Michael J. Sandel, Justice, Albin Michel, 2016, lu par Marie-Christine Ibgui
Par Michel Cardin le 17 janvier 2017, 18:05 - Philosophie politique - Lien permanent
Pour le professeur de philosophie, la réflexion de M. J. Sandel présente le mérite de s'appuyer sur de nombreux exemples, pour prendre la mesure de la difficulté à résoudre certains problèmes d'ordre moral. Le choix de cas précis et concrets lui permet ainsi de déployer progressivement sa propre conception de la justice, en montrant qu'elle apporte des solutions que les autres théories, dominant actuellement aux États Unis, ne lui semblent pas fournir. A une dimension pédagogique s'ajoute donc la dimension polémique de cet ouvrage, qui offre une synthèse passionnante des débats actuels sur la justice.
M. J. Sandel introduit ainsi sa réflexion par l'exemple de l'Ouragan Charley, qui détruisit la Floride en 2004, et qui permit à certains de tirer profit de la misère des autres, en pratiquant des prix abusifs. A ceux qui portèrent plainte en justice contre ces abus, les économistes répondent que, dans une économie de marché, les prix, qu'ils soient habituels ou exorbitants, n'ont rien à voir avec la justice, puisqu'ils dépendent de la loi de l'offre et de la demande. Cette catastrophe permet donc selon Sandel de poser la question de savoir si l'Etat, par la loi, doit interdire les prix abusifs, en portant atteinte au fonctionnement normal et libre du marché. D'après les défenseurs des lois contre les prix abusifs, ces derniers ne peuvent être justifiés par l'argument de l'intérêt général, censé être garanti par la liberté du marché, puisque ces mêmes prix excessifs privent les plus pauvres de l'accès à des biens de première nécessité, qu'ils sont par ailleurs contraints de se procurer. L'argument de la liberté du marché ne tient donc pas non plus. Mais surtout, les lois contre les prix abusifs seraient justifiées par l'indignation morale devant la cupidité de ceux qui, en période de crise, ne font preuve d'aucune « vertu ».
A partir de cet exemple, M.J Sandel déclare vouloir examiner, dans son ouvrage, la question de savoir si l’État peut, par la loi, inciter à la vertu ou dissuader le vice, comme le préconisait Aristote, ou si, comme le pensent les Modernes, de Kant à Rawls, les individus doivent rester seuls juges de leur conception de la vie bonne. Il défend, quant à lui, une conception morale de la justice, d'après laquelle le Droit ne peut pas être neutre. Il illustre cette idée à travers le nouvel exemple des débats suscités par l'attribution du Purple Heart, médaille décernée aux Etats-Unis, depuis 1932, aux soldats blessés ou tués au combat. La question de savoir si les Anciens combattants d'Irak ou d'Afghanistan, souffrant de traumatismes psychologiques et non physiques, méritent cette médaille, prouve bien que la justice est ici indissociable de l'idée que l'on se fait de « la vertu » qui doit être récompensée. Mais si, dans cet exemple, les rapports entre la justice et la morale sont évidents, M.J Sandel ajoute que l'on retrouve ce même souci de la morale ou du mérite dans le domaine économique où il n'est pas question d'honneur, comme dans l'éthique militaire, mais seulement de bien être ou de liberté. Ainsi M. J. Sandel cherche à analyser le sens de l'indignation provoquée par les bonus reçus par les cadres des banques, renflouées par l’État américain, après la crise de 2008. Il constate encore une fois que le sens de la justice ou de l'injustice varie en fonction de l'idée que l'on se fait du bien ou du mal. En effet, ce n'est pas tant la cupidité des traders, responsables de la crise, que les contribuables ont condamnée, que leur échec injustement rétribué. Pourtant Sandel note que nombre de cadres de ces banques renflouées ne se sont pas sentis responsables d'une crise qu'ils n'auraient pas vue venir . Il se demande alors s'ils doivent par conséquent leur rémunération à leur mérite ou à des facteurs conjoncturels les dépassant. Dans ce dernier cas, méritaient-ils plus leur rémunération avant la crise ? Autrement dit, la crise de 2008 soulève le problème de savoir qui mérite quoi, avant comme après la crise.
