Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, La découverte/Philharmonie de Paris, « Culture sonore », traduction par Maxime Boidy, Paris, 2015 Lu par Pierre Arnoux

Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, La découverte/Philharmonie de Paris, « Culture sonore », traduction par Maxime Boidy, Paris, 2015 Lu par Pierre Arnoux

http://extranet.editis.com/it-yonixweb/IMAGES/DEC/P3/9782707185839.jpg

L’Histoire de la modernité sonore est considéré comme l’un des ouvrages fondateurs des sound studies1 études interdisciplinaires faisant du champ sonore à la fois leur objet et « une voie d’accès alternative à des problématiques centrales qui animent la réflexion en sciences humaines et sociales »2.

Son auteur, Jonathan Sterne, professeur à l’Université McGill de Montréal, se propose ainsi de comprendre « l’altération de la nature, de la signification et des pratiques sonores à la fin du XIXe siècle » (p. 5) en procédant à une histoire des technologies sonores, abordée « du point de vue archéologique », (p. 15) explicitement référé à la généalogie nietzschéenne et sa reprise foucaldienne (p. 39). Il s’agit de restituer le processus d’« extériorisation » du son, c’est-à-dire sa constitution comme entité autonome et objective, telle qu’elle a accompagné le développement des technologies de reproduction sonore, sans pour autant être unilatéralement déterminée par lui. Loin des approches « d’ordre mécanique », déterministes et s’appuyant sur la seule histoire des techniques, Sterne veut donc se pencher sur « les univers culturels et sociaux dans lesquels [les technologies de reproduction sonore] ont éclos »3 et qu’elles ont transformé en retour. En ce sens, comme le résume l’auteur, « Une histoire de la modernité explore la possibilité de reproduire le son [et] la façon dont ces technologies ont favorisé des mouvements culturels plus vastes encore. » (p. 6).

A ce titre, l’autre enjeu explicite de l’Histoire est la compréhension de la part qu’a prise le sonore dans la constitution de la modernité, et plus précisément encore dans « les formes modernes de la connaissance, de la culture et de l’organisation sociale » (p. 7). Le rôle du son et des pratiques sonores a en effet, selon l’auteur, été en grande partie masqué par le modèle visuel, prépondérant depuis les Lumières dans la manière dont l’Occident pense son évolution. En témoigne ce que Sterne nomme « litanie audiovisuelle », répartition binaire et simpliste de différentes qualités attribuées aux objets de la vision et de l’audition, qui parcourt les sciences humaines et qu’il entend invalider.

 

 

 

 

Le premier chapitre étudie ainsi « les différents affluents qui ont alimenté la possibilité de reproduire le son tel que nous le connaissons » (p. 52). Son point de départ est le phonautographe, appareil de reproduction sonore intégrant à son mécanisme une véritable oreille humaine. Il s’y cristallise pour Sterne un renversement majeur dans l’histoire de la compréhension du son, marquant l’avènement d’un « nouveau régime acoustique » (p. id.) que Sterne nomme « tympanique ». Désormais en effet, le domaine sonore n’est plus conçu en référence à son origine, et en particulier à ces sources insignes que sont la voix et les instruments de musique, mais comme catégorie générale, regroupant tout ce que l’oreille perçoit et qu’elle transduit, c’est-à-dire tout son qu’elle transforme une première fois (en une autre forme d’énergie – mécanique ou électrique), avant de le transformer à nouveau en son. Cette transduction devient « la clé de la reproduction sonore » (id.), son modèle technique et comme le schème intellectuel commun aux entreprises de rationalisation du champ sonore. A cette nouvelle conception viennent se rapporter les projets d’éducation des sourds à la parole, l’otologie – science de l’audition – en essor, les études physiologiques sur l’audition, les modèles et lois anatomiques de la voix humaine ainsi que ceux du processus musical.

Après cette étude de la construction historique du concept contemporain de son, les chapitres 2 et 3 détaillent l’avènement de « techniques du son », c’est-à-dire d’« ensemble[s] de pratiques d’écoute articulées à la science, à la raison et à l’instrumentalité ayant favorisé le codage et la rationalisation de ce qui est entendu » (p. 40). Ces techniques du son sont considérées par l’auteur comme la source des technologies et des pratiques de reproduction sonore contemporaines. Sont successivement analysées l’invention du stéthoscope, intégrée à une relecture critique de Naissance de la clinique de Foucault, puis la télégraphie et la radiophonie (ch. 3) qui étendent aux classes moyennes les habitudes de segmentation de l’espace qui accompagnent le développement d’une écoute toujours plus technique.

