Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre - Court traité philosophique, PUF, 2014, coll. Perspectives critiques, 130 pages, lu par Guillaume Lillet
Par Michel Cardin le 13 janvier 2017, 17:26 - Philosophie politique - Lien permanent
Cette Rhapsodie pour le théâtre est composée de courts textes, d’aphorismes, d’abord publiés entre 1985 et 1989 dans la revue L’Art du théâtre dirigée par Antoine Vitez, pour lequel Badiou ne cache pas son admiration ; ils furent une première fois regroupés en 1990 avant de reparaître augmentés d’une préface de l’auteur, « Gloire du théâtre dans les temps obscurs », dans cette nouvelle édition des PUF.
Il s’agit donc d’un traité philosophique sur le théâtre, ou sur un théâtre en particulier d’abord, celui de l’effondrement d’un monde bipolaire au sortir de la guerre froide ; mais une réflexion sur ce théâtre situé dans le temps, nourrie par cette époque spéciale, a nécessairement une portée plus large et concerne le théâtre comme ayant toujours été une des affaires de l’Etat, pour ne pas dire une affaire d’Etat. « Entre le ronron du faux théâtre », la satisfaction démocratique et le nihilisme inactif, le théâtre doit trouver un passage. Il faut donc distinguer le vrai théâtre, théâtre sans guillemets dit Badiou, et le faux théâtre (« théâtre »), théâtre de boulevard essentiellement, privé, intéressé et par conséquent désétatisé. Ce dernier s’est donc affranchi de ce qu’était initialement le théâtre et qu’il doit pourtant, dans sa vérité, rester : un théâtre public, un théâtre au service du public, un théâtre de l’Etat. C’est en ce sens que le théâtre se différencie du cinéma car, en tant que représentation, il présuppose un public ; c’est un spectacle vivant, public, pour un public vivant, un public de citoyens lui faisant face. Le cinéma est avant tout comptable. « Le théâtre seul est adossé à l’Etat, le cinéma n’est que du Capital. Le premier surveille la foule, le second disperse les individus ». On retrouve, bien entendu, les lignes directrices de la pensée philosophique et politique de Badiou.
Dès lors, nous comprenons qu’il y a isomorphie entre le théâtre et la politique comme le montrent leurs éléments fondamentaux : lieu/organisations, texte/référents textuels, metteur en scène/penseurs, acteurs/noms propres, décor/Etat, costumes/points de vue contrastés, public/masses événementielles. Comme la représentation théâtrale, la politique est située dans le temps et l’espace, elle a lieu et la permanence de l’Etat a tendance à nous faire oublier cette précarité temporelle. On retrouve ici le concept de « fidélité événementielle » : c’est dans l’événement qu’éclate la vérité, qui est plus une question pratique que théorique, un processus d’où émerge quelque chose de nouveau, à la fois singulier et universel. « Une représentation est alors une enquête sur la vérité, enquête dont le Spectateur est le sujet évanouissant ». Le faux théâtre, qui s’adresse à un public désigné, un public de classe, est le théâtre de la propriété privée. Le vrai théâtre en revanche est le seul public au sens où il s’adresse à un vrai public, un public « générique » ; et ce théâtre se fait rare, il est de plus en plus dissimulé par le faux théâtre, comme la vraie politique l’est également par cette apparence de politique qui se joue dans sa forme parlementaire. Il existe d’ailleurs des théâtres nationaux, mais pas vraiment de cinémas nationaux par exemple. Ainsi, quand le « théâtre » n’est que divertissement, plaisir pour lequel on paie, le Théâtre exige un travail d’interprétation de la part du Spectateur, qui doit comprendre ce qui nous est dit de l’Etat et de la situation ; il doit interpréter l’interprétation. Le Théâtre secoue son Spectateur et son public, c’est une machine contre la paresse, un mouchard du monde qui dit le réel, tandis que le « théâtre » endort les individus. Par l’intermédiaire de dialogues entre « L’empiriste » et Badiou lui-même (« Moi »), ce dernier prend parti et cite des œuvres produites par ce vrai théâtre : Dans la solitude des champs de coton de Koltès par Chéreau, pour ne donner qu’un exemple.
D’où cette question, au cœur de la réflexion sur le sens, la nature du théâtre et son lien à l’Etat : « le théâtre n’est-il pas le seul art qui établit une visibilité de l’Etat ? Le seul art qui le montre ? » Le théâtre représente toujours de l’Idée au sens platonicien du terme et, comme le disait également Vitez, « tout théâtre est théâtre d’Idées ». Par la représentation de la représentation, le théâtre distancie l’Etat notamment parce qu’il montre toujours ce qu’il aura été, il joue au passé, ce que l’on voit dans le théâtre de Corneille et Racine par exemple qui, malgré leurs différences, parlent de ce que sont les hommes en vérité, l’un s’empêtrant dans les impasses de la politique, l’autre faisant d’emblée comme si elle n’existait pas.
