Ph. Danino, Philosophie du problème, CNRS Editions, Paris, 2021, lu par Jérémy Girard-Robin

Lorsque le philosophe se donne l’idée de problème comme thème de réflexion, il peut avoir en tête la raison d’être de sa propre discipline, adossée à quelques grands noms de son histoire (Bergson, Deleuze …). En effet, que le problème soit l’objet d’une rencontre (le problème est ce qui nous « tombe dessus ») ou qu’il soit l’objet d’une position (la fameuse « problématique »), la philosophie, pour problématisante qu’elle soit, ne saurait faire du problème l’impensé de sa propre pratique. Certes, le problème en philosophie fait l’objet d’une réflexion, mais celle-ci est trop souvent méthodologique et rarement philosophique. Et pour cause : le problème est d’abord ce à quoi le professeur rend sensible et ce que l’apprenti philosophe, élève ou étudiant, apprend à construire -- il fait donc l’objet d’un discours spécifique (problématologie) énonçant les moyens principaux de présenter un problème et de le déployer. Ainsi, dans le champ philosophique, les différents ouvrages de méthodologie constituent le lieu essentiel où l’idée de problème se trouve thématisée, sans que cette idée ne fasse nécessairement l’objet d’une réflexion philosophique précise, c’est-à-dire in fine problématique. C’est donc l’objet du livre de Philippe Danino que de proposer une ample réflexion philosophique sur l’idée même de problème.

 
Une approche problématique du problème, et non seulement méthodologique, consiste à partir de l’équivocité même de la notion pour interroger les conditions de possibilité du problème : celui-ci existe-t-il à même la réalité des choses ou est-il une pure construction intellectuelle ? Est-ce que l’on exhume des problèmes ou est-ce qu’on les fabrique ? Si ces questions concernent tout problème quel qu’il soit (politique, technique, mathématique …), force est de constater qu’elles engagent avec plus d’acuité le sens même de la philosophie qui, dans son rapport au problème, cherche à se définir elle-même en évitant un double écueil : d’une part celui d’un rapport immédiat à l’expérience brute – car alors tout serait potentiellement « problématique » dans l’expérience, selon l’inflation du substantif que remarque Philippe Danino dans le langage, de la « problématique » du chômage à la « problématique » de la clef restée coincée dans la serrure --, d’autre part celui de l’effet rhétorique – car alors la philosophie serait réduite à une simple glose ou à un jeu dialectique.

Sous le premier aspect, celui de l’expérience, le chapitre I de l’ouvrage propose une élucidation du concept de « problème », qui ne saurait simplement être défini comme une difficulté : l’expérience donne à voir des « difficultés » qui ne sont pas des « problèmes », tels l’énigme ou le mystère. Le problème comporte une dimension spécifique de résistance et de souffrance, comme l’atteste l’étymologie que l’auteur expose de façon remarquable. Or si le problème se reconnaît à même la résistance que certaines expériences nous opposent, il n’est pas réductible à sa dimension d’obstacle : le problème nous arrête et nous fait commencer. La fin du chapitre I ouvre la voie, qui sera définitivement empruntée au chapitre III, à un dépassement de l’opposition apparente entre l’expérience du problème et sa formulation dans un discours. A ce titre, tout problème peut être défini par une mise à l’arrêt qui est en même temps féconde pour la pensée : en tant que le problème se rencontre, il déclenche du même coup une recherche qui met à l’épreuve l’intelligence de l’homme.

Or c’est le deuxième aspect, celui de l’effet rhétorique, qui permet d’interroger la spécificité du problème philosophique dans une réflexion sur le problème en général. En effet, on a l’impression que les fontainiers de Florence n’ont pas à justifier la problématicité inhérente à leur observation (laquelle conduira Galilée à remettre en question l’idée reçue de l’impossibilité du vide), alors que le philosophe paraît devoir se justifier davantage de la pertinence des problèmes qui à la fois l’arrêtent et le font commencer à réfléchir. Cet écart s’explique-t-il seulement par une différence d’objets et de méthodes entre la science et la philosophie ? Une telle approche aurait pour conséquence de considérer le problème scientifique comme nécessairement « sérieux », au sens où le scientifique transposerait dans son discours un étonnement à l’égard de la nature même des choses tout en travaillant à son élucidation, tandis que le problème du philosophe pourrait être renvoyé au simple plaisir intellectuel pris à répéter, en les faisant toutefois varier, les mêmes questions. Ainsi réduit à un pur exercice de forme, le problème philosophique sortirait rabaissé de sa comparaison avec le problème scientifique. Si Philippe Danino ne thématise pas comme telle cette opposition entre science et philosophie, il développe toutefois une analyse originale visant à dégager la spécificité du problème philosophique : d’une part, réduire le problème philosophique à un pur exercice formel reviendrait à confondre aporie et problème. A ce stade de sa réflexion, l’auteur aboutit à l’idée que l’aporie est davantage du côté de l’impasse, tandis que le problème est un obstacle ouvrant à une histoire et à un horizon -- le chapitre IV développera l’idée d’une historicité du problème philosophique là où les très belles pages de l’épilogue interrogeront l’idée d’une voie, d’un chemin ou d’une sortie hors du problème qui ne soit ni clôture ni dissolution. Mais, d’autre part (et plus radicalement), le problème philosophique ne se distingue pas de la science quant à son objet ou quant à sa forme, c’est plutôt qu’il n’y a véritablement de problématique « que » philosophique. Si la philosophie n’a pas le monopole des problèmes, elle a toutefois en propre de conduire un « questionnement problématique ». Le problème philosophique n’est pas n’importe quelle difficulté : « il est comme la question de la question, que la question initiale suggère ou appelle ; non pas une difficulté ponctuelle ou provisoire, mais la difficulté cruciale que la question sous-tend et qui la rend précisément embarrassante » (p. 71). L’un des exemples canoniques présenté par l’auteur est la question de savoir si les apparences sont trompeuses, qui met en jeu l’idée de connaissance du vrai : à première vue, bien des apparences nous trompent (le Soleil nous apparaît changer de position : est-ce à dire qu’il se meut ?) et nous comblons cette « lacune » en apprenant à dépasser l’apparence. Pourtant, celle-ci fut bien la condition d’un dépassement : la question problématique apparaît (si l’on ose dire) dès que l’on se demande « comment il est possible que l’apparence puisse tout à la fois manifester et dissimuler (la vérité) » (p. 72). La spécificité des problèmes de la philosophie tient-elle à la nature paradoxale des problèmes qu’elle pose ? En tout cas, cette spécificité est d’abord « objective » : l’objet de la philosophie, à la différence de la science, c’est le problème lui-même et, plus fondamentalement, une manière de construire un problème. La suite du chapitre II l’établira dans le détail, en prenant appui sur des exemples éclairants : Platon problématise à sa manière l’inconnue que représente pour lui l’idée de justice, Rousseau problématise à sa manière la tension que représente pour lui l’idée d’un fondement de l’autorité politique légitime. Cette manière de problématiser n’est pas rhétorique, elle n’est pas le résultat d’un étonnement surjoué : le problème philosophique émerge de ce qui, dans la réalité, fait problème. Le chapitre III procède à une analyse de ce qu’il faut entendre ici par « réalité » : une partie du travail philosophique consistera à se rendre attentif aux choses, afin de se rendre sensible à ce qu’il y a en elle de problématique. Le « sens des problèmes », selon l’expression de Bergson, pourrait être compris comme le développement d’une sensibilité attentive à ce que tout problème posé ne soit pas sans objet. C’est pourquoi la deuxième partie du chapitre est consacrée à une analyse fine du « faux problème » en philosophie.