Sandel termine cette introduction, par une considération d'ordre méthodologique, en justifiant son choix de recourir à des exemples, pour construire le raisonnement moral qui lui permettra d'élaborer les principes d'une société juste et de se situer par rapport à trois façons de concevoir la justice, soit en termes de maximisation du bien-être, soit à travers le principe de la liberté, soit enfin en fonction d'une conception de la vertu ou de la vie bonne. Mais, avant d'évaluer ces trois théories, Sandel propose encore deux exemples paradigmatiques, pour illustrer le même dilemme moral entre deux principes opposés, celui de sacrifier une personne ou des personnes, pour en sauver un plus grand nombre, et celui qui interdit de tuer quiconque, même pour une bonne cause. L'intérêt de ces dilemmes, et de toutes les variations que l'on peut faire subir aux situations sur lesquelles ils s'appuient, est de s'interroger sur la pertinence des principes et des jugements mobilisés pour les résoudre.
Pour introduire tout d'abord l'examen du principe de justice défendu par l'utilitarisme, Sandel choisit de partir d'un exemple, véritable cas d'école ; celui de quatre hommes naufragés et affamés, qui, au bout d'une vingtaine de jours en mer, décident de sacrifier, pour s'en nourrir, le plus jeune d'entre eux, parce qu'il était souffrant. Une fois secourus, les trois survivants sont jugés pour assassinat et Sandel soulève donc le problème de savoir quels principes doivent être mobilisés pour décider de la moralité de leur acte. Suffira-t-il d'en mesurer les conséquences sociales à partir d'une comparaison entre coûts et avantages, comme le voudraient les utilitaristes, ou bien certains droits et devoirs ne sont-ils pas au dessus de tout calcul de cet ordre ?
Sandel rappelle, avant de la critiquer, la position utilitariste de J. Bentham, d'après lequel le principe de la morale et de la politique revient à maximiser l'utilité, c'est-à-dire tout ce qui peut produire du bonheur ou du plaisir et minimiser la souffrance. Il évoque ainsi la façon dont Bentham envisageait de l'appliquer à la gestion des prisonniers grâce au panoptique, mais aussi à celle des mendiants qu'il suggérait d'enfermer dans des maisons de travail, afin qu'ils ne réduisent pas le bonheur des passants. De plus, afin que ces maisons ne coûtent rien à la société, elles devaient être financées par le travail de ces mêmes pauvres.
Si la philosophie de Bentham paraît critiquable, c'est tout d'abord, parce qu'elle ne respecte pas les droits individuels, dès lors que leur sacrifice peut être justifié par une augmentation de la satisfaction générale ou, a fortiori, si cela permet d'épargner un grand nombre de vies et de souffrances, en recourant à la torture par exemple, pour empêcher un attentat terroriste. Mais même dans ce dernier cas, que vaut cette justification, si le suspect torturé est innocent ? Serait-il moral que le bonheur du plus grand nombre dépende du sacrifice d'un innocent ?
Par ailleurs, M. J. Sandel se demande si « l'utilité » peut être le seul étalon auquel se rapporteraient tous les biens moraux. Ainsi peut-on mesurer la valeur de la vie humaine par un calcul coûts-avantages, traduits en termes financiers, pour savoir quelle somme une entreprise par exemple est prête à verser ou non pour compenser le coût des décès qu'elle sait pouvoir engendrer ?
M. J. Sandel explique ensuite comment John Stuart Mill essaya de surmonter la première difficulté. Pour sauver l'utilitarisme, dans De la liberté, Mill chercha à le réconcilier avec les droits individuels, que la société ne saurait remettre en cause, parce que leur respect conduit l'homme à l'accomplissement de toutes ses facultés, c'est-à-dire à son bonheur. Mais l'auteur note que cette célébration de l'individualité contredit les principes de l'utilitarisme, bien plus qu'elle ne les sauve. Dans L'utilitarisme, Mill répond à la deuxième objection, en montrant que l'on peut introduire des distinctions qualitatives entre les biens, que Bentham se contentait de ramener à un même étalon de mesure : la quantité de plaisirs ou de bonheur qu'ils procurent. Mill reste, au contraire, persuadé qu'« il vaut mieux être un humain insatisfait qu'un pourceau satisfait » et que certains biens sont supérieurs, non pas parce que nous les préférons, mais parce que nous les estimons préférables. Mais sur ce point encore, Sandel juge Mill moins cohérent que Bentham, même s'il semble plus humain .