Le théâtre se jouant dans une temporalité précaire, c’est au cours de la représentation, comprise comme événement, que le Spectateur doit tenter d’accéder à la vérité qu’on lui propose, d’où l’importance de l’entracte, qu’il est « barbare », « cinématographique » même, de supprimer. Pendant l’entracte, on peut discuter, écouter, entendre les autres, dans le temps même du spectacle. La haine du Théâtre - Badiou y revient souvent comme une évidence - est liée à la crainte de se découvrir, justement, incapable de l’aimer, de fournir l’effort qu’il demande et de n’être bon que pour le « théâtre », le boulevard en somme ; le remord de se découvrir « incapable de Théâtre ». Et c’est bien de l’événement ponctuel dont il est ici question et non du texte. C’est la représentation qui fait d’un texte un texte de théâtre, pas l’inverse, et en ce sens elle est première en principe. Et c’est pourquoi le théâtre peut s’emparer de n’importe quel texte : il n’y a pas de texte de théâtre a priori, avant qu’il soit joué hic et nunc, qu’il devienne donc un événement. Dès lors on peut dire qu’il n’y a pas non plus de texte de politique car seule l’action, véritablement créatrice, décide de ce qui est ou non politique. « Le texte de théâtre est un texte exposé à la politique » car il apparaît quand il y a conflit, discordance entre deux personnages. Et comme les seuls vrais conflits sont politiques ou amoureux, là sont les deux sujets du théâtre.
Badiou aborde enfin la question de l’éthique du théâtre et particulièrement de l’acteur, qu’il avoue ne pas aimer beaucoup s’il n’est pas en même temps l’intellectuel de son art. De même que l’on s’est longtemps interrogé sur l’existence de l’âme féminine, de même l’acteur pourrait être un sujet sans substance ; c’est pourquoi le théâtre ne saurait se détacher de cette question : « l’âme des femmes, si elle existe ». En effet, un des enjeux majeurs de l’éthique du théâtre est de montrer que nulle différence n’est naturelle, particulièrement celle entre les hommes et les femmes. S’ils diffèrent, cette différence n’est pas substantielle et si les femmes n’ont pas d’âme, alors personne n’en a puisque la distinction est artificielle. C’est en ce sens que le théâtre est féministe : la différence entre les sexes n’est pas fondée en substance. Ni l’homme ni la femme n’existent finalement puisque tout acteur est fondé à en « produire les signes ». Longtemps les rôles de femmes ont été joués par des hommes. Le théâtre imite donc l’imitation féminine. Dès lors le mauvais théâtre, le faux théâtre, est celui qui « naturalise les différences » affirme l’auteur. « Il cède sur l’éthique du jeu en ce sens qu’il distribue des substances ». Le mauvais théâtre est confit dans un réseau de signes, de gestes, que son spectateur vient chercher et reconnaître ; c’est un théâtre facile et divertissant puisqu’il n’exige pas l’attention soutenue du Spectateur de Théâtre, soumis à « des différences indiscernables qui ont lieu sur scène pour la première fois ». La vertu de l’acteur est donc avant tout éthique et non pas technique : entre les propositions artistiques de l’auteur et du metteur en scène, il doit être singulier, là où l’acteur de boulevard se trouve ossifié dans des substances préexistantes, des rôles, des représentations. Ce n’est donc pas aux acteurs de venir saluer à la fin du spectacle mais à l’auteur et au metteur en scène, dont les premiers ne sont que les instruments ; car ce sont eux qui font les propositions artistiques essentielles.
Le théâtre se trouve donc pris dans ces trois dialectiques : objective (l’Etat du théâtre), subjective (l’éthique du jeu) et absolue (mise en place d’un désir ou d’une idée) respectivement dévolues au metteur en scène, à l’acteur et au spectateur.
Ainsi, assister à une représentation théâtrale, c’est être confronté à une humanité générique, à des personnages éternels dont les noms propres sont aussi des noms communs et qui peuvent exister à tout instant, dans l’instant de cette représentation justement qui est « instant de la pensée ». Le texte détient l’éternité des figures, la représentation nous les fait percevoir dans l’instant, lequel s’élucide dans le temps et nous y oriente. Le théâtre fait exister l’éternité dans l’instant.
Au regard de son importance pour le public, qui s’est réduit à un public de classes, « la présence dans les salles de théâtre doit devenir obligatoire ». L’on retrouverait là le théâtre dans sa dimension de service public. Fut un temps où l’on payait les gens pour s’y rendre, pour aller s’y éduquer. Cela ne manquerait pas de renforcer la création. Au fil du texte, Badiou n’hésite donc pas à formuler des réformes précises et concrètes pour un vrai théâtre public. « Le théâtre vaut preuve pour tout état réel, présent, du lien de l’être et de la vérité ».
Guillaume Lillet