G. Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, Puf, 2010, lu par Fabio Treppiedi



Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

Recensions d'ouvrages portant sur l'histoire de la philosophie 

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psychanalyse, sociologie


G. Sibertin-Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, Puf, 2010, lu par Fabio Treppiedi

Bien que L’Anti-Œdipe, comme l’écrit justement Guillaume Sibertin-Blanc, soit un livre « inscrit de manière indélébile » dans le contexte de l’après-’68, dans lequel ce livre « ambitionnait à produire des effets » (p.5), il est néanmoins possible aujourd’hui de s’arrêter sur quelques « effets » et sur quelques aspects de ce livre qui n’ont pas été immédiatement perçus lors de sa publication en 1972

 

On peut penser à ce que Deleuze a pu définir l’« ambition kantienne » de l’Anti-Œdipe, en vertu de laquelle celui-ci se pose en tant que :

 

Une sorte de Critique de la raison pure au niveau de l’inconscient. D’où la détermination de synthèses propres à l’inconscient ; le déroulement de l’histoire comme effectuation de ces synthèses ; la dénonciation de l’Œdipe comme «illusion inévitable» falsifiant toute production historique[1].

 

De continuer à décrire les contenus de L’Anti-Œdipe uniquement en termes de « romanticisme du désir » et de le considérer une exaltation « lyrique et hasardeuse » de la schizophrénie, cependant, risque de river le lecteur d’aujourd’hui à un jugement limitant sur le travail des deux auteurs. Dissoudre ce préjugé, alors, revient premièrement à comprendre pourquoi «dans la conjoncture théorique, idéologique et politique» dans laquelle L’Anti-Œdipe fut rédigé, l’attaque de Deleuze et Guattari à la psychanalyse ne pouvait pas faire l’économie d’une « critique sociale » aux lectures « familiaristes » des groupes et institutions, ainsi que d’une « critique politique » des moyens d’exploitation et de reproduction propres au capitalisme. Sibertin-Blanc, dans cette introduction critique à l’Anti-Œdipe, encadre remarquablement les thèmes et les sources du livre, et il montre aussi bien la singularité de l’« effort théorique » par lequel les auteurs on mis en question les rapports entre désir, capitalisme et schizophrénie (p.6).

Quelles ont été les voies développement empruntés par la psychanalyse – c’est la première question que L’Anti-Œdipe soulève – après la découverte irréversible, opérée par Freud, d’un principe de « productivité inconsciente »? A côté du désir comme corrélat de la « représentation d’un manque », Deleuze et Guattari, par une stratégie « à la fois intérieure et extérieure » à la psychanalyse, posent une activité « productive », bien plus enracinée, du désir en tant que processus ou cause immanente, en fonction de laquelle la production sociale et la production naturelle non seulement reviennent à s’opposer mais expriment, avant toute représentation, « une seule et même réalité du producteur et du produit » (p.19).

 

L’opposition célèbre de Deleuze et Guattari à Lacan renoue avec la dichotomie platonicienne entre les conduites économiques de l’acquisition et de la production[2]: en ce qu’il glisse le désir du côté de l’acquisition, en effet, Lacan finit par l’inscrire, plus que Freud lui-même ne le faisait, à une conduite économique dont les ressorts essentiels sont constitués par la satisfaction et par le besoin. Une telle conduite rapporte structurellement le désir à un objet, celui dont, justement, « il manque », et que l’analyste déduit à partir d’une réalité préexistante par rapport à l’objet lui-même: l’effet du primat de l’acquisition dans le champ analytique lacanien, consiste en ce que le désir, bien qu’il reste au premier plan par rapport aux « relations d’objet » (Freud lui-même montrait déjà combien celles-ci découlent du désir lui-même), ne peut toutefois avoir de rapports à l’objet dont il manque qu’à partir d’une cause qui émane d’un champ (biologique, matériel, social) transcendant par rapport au champ analytique.

C’est justement en suivant ce Leitmotiv qu’il devient possible de comprendre aussi bien le caractère problématique et questionnant du rapport entre Deleuze-Guattari et Lacan que la dénonciation de l’«illusion inévitable» qu’Œdipe, falsifiant toute production historique, représente. Puisqu’elle conçoit de cette manière équivoque la productivité inconsciente, donc, la psychanalyse finirait paradoxalement par amoindrir sa puissance, sans savoir dépasser les conceptions pré-freudiennes du désir, telle que celle de Kant lui-même, selon laquelle le désir est « la faculté d’être par ses représentations cause de la réalité des objets de ces représentations »[3]. Bref, comme la psychanalyse pense le désir à partir de l’opposition entre causalité psychique et causalité matérielle, elle tendrait à tenir les réflexes et les phantasmes des représentations de la conscience pour des productions effectives de l’inconscient.

La démarche de Deleuze et Guattari, qui prend comme point de départ la définition du désir comme production immanente ou production de productions (suivant une sorte de ligne spinozienne) se résume alors à l’individuation d’un « champ analytique matérialiste » fondé sur l’identité de nature entre économie libidinale et économie sociale, à savoir entre Homo natura et Homo historia (p. 24-25). Dans le cadre de cette économie générale (dont la production sociale n’est qu’une «stratification» particulière), l’analyse matérialiste accède aux synthèses productives, connectives et disjonctives du désir inconscient et « déduit » ainsi des rapports de production essentiellement inédits puisqu’ils n’opèrent pas uniquement dans le registre libidinal ni uniquement dans le registre économique:

 Car les disjonctions subsistent pleinement, mais sans clôture sur un couple oppositif ; les différenciations ne fixent pas alternatives, mais n’affirment que des passages entre leurs termes ou leurs valeurs ; les positions différentielles elles-mêmes ne valent que pour et par la distance qu’elles incluent, et que parcourt un sujet toujours transpositionnel, à éclipse, métamorphique (p. 44).