M. J. Sandel passe ensuite à l'examen du deuxième principe de justice, celui qui est défendu par le libertarisme, en totale opposition avec l'utilitarisme, notamment en ce qui concerne les inégalités de fortune. En effet, alors que pour ce dernier, celles-ci étant contraires à l'utilité collective, une redistribution raisonnable des richesses serait plus juste, pour le premier, elles n'ont rien de scandaleux, dès lors qu'elles procèdent des choix libres des individus dans une économie de marché. C'est pourquoi, les libertariens s'opposent à toute régulation étatique de l'économie et préconisent un Etat minimal, non coercitif, qui ne serait ni paternaliste, ni moraliste, ni social. Ainsi R. Nozick considère que les inégalités économiques n'ont rien de répréhensible, si elles reposent sur des possessions initiales, légitimement acquises, et si elles résultent d'échanges libres sur le marché. En revanche, ce dernier compare l'imposition des revenus du travail par l’État à « des travaux forcés », c'est à dire à l'exercice d'un droit de propriété sur l'individu, alors traité comme un esclave, ce qui va à l'encontre du principe moral sur lequel se fonde le libertarisme, à savoir l'idée de propriété de soi. Pas plus que l’État n'a le droit de voler les riches pour donner aux pauvres, il n'aurait de droit sur un de mes reins pour sauver quelqu'un sous dialyse. L'idée de propriété de soi, est si séduisante qu'elle peut même être défendue, par des partisans de l’État social, dans d'autres domaines que l'économie, lorsqu'il s'agit par exemple de justifier la vente d'un rein, afin de pallier la pénurie de cet organe. Mais alors Sandel se demande si c'est en raison d'un droit illimité de propriété sur son corps qu'on peut militer en faveur d'un tel marché ou pour sauver des vies, sans aller jusqu'à porter atteinte à celle du vendeur? Car si la première raison était la bonne, qu'est-ce qui empêcherait quelqu'un de vendre ses deux reins ? De même faut-il invoquer l'idée de propriété de soi pour justifier le suicide assisté, ou faire valoir les exigences de dignité et de compassion seulement pour des malades en phase terminale ? Sinon qu'est-ce qui empêcherait quelqu'un, pouvant user comme bon lui semble de sa vie, de consentir à être abattu et mangé par un autre ?
M. J. Sandel choisit donc de s'arrêter sur la question de la moralité des transactions commerciales, parce qu' elle est un critère permettant de distinguer les différentes conceptions de la justice.
Fidèle à sa méthode, il propose en premier lieu l'exemple de la conscription mise en place par les Nordistes, lors de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, à laquelle il fut possible, pour les personnes aisées, d'échapper, à condition de payer des remplaçants pour aller au front à leur place. Sandel s'étonne que l'on puisse réprouver cette mesure et préférer aujourd'hui une armée de volontaires payés par les contribuables, plutôt qu'un recrutement par tirage au sort, comme ce fut le cas lors des deux premières guerres. M. J. Sandel souligne, en effet, le rejet par l'opinion américaine de la conscription depuis la guerre du Vietnam, mais aussi le caractère euphémique du terme « volontaire », pour parler d'une armée de métier, recrutée par le biais du marché. Sandel montre en définitive que la conscription peut être dénoncée aussi bien par les libertariens que par les utilitaristes. Pour les premiers, elle représente une coercition imposée par l'Etat aux individus et, pour les seconds, elle peut être contraire à l'utilité publique, si certains peuvent trouver un avantage à se faire remplacer par d'autres avec leur consentement. Donc même ces derniers peuvent donner raison au marché et finalement préférer aux autres solutions une armée de métier, dans la mesure où elle ne nuirait à l'utilité de personne. Pourtant M. J. Sandel énonce deux objections, la première concernant la liberté. Une armée de métier est elle en effet constituée de « volontaires » ou d'individus contraints de s'engager pour des raisons économiques ? De facto, Sandel constate que les jeunes gens les plus favorisés ne servent plus dans l'armée américaine, ce qui témoigne de l'injustice de la répartition des obligations militaires, lorsque c'est le marché qui en décide. La deuxième objection consiste à définir l'engagement dans l'armée, au même titre que la responsabilité de juré, comme un devoir civique qu'il ne convient pas de mettre en vente sur le marché. Les citoyens risquent de perdre cette liberté qu'ils croient ainsi gagner, dans la mesure où l’Etat n'a plus alors à rendre des comptes des guerres qu'il engage. L'auteur note pourtant les réticences des Américains à parler de leur armée de métier comme d'une armée de mercenaires, même s'ils commencent à recruter dans leurs rangs des étrangers, ainsi que des contractuels de droit privé.