Le chapitre IV est sans aucun doute le plus ambitieux de l’ouvrage, car les conséquences d’une réflexion sur l’historicité des problèmes philosophiques conduit, sinon à un renouvellement de la pratique philosophique, du moins à une attention portée à ce qu’il y a de fécond dans l’approche d’une histoire philosophique des problèmes. On pense ici bien sûr immédiatement à l’opposition entre « philosophie analytique » et « philosophie continentale ». Or Philippe Danino tente précisément de dépasser cette opposition en développant l’idée d’une « histoire comme problémographie » (p. 168) : l’histoire de la philosophie ne consiste pas à retracer, de façon thétique ou doctrinale, l’histoire des solutions, mais bien l’histoire des problèmes. Une dérive historicisante de l’histoire de la philosophie consisterait à se représenter des thèses philosophiques comme autant de réponses pouvant s’affronter autour d’un thème commun. Mais le concept de « problémographie » introduit par Philippe Danino consiste d’abord à remarquer que le problème de la maîtrise des passions ou le problème des rapports de la raison et de la foi sont des problèmes qui ont certes une histoire, mais surtout une historicité. Quelle est la différence ? Dans le premier cas, on remarque que le problème de la maîtrise des passions s’est posé aux stoïciens, à Descartes ou à Pascal. Dans le second, on fait un pas supplémentaire qui consiste à thématiser la manière spécifique dont le problème se pose aux stoïciens, qui en un sens n’a rien à voir avec la manière dont il se pose pour Descartes, etc. L’idée de problémographie s’oppose alors à l’idée d’une philosophia perennis : « Une problémographie, telle que nous la proposons ici, conçoit par conséquent l’histoire de la philosophie non à la façon d’une « continuité dynamique », ni comme un déroulement chronologique, mais sur le mode la rupture. Son objet est de mettre au jour ces ruptures problématisantes (…) » (p. 194). Même si Philippe Danino n’emploie pas l’expression, il reste que la méthode problémographique est exigeante, car elle revient à faire ce que l’on pourrait appeler l’écologie d’un problème, c’est-à-dire à examiner un problème dans son environnement historique immédiat en se montrant attentif aux transformations qu’il a pu subir en fonction du contexte. Si le philosophe a l’habitude d’étudier le contexte historique propre à l’émergence d’une pensée (le contexte politique et historique de la réflexion de Machiavel sur l’Etat est effectivement bien différent de celui de Rousseau), il reste que la problémographie implique d’être capable de montrer ce qui demeure dans la formulation d’un problème (c’est la « transhistoricité » d’un problème), les dimensions perdues et celles qui viennent s’ajouter. Mais comment comprendre la rémanence d’un problème sans le fondre dans une histoire par trop englobante qui nous ferait perdre sa spécificité ? Il y a là un double écueil. D’une part, si le problème était circonscrit à un « univers historique précis » (p. 200), on ne comprendrait pas comment il pourrait encore « trouver une pertinence à un tout autre moment de l’histoire » (Ibid.). Mais, d’autre part, si le problème visait à restituer le même obstacle quelles que soient les époques (lesquelles ne différeraient alors grossièrement que par un contexte différent), on ne comprendrait pas ce qu’il y aurait de radicalement différent dans la manière de concevoir et de poser un problème. La suite et fin du chapitre IV affronte cette difficulté en proposant une analyse innovante face à la double exigence d’une philosophie qui ne soit ni abstraitement infra-historique, ni abusivement transhistorique. La conséquence, qui fait tout le mérite de la réflexion de l’auteur dans cet ultime chapitre, est que l’opposition (somme toute stérile) entre une tradition philosophique qui voudrait se libérer de l’histoire, et une tradition historique qu’on accuse de ne point philosopher, s’en trouve dépassée.