Le chapitre 4 peut dès lors s’attacher au contexte historique des premières technologies de reproduction sonore (téléphone, phonographe, radio, etc.) et s’emploie à montrer que « les médias sonores possèdent une même origine culturelle et sont le fruit d’un contexte social et industriel commun » (p. 264), qui explique cette « similarité technique et pratique » que « les médias, de toute évidence, possèdent » (p. 263). Pour l’auteur en effet, un média se définit par l’association d’objets technologiques à des utilisations déterminées, précisément parce que ceux-là ne préjugent pas de celles-ci. L’histoire sociale et culturelle est donc requise pour comprendre ces « conditions d’usage » (p. 261) qui définissent un média. Et la compréhension ainsi construite se fait par là même critique, puisqu’elle révèle la contingence de rapports sociaux revêtus d’une « objectivité fantomatique » (id.) et fait ainsi entrevoir la possibilité d’autres pratiques sonores. Sterne fait fond ici sur une conception de la réification héritée de Lukacs, non sans insister sur l’autonomie qu’il accorde à chaque secteur et à chaque objet (p. 262), dans la lignée des travaux de S. Hall et de R Williams, figures centrales des cultural studies.

Une fois éclairci le contexte socio-culturel qui leur est essentiel, Sterne peut dans le chapitre 5, le plus stimulant sans doute, décrire la formation et les attendus du mythe de la « fidélité » en matière sonore, comprise comme médiation ayant vocation à disparaître entre un original et une copie. Il apparaît que ce complexe notionnel est une construction historique contingente, et « n’est qu’une manière parmi d’autres de décrire la reproduction sonore » (p. 316). Pour Sterne, s’il existe un lien causal entre original et reproduction, c’est parce que « l’original est lui-même un artéfact du processus de reproduction » (p. 317) – et non l’inverse. Cette affirmation s’entend bien sûr en un double sens, conceptuel et matériel. L’idée qu’un son puisse être qualifié d’ « original » n’a en effet de sens, fort logiquement, qu’à partir de l’existence de quelque chose comme une copie, ainsi que l’on nomme le produit de la reproduction. D’autre part, d’un point de vue matériel, toute prise de son et a fortiori tout enregistrement en studio doivent répondre à des critères précis, artificiels en ce sens, pour faire l’objet d’une reproduction convaincante. De manière générale, Sterne constate qu’une « représentation de la reproduction utile sur le plan commercial », immortalisée par le tableau His Master’s Voice, utilisé par la firme Victor et dont Sterne traite en détail, est confondue avec le « caractère ontologique du son reproduit » (id.). Enfin, par l’analyse des discours et pratiques publicitaires des compagnies phonographiques au tournant du siècle dernier, Sterne tente d’expliquer la persistance des discours de la fidélité et de l’authenticité en les référant en dernière instance à un certain type d’expérience, caractérisé par une certaine forme d’intensité – sans pousser plus avant l’analyse. Comme le souligne l’auteur, en matière sonore comme dans d’autres médias (cinéma, peinture) il n’y de réalisme que construit et codifié ; c’est dès lors ailleurs que dans une éventuelle ressemblance qu’il faut chercher les raisons de ses effets.

Enfin, le sens actuel des enregistrements sonores, qui achève selon Sterne le processus de leur « extériorisation », au sens que lui donne l’auteur, doit être compris dans les rapports complexes qu’ils entretiennent avec les représentations et les pratiques entourant la mort, plus particulièrement la présence des défunts et leur embaumement.

Le 6ème chapitre analyse enfin l’utilisation qui a été faite de l’enregistrement aux Etats-Unis dans l’ethnologie, vis-à-vis des peuples autochtones « à l’agonie ». La fin du 5ème chapitre prépare ce changement de perspective replaçant les pratiques sonores dans des tendances sociales et historiques plus générales. Si l’idée d’une construction de l’original s’y voit illustrée de manière exemplaire, dans la manière dont les anthropologues disposent le réel en vue de son enregistrement, Sterne s’attelle surtout à dévoiler progressivement le rapport entre enregistrement sonore et domination : c’est à titre de formes primitives de civilisation, sur une échelle historique linéaire et homogène, que les chants et langues sont enregistrés. Ils appartiennent en ce sens déjà au passé et c’est bien ce que l’enregistrement, littéralement, enregistre. Sterne y voit réitéré « un refus de co-temporalité » qui passe par le déni des effets de la modernité, « origine d’une destruction programmée des modes de vie indigènes. » (p. 455) ; plus encore, l’enregistrement « marbre » la culture potentiellement dynamique qu’il enregistre en vue de son étude future, niant ainsi deux fois son historicité.