Dans un deuxième temps, M. J. Sandel s'appuie sur l'exemple américain d'un contrat passé entre un couple infertile et une femme de 39 ans, ayant consenti à porter leur enfant pour une somme de 10000 dollars et à renoncer à tous ses droits maternels. Mais, à la naissance, la mère porteuse refuse de remettre l'enfant. M. J. Sandel évoque tout d'abord les arguments de la justice en première instance, pour balayer toutes les objections cherchant à justifier la rupture de contrat. Celui-ci, ayant fait l'objet d'un consentement éclairé ne peut être annulé ; il ne s'agit pas d'un contrat de vente, mais d'un échange de services. Et enfin, il ne justifie pas l'exploitation de la femme (la mère porteuse), mais lui reconnaît la même liberté de vendre ses facultés reproductives, qu'à l'homme de vendre son sperme. Pourtant la Cour Suprême du New Jersey a renversé cette décision, au motif que l'accord passé n'était pas volontaire, parce que la mère ne peut prendre de décision éclairée qu'à la naissance du bébé. De surcroît, de tels contrats, s'ils sont motivés par la rémunération, sont ils volontaires ou contraints par des raisons économiques ? Enfin ne justifient-ils pas la vente d'un bébé, bien plus qu'un échange de services , puisque la mère porteuse s'engage non seulement à le porter pendant neuf mois, mais aussi à renoncer à tous ses droits sur lui ?
Concernant ce débat, libertariens et utilitaristes seraient favorables au contrat de maternité de substitution, les premiers parce qu'il respecte la liberté des adultes consentants, les deuxièmes parce qu'il promeut le bien être général. Toutefois, face au développement du business de la gestation pour autrui, « délocalisée et parcellisée », M. J. Sandel se demande s'il est des des choses que l'argent ne devrait pas acheter et quels sont les critères ou les normes permettant d'en juger.
Pour répondre à cette question, M. J. Sandel fait référence à la théorie kantienne du respect de la personne en tant que fin en soi, qui ne se fonde ni sur l'utilité générale, ni sur l'idée libertarienne que nous serions propriétaires de nous mêmes. Kant s'oppose à l'utilitarisme qui voudrait fonder les principes moraux sur le désir de bonheur, qui peut tout au plus conduire les hommes à la prudence, mais non à distinguer clairement le bien du mal. La liberté ne consiste pas non plus à choisir de satisfaire tel ou tel désir s'imposant à moi pour être heureux, mais à agir de façon autonome, en fonction d'une loi que je me dicte à moi même. C'est en agissant par devoir en effet que l'homme est vraiment libre, c'est-à-dire capable d'agir en vue d'une fin que ni ses désirs ni ses inclinations ne lui imposent, mais que lui fixe sa raison. Or cette fin en soi ne peut être que l'humanité, dans sa personne aussi bien que dans la personne d'autrui, dont la morale exige le respect en tant qu'être rationnel et condamne toute instrumentalisation. La morale kantienne suppose, en effet, que l'on puisse définir l'homme comme un être rationnel, capable donc d'échapper au déterminisme du monde sensible et d'affirmer ainsi l'autonomie de sa volonté. Cette conception morale de l'autonomie conduit Kant à condamner, par exemple, certains actes entre adultes consentants, comme les rapports sexuels occasionnels ou la prostitution, parce qu'ils sont contraires à la dignité de l'homme. Enfin, au nom des mêmes principes, Kant rejette l'utilitarisme en politique, comme incapable de définir les droits fondamentaux, sans les faire reposer sur une conception particulière et relative du bonheur. C'est d'un contrat imaginaire, obligeant chacun à obéir à la loi comme s'il lui avait donné son suffrage, que ces droits doivent être déduits, afin d'harmoniser les libertés entre elles.
