Ludwig BINSWANGER, Le problème de l’espace en psychopathologie, Presses Universitaires du Mirail, 1998, lu par Fabrice Dewolf

Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

Recensions d'ouvrages portant sur l'histoire de la philosophie 

Recensions d'esthétique 

Recensions de philosophie politique

Recensions de philosophie antique

Recensions de philosophie morale

Recensions d'épistémologie 

psychanalyse, sociologie


Ludwig BINSWANGER, Le problème de l’espace en psychopathologie, Presses Universitaires du Mirail, Coll. « Philosophica », Toulouse, 1998 


C’est à Caroline Gros-Azorin que l’on doit cette heureuse traduction de la conférence sur « Das Raumproblem in der Psychopathologie  » prononcée en 1932 par le fondateur de la Daseinanalyse, et publiée en 1933.

Une intéressante « Préface » d’une petite trentaine de pages retrace d’abord la genèse de la Daseinanalyse, et en particulier le rapport à la psychanalyse.  Puis celle-ci se concentre sur « la mise au jour de l’espace thymique ». Si le texte de la conférence est influencé par la lecture d’Être et Temps, des inflexions théoriques originales sont plus prégnantes que dans la conférence sur  Rêve et existence qui portait aussi sur la spatialité du Dasein, l’être-au-monde spatial. A la distinction, rappelée à la page 79, de l’espace abstrait et homogène de la science et de l’espace spatialisant du Dasein que Binswanger nomme « espace orienté », il ajoute une nouvelle spatialité du Dasein, qui est au cœur de la conférence, celle de « l’espace thymique » (Der gestimmt Raum), investi par une Stimmung, une disposition affective. C’est que toute direction, position, action, rencontre, tout mouvement du Dasein, de l’être-en-souci est déjà structuré, se vit selon une coloration, une tonalité spatiale déterminée. Contrairement à l’espace « orienté », le sens de l’espace « thymique » n’est pas réductible au souci, n’est pas finalisé (p.89). L’existential déterminant est ici l’amour (Herz). Non pas le sentiment psychologique, mais ce qui fonde l’espacement de l’espace : l’existence en l’autre, l’espace interexistentiel, la rencontre avec l’autre, le tu, dans l’être-ensemble.

Afin de mieux saisir cette différenciation entre espace orienté et espace thymique nous pouvons reprendre le remarquable distinguo établi par l’auteur entre la marche et la danse aux pages 95 à 100. L’orientation de la marche, son sens, est d’aller de l’avant à partir de ce dont j’ai le souci, et d’éviter toute marche arrière. La marche a une direction, un but. Ainsi l’espace « historique », orienté, selon un usage qui donne sens à cette orientation, implique-t-il une existence tendue vers, soucieuse, préoccupée. C’est pourquoi c’est l’espace de l’horizontalité, de l’étendue. Au contraire, l’espace de la danse, celui de la hauteur et de la profondeur, sans avant ni arrière, mais avec élévation et chute, extériorité et intériorité, se présente comme un espace afinalisé, singulier,  appelé ici « espace présentiel, libre de différences de directions et de valences de lieu (…) une partie symbolique du monde » (p.99). Précisément, le souci courant concoure à couvrir ces qualités symboliques de la tonalité spatiale là où la danse  exhibe la marque fondatrice du vécu spatial. Et pour bien montrer que cette spatialité déterminante n’est pas celle de la subjectivité d’un moi constituant, mais implique la chair par quoi nous apprésentons le monde et autrui et au travers de laquelle l’être du monde et autrui m’apprésentent, Binswanger examine ce qu’il appelle des « directions de sens » (Bedeutungsrichtungen), des traits anthropologiques fondamentaux.

Le terme de sens condense ici à la fois la sensibilité, l’orientation, et le signe. C’est dire qu’il n’est pas conceptuel. Les directions aprioriques de sens témoignent de l’unité de la chair, de l’espace, et du langage, elles constituent les structures premières du Dasein, et fournissent ainsi des aides à la compréhension des malades. Binswanger remarque que ce sont les poètes d’abord qui ont été en mesure de mettre en relief les directions existentielles de sens, convertissant l’espace en langage.  Et principalement Goethe dont l’auteur cite plusieurs vers,  et en particulier ceux-ci à la page 90, extraits de La fille naturelle :
        « O Dieu comme le monde et le ciel se resserrent
           quand notre cœur se serre dans ses limites ».
Binswanger observe que le propre de l’espace thymique est qu’en lui  je  et  monde, forment une unité, sont dans un rapport en miroir, le serrement du cœur entrant dans un « rapport d’essence anthropologique et phénoménologique » avec le resserrement spatial du monde, et inversement. La direction de sens s’actualisant à partir des deux termes. Il n’y a ni monde sans disposition thymique, ni existant sans espace thymique, car l’espace ne se livre pas à nous du dehors, mais à partir de la Stimmung. Le « cœur » désigne ici ce qu’il y a de plus profond dans l’âme. Il a un sens ontologique. Cette pensée du cœur émanant du Gemüt, de l’intériorité, le lieu d’origine des sentiments, de l’humeur, et du désir.  C’est pourquoi la conscience intime de l’espace thymique est sujette à des changements. Il est temps alors (à partir de la page 106) pour le psychiatre de distinguer l’espace de « l’être-thymiquement-disposé » normal de l’espace de « l’être-thymiquement-disposé » pathologique. L’être-au-monde spatial du maniaque atteint de fuite des idées est celui du survol (dimension de la hauteur) optimiste, élargissant l’espace à l’infini car ne rencontrant pas d’obstacles puisque rien ne pèse en l’absence de sol, de lien, de foyer. C’est un être sans profondeur, c’est-à-dire incapable de discriminer le proche et le lointain, et qui prend toute chose à la légère. Alors que l’être-au-monde spatial du schizophrène manque lui aussi d’ancrage dans le Nous intersubjectif en tant que le là du Dasein et se trouve aliéné par un dilemme entre un idéal élevé, présomptueux, et un horizon d’expérience étroit et immobile. Par contre le mélancolique chute. Ainsi, ce serait la « modification de la spatialité originaire », celle de la coïncidence des deux dimensions de la hauteur et de la profondeur dans l’amour, qui rendrait possible la maladie mentale ; une mauvaise proportion éloignant le malade des autres.

Ce texte comblera ceux qu’intéressent le lien entre phénoménologie et psychiatrie, et plus largement entre philosophie et sciences humaines.  Il permettra aussi d’approfondir la compréhension du Dasein en ne le rivant plus trop exclusivement à la temporalité et au souci. Indiquons pour terminer que la collection « Philosophica » des Presses Universitaires du Mirail contient d’autres textes précieux, très bien traduits et introduits, d’Aristote à Jean Naudin, en passant par Leibniz.
 

   
         Fabrice Dewolf