Sterne peut ainsi, en conclusion, revenir sur le sens et la fonction du « constructivisme sensitif » qu’il défend au sein d’une théorie sociale (définie dans sa grande généralité comme théorie du rapport entre individu et société) s’enracinant dans le marxisme et se prolongeant, via l’École de Francfort et la french theory, dans les différents courants des studies.

Reprenant l’idée devenue courante selon laquelle l’activité de l’historien est déterminée, dans ses choix fondamentaux par l’interprétation qui sourd de son désir, Sterne voit dans son travail sur la « possibilité » - de pratiques d’écoute, de technologie, d’événements – un élément pour une conception ouverte de la société humaine et de son futur. A l’opposé d’une approche transhistorique, telles celles de W. Ong, disciple de MacLuhan, ou de A. Murray Schafer, l’auteur du concept de « paysage sonore », l’historicisation intégrale de Sterne lui paraît garante de la plasticité humaine, et source d’espoir pour les formes d’humanité future – puisqu’ici, ce sont « d’autres organisations sociales, (et d’autres évaluations savantes) de nos facultés acoustiques » qui seraient possibles (p. 495). En montrant que l’idéal communicationnel et métaphysique de la co-présence masque des réalités historiques diffuses et multiples, Sterne espère faire renoncer aux idéaux rétrogrades qui innervent d’après lui notre conception de la politique et promouvoir la possibilité de formes de communication plus intégrantes.

Revenant dans un entretien, à l’occasion de la parution française de son ouvrage, sur ses intentions, Sterne affirme que « [s]on but est de prolonger les analyses de la technologie et du pouvoir que proposent les cultural studies, le féminisme et les science and technology studies en les ouvrant à ce que les médias sont, à ce qu’ils font, et à quoi ils servent.4 » - objectif que poursuit également son ouvrage suivant, dont la traduction est également à paraître aux éditions La Découverte/Philharmonie, dans la collection « La rue musicale : culture sonore ». L’intention est claire et le cadre posé. Toutefois, comme le soulignent également différentes recensions,5 et pour le dire platement, l’ouvrage de Sterne ne présente pas d’apport méthodologique et philosophique majeur. Il « prolonge » effectivement des recherches dont l’appareil conceptuel a été fixé par d’autres, dont se réclame explicitement l’auteur, tout en laissant en suspens la nature de « l’ontologie plurielle » qui supporte son constructivisme historique.6 Il n’en reste pas moins remarquable par la quantité de matériaux qu’il brasse et la clarification qu’apporte leur traitement à des problèmes esthétiques (la reproductibilité) ou politiques (les stratégies et pratiques de la domination) aujourd’hui incontournables.

                                                                                                                                                    Pierre Arnoux

....................................................................................................................................................................................................

1Nous reprenons ici des éléments de la présentation précise qu’en fait B. Gallet dans sa recension, à laquelle on ne peut que renvoyer dans son ensemble, récemment parue dans Critique. Cf. « Le son comme terrain : richesse et enjeux des sound studies », Critique, 2016/6 (n° 829-830), p. 483-518.

2Extrait en ligne d’un entretien paru dans le numéro 11 de la revue POLI - politique de l’image (octobre 2015) dans Notes de passage. Le magazine en ligne de la Philharmonie de Paris, http://philharmoniedeparis.fr/fr/magazine/sound-studies-une-nouvelle-discipline#5

3Rappelons le titre original de l’ouvrage : The Audible Past. Cultural origins of sound reproduction.

4http://philharmoniedeparis.fr/fr/magazine/sound-studies-une-nouvelle-discipline#5, déjà cité.

5A l’article de B. Gallet déjà cité il faut ajouter la recension d’E. Buch, « Le passé audible : des humains, des machines et des sons, paru dans la Revue internationale des libres et des idées, n. 2, nov.-dec.2007, p. 55 et disponible à l’adresse suivante : https://hal.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/1053331/filename/Buch_Revue_de_livre_Le_passe_audible.pdf

6Les attendus de cette question sont développés dans la recension citée plus haut de B. Gallet, qui y voit un symptôme et une limite de l’ensemble des cultural studies.