L'idée d'un contrat supposant un consentement hypothétique donne à Sandel la possibilité d'opérer un rapprochement entre Kant et J.Rawls. Ce dernier, en effet, offre deux siècles après Kant, une nouvelle version de ce que pourrait être un tel contrat. A condition d'imaginer des individus, donnant leur accord à des principes régissant la structure de base de la société, sous « un voile d'ignorance » concernant leur propre situation, c'est-à-dire à partir d'une position originelle d'égalité, il n'y aurait pas à douter que ces principes soient justes. L'objection ne tient pas, qui consisterait à dire que des principes de justice ne peuvent être tirés d'un contrat hypothétique, car selon M. J. Sandel, le consentement ne peut, à lui seul, fonder la justice des contrats effectifs. Les contrats ne peuvent obliger moralement qu'à condition de satisfaire simultanément aux exigences d'autonomie (de consentement), mais aussi de réciprocité. Or la plupart des contrats réels dérogent à ces deux principes, soit parce qu'ils sont contraints, soit parce qu'ils ne sont pas pris par des personnes placées dans les mêmes positions. A l'inverse, le contrat hypothétique de Rawls tire sa supériorité morale du fait qu'il remplit bien ces deux conditions, car le voile d'ignorance assure l'égalité de la position originelle. Il en résulterait, d'après Rawls, deux principes de justice mettant dos à dos l'utilitarisme et le libertarianisme, le premier garantissant, contre toute considération utilitaire, les libertés fondamentales de chaque individu, et le second défendant, contre les libertariens, une certaine égalité sociale et économique, les seules inégalités autorisées devant bénéficier aux moins favorisés. A travers ce deuxième principe dit « de différence », Rawls cherche à défendre une théorie de la justice distributive, ne faisant pas reposer la répartition des revenus sur des facteurs arbitraires d'un point de vue moral, comme les avantages liés à la naissance, aux contingences sociales ou aux talents naturels. Contre les partisans de la méritocratie, Rawls tient ces avantages pour des chances, bien plus que pour des mérites qu'une juste distribution devrait récompenser, car c'est, d'après lui, surtout aux attentes auxquelles les hommes ont droit dans un système donné, qu'un système juste doit répondre. La justice ne peut donc caractériser des faits naturels, mais la façon dont les traitent les institutions.
Cette affirmation conduit M. J. Sandel à examiner la question morale, controversée aux Etats-Unis, de la discrimination positive, qui invite à tenir compte de l'origine ethnique dans les politiques d'admission et de recrutement, afin de promouvoir la diversité au nom du bien commun . M. J. Sandel choisit d'examiner tout d'abord l'objection de principe qui consiste à dénoncer un handicap concurrentiel imposé à certains, pour favoriser l'égalité sociale et la mixité ethnique. En faisant référence à R.Dworkin pour répondre à cette objection, il cherche à montrer que la discrimination positive peut être défendue aussi bien par les utilitaristes que par des libéraux, considérant que les politiques de discrimination positive ne violent les droits de personne, dans la mesure où les procédures d'admission à l'université par exemple n'ont rien à voir avec le mérite moral des individus, mais avec les objectifs sociaux qu'elle s'assigne.
M. J. Sandel précise néanmoins que, selon Dworkin et conformément à la théorie de Rawls, pour que les objectifs visés par une institution favorisent une discrimination juste, ils ne doivent pas plus s'appuyer sur l'appréciation in abstracto des mérites individuels, que sur des préjugés raciaux, fondés sur la haine ou le mépris de telle ou telle catégorie d'individus, mais être au service du bien commun. Sandel en conclut que la question de la discrimination positive déplace en définitive le débat sur la nature même de ce bien, c'est-à-dire sur la légitimité des fins poursuivies par une institution, au regard desquelles seulement seront décidés les critères d'admission à l'université par exemple, c'est-à-dire « les mérites » qu'elle choisira d'honorer. Donc après avoir étudié la tentative rawlsienne, dans le prolongement de celle de Kant, de fonder une théorie de la justice neutre à l'égard de toute conception de la vie bonne, M. J. Sandel se tourne vers Aristote pour en mesurer la réussite.