 

La deuxième question fondamentale que L’Anti-Œdipe soulève tient au problème de la schizophrénie: elle « fonctionne » dans le champ analytique matérialiste à la fois en tant que « processus primaire du désir » (absolument coïncidant avec celui-ci) et en tant que « processus métaphysique » qui introduit dans la production désirante justement ce dualisme des processus. Les deux sens du même processus schizophrénique, dans une sorte de contre-effectuation de la signification clinique du concept, définissent essentiellement la production désirante.

  L’analyse matérialiste peut ainsi se définir une « schizoanalyse », qui s’interroge sur la manière dont les deux sens de la production désirante entrent en rapport. Sa « pratique » se concrétise du point de vue expérimental autour des « positions limites » que la schizophrénie occupe par rapport aux codes sociaux:

Que tout soit possible dans la production primaire du désir inconscient, est précisément ce qui fait de celle-ci l’impossible du social. C’est cet impossible, en son effectivité propre, que nomme dans L’Anti-Œdipe la schizophrénie comme processus (p. 61).

 

C’est à ce stade que Sibertin-Blanc introduit la troisième question fondamentale de L’Anti-Œdipe, en articulant de manière scrupuleuse les thèmes de la confrontation de Deleuze et Guattari avec Marx et le marxisme français: quel rapport entre les contradictions du capitalisme, les antagonismes de classe et la production désirante? Cette question, cependant, implique immédiatement une «question en retour», adressée à la psychanalyse, qui porte sur sa position dans les mécanismes de reproduction sociale et sur la possibilité qu’elle développe une politique. La schizoanalyse est concevable, en ce sens, en tant que « politique critique » du désir dont le lacanisme, pour ainsi dire, manque.

La schizoanalyse chercherait ainsi d’analyser, expérimenter et transformer toutes les « conflictualités » libidinales et inconscientes qui traversent inévitablement les groupes ou les mouvements révolutionnaires. Le caractère de pratique-limite, qui est le propre de la schizoanalyse, se révélera alors, dans ses aspects les plus irréductibles, justement là où les «coupures révolutionnaires» singulières, déterminables sur le plan des «investissements inconscients» dans le champ social, ne présentent pas les mêmes caractères et les mêmes coordonnées que celles qui se déterminent sur le plan des « investissements préconscients » et qui peuvent être représentées par une conscience collective:  il y a une « bivalence » de la coupure révolutionnaire là où le processus de la production désirante marque l’impossibilité d’un devenir « sujet de l’histoire » des masses, « sinon dans la phantasmatique identification, qui demeure à quelque degré l’horizon du concept marxiste de classe prolétarienne » (p.139).

La schizoanalyse se révèle dans ses effets lorsqu’elle dévient une pratique sans lieux ni programmes établis. La question sur le possible destinataire de L’Anti-Œdipe, remarque avec beaucoup de finesse Sibertin-Blanc, ne peut pas trouver « une solution définitive dans l’ouvrage même » (p. 142), parce que ce destinataire assume plutôt la forme d’un déterminable, qu’on ne devra pas placer dans une position transcendante par rapport au champ de la pratique expérimentale dont L’Anti-Œdipe jette les bases. Il s’agira plutôt de mettre en question, du point de vue à la fois théorique et pratique, l’habitude des organisations qui naissent dans le sillage des mouvements révolutionnaires à opérer, dans la plupart des cas ou bien toujours, en tant que censeurs ou « analyseurs collectifs » des mouvements eux-mêmes. À l’encontre de cette conduite, la recommandation de fond adressée aux formations individuelles et collectives in statu nascendi, se résume :

 

à renégocier sans cesse dans la durée réelle des luttes, pour mener simultanément la critique objective de l’ordre social et la critique interne des constellations libidinales et des formes de subjectivité que ces luttes sécrètent en elles-mêmes ; - en somme, à faire de l’intervention politique dans le champ social le vecteur d’expérimentations et de transformation de soi, et de ces expérimentations le moyen de renouveler les modes de perception, d’intelligibilité et d’intervention matérielle dans le champ social (p. 149).

 

Parmi les mérites de ce livre de Sibertin-Blanc, il y a certainement celui de montrer la manière dont L’Anti-Œdipe peut être lu aujourd’hui, quarante ans après sa publication, comme l’expérience de la rencontre singulière et féconde entre Deleuze et Guattari: si ce n’est que grâce au premier que le second aura l’occasion de « fonder » la pratique matérialiste et militante qu’il cherchait, c’est, vice versa, justement en vertu du psychanalyste « dissident » que Deleuze aura l’occasion de découvrir et de mettre à l’épreuve, en dehors de l’institution universitaire, l’inattendue actualité théorique et pratique de philosophes comme Spinoza et Kant.

 

Fabio Treppiedi

 

 

 

[1][1] G. Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens,1975-1995, Minuit, Paris 2003, p. 289.

[2][2] Platon, Sophiste, 219 a-e.

[3][3] E. Kant, Critique de la faculté de jujer, introduction, § 3, trad. franç. A. Philonenko, Vrin, Paris 1993, p. 37.