriptive d’un Russell admet qu’un nom propre n’a pas de référence directe, mais sous une certaine description de qualités. C’est dire que s’il n’y a pas de description qui s’applique à l’objet, alors le nom n’a pas de porteur. Or, selon la terminologie de Lacan, le nom propre serait un signe, et même un symbole, plutôt qu’un signifiant puisque son rôle est « de présenter quelque chose à quelqu’un », et cela directement. L’enfant va répondre à l’appel de son nom. Celui-ci va l’ouvrir au langage, et le sortir du babillage. Le nom propre a par conséquent un caractère performatif.
S’ensuit un court chapitre (pp.113-136) intitulé : « Don et prise du nom propre » qui vient confirmer sur le plan psychique la thèse philosophique précédente. Par son prénom d’abord, qui a existé dans le désir de ses parents, l’enfant va se singulariser. Non seulement il lui permet de se localiser, mais aussi de dire ‘non’, à partir de son lieu propre, à la place qui lui était assignée par ses parents, de parler en son nom en distinguant les noms propres des noms communs. Se faire un prénom n’a de sens que par rapport à un patronyme qu’il lui faudra aussi investir. Un dernier passage est consacré à la distinction des universaux, syllabique et psychique, du M de maman et du P de papa, de « l’oralité nourricière » et de l’analité expulsive.
Le chapitre IV intitulé : « Le symbole du nom propre et ses sous-ensembles » (pp. 137-186) distingue les fonctions conscientes et inconscientes du prénom, celles du surnom, du pseudonyme, de l’hétéronyme, comme « sous-ensembles du nom propre ». D’une certaine manière le mythe d’Œdipe raconte l’appropriation de son propre nom. Van Gogh, après la fin de sa vocation ecclésiale, décide d’une autre filiation : celle de peintres comme Millet ou Rembrandt. Il ne signera aucune toile de son nom par refus du nom paternel. C’est son œuvre qui lui permet de se forger un nom.
« Fonctions du nom propre », titre quasi-éponyme du chapitre V, constitue donc le cœur de l’ouvrage. C’est sans doute pourquoi c’est aussi le chapitre le plus long (pp. 187-267) et le plus difficile pour un non-initié à la psychanalyse lacanienne. Parmi les passages les plus stimulants, il y a d’abord celui consacré à une « érotique du nom propre » (pp. 231-240). L’appel du nom propre, dans l’amour, permet de subjectiver la jouissance, qui sans cela resterait anonyme et par conséquent dépersonnalisante. Un autre passage de ce chapitre est consacré au pronom personnel, « embrayeur de la parole, [et qui] enterre le nom » (pp. 253-262). Remarquons que le pronom personnel ne cohabite pas avec le nom propre. La fonction du pronom « je » n’est pas de venir à la place du nom propre, mais de venir enterrer le nom du père. C’est dire que la parole elle-même a une fonction parricide.
L’avant-dernier chapitre se penche sur les « Mises en défaut du nom propre : repères psychopathologiques » (pp.269-302). C’est la dimension clinique de l’ouvrage. Il interprète les psychoses à partir du rapport difficile que certains patients entretiennent à leur propre nom et à l’histoire familiale. Une deuxième partie du chapitre est consacrée aux amnésies d’identité. Une dernière partie intéressera le plus grand nombre puisqu’elle se penche, à la suite de Freud dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, sur « l’oubli des noms propres et de certains noms communs » (pp.293-302). Rappelons que l’article de Freud : « L’oubli des noms propres » ouvre la Psychopathologie…, ce qui ne saurait être le produit d’un arbitraire de la part de son auteur.
Le chapitre conclusif (pp.303-314) porte sur l’apprentissage de l’écriture, et en particulier sur ce que l’auteur appelle le « tabou de la ponctuation » (p.306) qui résonne du « tabou du nom propre », consistant à ne jamais prononcer son propre nom dans une phrase, à cause du totémisme latent –et qu’il ne faut surtout pas confondre avec la forclusion du nom propre chez les psychotiques-. Ici Gérard Pommier s’appuie sur les faits notés par les épigraphistes pour comprendre la scripta continua, l’absence de ponctuation au moins jusqu’au Xe siècle : « au tabou du nom du père (dans la parole) correspond en contrepoint un tabou d’écrire la ponctuation » (p.306).
Il faut remercier l’auteur pour les redites au fil des chapitres, nécessaires à des lecteurs non avertis. D’ailleurs la plupart des analyses s’éclaireront encore à la lecture des précédents ouvrages de Gérard Pommier. Ce livre s’adresse non seulement à ceux que la psychanalyse intéresse, mais aussi à tout lecteur curieux d’anthropologie et de linguistique. « C’est à propos de Cléopâtre et de Ptolémée que tout le déchiffrage de l’hiéroglyphe égyptien a commencé, parce que dans toutes les langues Cléopâtre est Cléopâtre, Ptolémée est Ptolémée. Ce qui distingue un nom propre malgré de petites apparences d’amodiations […] c’est que d’une langue à l’autre ça se conserve dans sa structure » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI : l’identification, « Leçon du 20 décembre 1961 »).
Fabrice Dewolf