Pour ce dernier en effet, on ne peut dissocier la question de l'équité de celle du mérite ou de la vertu, de façon à pouvoir donner à chacun le bien qui lui est dû. Pour résoudre ce problème, Aristote suit un raisonnement téléologique qui consiste à définir le but (telos) du bien qu'il s'agit d'attribuer. Si ce sont des flûtes, dont le but est de produire de beaux sons, c'est à ceux qui savent le mieux en jouer qu'elles devront revenir et non aux plus nobles ou aux plus beaux. Seule la fin que vise un bien détermine ici le mérite à prendre en compte dans une juste répartition de ce même bien. M. J. Sandel concède que le raisonnement téléologique a été abandonné dans l'explication de la nature, mais il considère qu'il garde toute sa pertinence lorsqu'il est question de morale et de politique. Ainsi la question de la légitimité de la discrimination positive à l'université ne peut être tranchée que par une approche téléologique de la justice, c'est-à-dire par un débat sur la finalité de l'Université comme de n'importe quelle institution sociale. De même, la question plus générale de savoir qui doit exercer l'autorité politique ne peut être résolue, selon Aristote, qu'après avoir déterminé la finalité de l'activité politique. Or, cette fin consiste à cultiver les vertus des citoyens et non à servir les intérêts de quelques uns ou à suivre la volonté d'une majorité. C'est pourquoi celui qui s'illustre par ses propres vertus civiques saura le mieux identifier le bien commun et méritera d'assumer les charges les plus hautes dans la cité, afin d'inciter les citoyens à prendre de bonnes habitudes et d'être ensuite capables, chacun selon sa nature, d'y jouer le rôle qui lui convient, y compris celui d'esclave, et non celui qu'il se serait choisi.
Pour continuer à examiner la légitimité des politiques de discrimination positive, Sandel se penche sur le deuxième objectif qu'elles se donnent, en guise de justification, et qui consiste à réparer des injustices passées à l'égard de minorités. Cet argument suscite néanmoins de nouvelles objections que Sandel passe au crible. Elles pourraient être résumées par la question de savoir si on peut faire porter le poids de la réparation à des personnes qui n'en sont pas directement responsables. Le problème soulevé n'est plus tant de savoir comment se mesure le mérite de chacun, que celui de définir les limites et l'étendue de la responsabilité collective. Les détracteurs des excuses publiques ou des réparations financières se réclament, d'après Sandel, d'un individualisme moral, d'après lequel ne les obligerait que ce à quoi ils ont eux-mêmes consenti. Une conception de la liberté est donc en jeu dans ce débat. Or, qu'elle soit fondée sur le consentement comme chez Locke, sur l'autonomie de la volonté comme chez Kant, ou sur un voile d'ignorance, comme chez Rawls, parce que toutes supposent le moi indépendant et libre, et défendent des principes de justice prétendument neutres concernant le sens de la vie bonne, elles sont incompatibles avec l'idée d'une responsabilité collective. Conformément à cette tradition politique libérale, les obligations mutuelles des citoyens défendues par les égalitaristes libéraux sont moins fondées sur leur appartenance à une même communauté que sur leurs droits individuels. Pour les libertariens, qui critiquent l’État social, elles sont même inexistantes. Pourtant M. J. Sandel prend le parti de démontrer que la liberté de choix individuel n'est pas le fondement de l'obligation morale et politique, dans la mesure où les individus sont aussi définis par des exigences morales dont leur volonté n'est pas la source, mais dont ils héritent en raison d'une identité essentiellement narrative, sans pour autant que celle-ci ne leur retire toute liberté de choix. Si une société juste ne peut résulter d'une théorie libérale du seul devoir, auquel l'individu consent, c'est parce que le citoyen n'y a pas d'autre obligation que de ne pas commettre d'injustice. Mais cette vision ne permet pas de penser les obligations non contractuelles de solidarité, qui découlent de l'appartenance à une même identité historique et sans lesquelles il serait difficile d'expliquer les obligations familiales ou communautaires. M. J. Sandel constate ainsi la réalité et la puissance du patriotisme américain, dont il reconnaît cependant que la moralité peut être discutée, dans les débats sur l'immigration ou le protectionnisme en économie. Mais il considère également que ces formes de solidarité peuvent lier, en raison de leur histoire, des hommes appartenant à des communautés différentes et justifier des réparations pour des injustices passées, ce que ne permettait pas l'individualisme libéral. Il ajoute que ce patriotisme peut être critiqué, si l'on a honte de la communauté à laquelle on appartient, ce qui prouve encore une fois qu'on peut se sentir responsable d'une situation à laquelle on n'a pas soi même consenti. Enfin Sandel évoque certains dilemmes qui ne pourraient pas être expliqués, si on ne reconnaissait pas une réalité au sentiment de loyauté envers la famille ou la patrie, lorsqu'il entre en contradiction avec le devoir de ne pas commettre d'injustice. M. J. Sandel en conclut que l'on ne peut concevoir une société juste, en s'appuyant sur les seuls principes auxquels des individus rationnels pourraient consentir, à l'exclusion des obligations de solidarité et d'appartenance, liées à notre identité narrative et fondées quant à elles sur une certaine conception du bien. Qu'une telle conception ne soit pas défendue seulement par des conservateurs Républicains, M. J. Sandel en veut pour preuve l'évolution du discours politique des Démocrates américains, de Kennedy à Obama, concernant l'attitude de l'Etat vis à vis des valeurs morales et religieuses . Si le premier a affiché une franche neutralité libérale, le second a reconnu l'influence de la religion sur ses valeurs. De même, M. J. Sandel considère que la neutralité est impossible dans les débats sur l'avortement et les recherches sur les cellules souches embryonnaires, car ils soulèvent la question de la définition de la personne. Le principe de la liberté de choix individuel ne suffit pas non plus, selon Sandel, à justifier le mariage homosexuel, ni à clore le débat qu'il suscite, car il oppose des conceptions différentes au sujet des fins du mariage et des vertus qui s'y rapportent. Sur ce point encore, l’Etat n'est pas neutre, puisqu'il n'irait pas jusqu'à autoriser la polygamie, pas plus qu'il ne renoncerait à accorder une reconnaissance sociale et une valeur morale au mariage civil. L’Etat, qui autorise donc le mariage homosexuel, défend une conception non théologique du mariage, qui ne lui assigne pas la procréation comme fin, mais l'engagement mutuel, exclusif et permanent comme condition.
En conclusion M. J. Sandel se demande quel discours politique pourrait incarner une conception de la justice qui suppose une réflexion sur la vie bonne et qui ne peut se réduire à la question de la répartition des biens. Au politique, il incombe donc, selon M. J. Sandel, d'éveiller un sens de la communauté, au sein d'institutions, comme l'école ou le service militaire, encourageant la solidarité et la responsabilité mutuelle. Il s'agit également de porter davantage attention aux inégalités engendrées par le marché, parce qu'elles portent atteinte aux vertus civiques, ce qui ne revient pas à justifier seulement une meilleure répartition des biens, par l'utilité ou le consentement. A la simple exigence de redistribution des revenus, en effet, Sandel oppose la défense de services publics de qualité pour tous. Enfin, au lieu d'éviter, voire de supprimer les controverses, l’Etat devrait garantir la délibération publique sur les questions morales et religieuses, puis qu'aucune neutralité en la matière n'est possible.
En donnant à comprendre que le bien commun prime sur les choix individuels, Sandel pourrait se voir reprocher un certain conservatisme. En réalité il défend l'idéal républicain, au sens rousseauiste du terme, d'une société dans laquelle le citoyen est appelé à se démarquer de l'individu privé, seul maître de la hiérarchie de ses buts personnels, afin d'adopter le point de vue de l'ensemble. Sandel ne défend donc pas un communautarisme figé et replié sur lui même, mais il oppose aux inégalités et aux injustices engendrées par la société individualiste et mercantile le sens du commun. Néanmoins, si ce dernier se fonde sur ce que M.J Sandel appelle « l'identité narrative », la communauté qu'il appelle de ses vœux court toujours le risque de rester rivée sur son passé, attachée à des valeurs morales traditionnelles, l'empêchant d'être ouverte, généreuse et tolérante. Si cette identité ne doit pas lui ôter la possibilité de s'ouvrir à la différence, pour former une communauté plurielle et éclairée par la délibération publique sur les différentes conceptions de la vie bonne, alors peut-être s'agit il moins d'une identité « narrative » que politique ? A la lumière des analyses de M. J. Sandel, tout lecteur français ne peut manquer de s'interroger, en particulier, sur la laïcité et sur son pouvoir de fonder une communauté sur la neutralité de la sphère publique, dont M. J. Sandel semble remettre en cause la possibilité. Celle-ci peut-elle, malgré tout, être obtenue en permettant aux différentes convictions religieuses de cohabiter sans en privilégier aucune, ou bien, en les mettant hors jeu du moins, dans la sphère publique, ne cherche -t-elle pas à imposer une conception a-religieuse de la vie bonne et du bien commun ? A en croire Sandel, seule la réalisation de ce but, c'est-à-dire du bien commun, pourrait donner aux tenants d'une laïcité « positive », la force de persuasion nécessaire, pour résoudre les controverses suscitées par les différentes conceptions de la justice, défendues par les Religions ou l'Etat.
Marie-Christine Ibgui