Jean-Luc Marion, Questions cartésiennes III lu par Aurélien Chukurian

Éminent cartésien dont les travaux ont marqué de leur empreinte les études consacrées à Descartes (Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P. U. F., 1986), philosophe à la renommée internationale de par ses contributions majeures à la phénoménologie (Etant donné, Paris, P. U. F., 1997) et à la philosophie de la religion (Dieu sans l’être, Paris, Fayard, 1982), J.-L. Marion signe, avec Questions cartésiennes III. Descartes sous le masque du cartésianisme (Paris, P. U. F., 2021), une publication de grande importance dans le champ de l’histoire de la philosophie cartésienne. Cet ouvrage vient autant couronner des recherches dédiées à Descartes, entreprises depuis 1975 (Sur l’ontologie grise de Descartes, Paris, P. U. F., 1975), que prendre la suite des deux volumes de Questions cartésiennes I et II (Paris, P. U. F., 1991, et 1996) : il s’agit d’approfondir l’interprétation de la pensée cartésienne en se penchant sur certains de ses points cruciaux, que les différentes réceptions incarnées par les cartésianismes ont voilés.

 

L’avant-propos trace les contours d’un ouvrage essentiel d’histoire de la philosophie, en approchant Descartes au miroir d’un cartésianisme qui masque sa pensée plutôt qu’il ne la découvre. Accompagné de principes régulateurs, tels que l’intelligence supérieure du philosophe sur son commentateur, et la nécessité pour ce dernier de rejoindre ce que le premier a vu, ce travail résonne comme une célébration du commencement que représente Descartes, contribuant autant à enrichir son interprétation qu’à l’inscrire – définitivement s’il en est besoin – au panthéon des philosophes.

Le chapitre premier, intitulé « Le doute, jeu suprême », examine de quelle façon Descartes s’insère, à travers sa propre pratique du doute, dans le débat touchant le scepticisme et ses limites au XVIIème siècle. Il s’agit de faire la lumière sur le scepticisme cartésien, en éclaircissant sa propre construction du doute, selon sa double confrontation avec les arguments sceptiques provenant de la nouvelle Académie et la radicalisation du doute issue du pyrrhonisme. Ainsi le lecteur peut-il saisir, à partir de ce magistral éclairage dévolu au doute cartésien, l’avancée décisive de ce que la postérité a – improprement – désigné sous le nom de cogito, obstruant l’essentiel que le doute permet de remettre au premier plan : la conquête de la certitude à même le doute s’opère à travers l’acte d’une pensée pensante (et non pas simplement d’une pensée pensée), mis en œuvre dans l’ego sum, ego existo.

Le second chapitre se penche sur l’argument cartésien dit du cogito, en prenant soin d’abord de retenir la formulation canonique de la Seconde Méditation qui met l’accent sur le caractère d’acte du cogito qui s’effectue en se disant ou se pensant. L’enjeu du chapitre consiste à renouveler l’interprétation de l’argument cartésien à la faveur d’une confrontation avec les objections qu’il a suscitées dans l’histoire de la philosophie. Aux yeux de l’A., la lecture des textes cartésiens suggère que l’ego sum se performe par une cogitatio en acte, non réflective, ni représentative, mais faisant appel à une pensée immédiatement affectée par elle-même au titre d’un sentir originaire. Ainsi, l’interprétation de l’argument cartésien de l’ego sum réclame-t-elle, à la fois de tenir compte des objections qui se sont élevées à son encontre pour entrevoir les philosophies qu’elle a engendrées, et de les considérer « hors sujet » (titre du chapitre) pour que la pensée cartésienne reste, à la lueur de nouveaux paradigmes, un sujet – indéterminé – de pensée.

Le chapitre III – « Connaître à l’estime » – développe ce dernier fruit de la métaphysique cartésienne qu’est la générosité, en se penchant sur le statut épistémologique de l’estime de soi qu’elle implique. L’intérêt de la générosité est de définir une connaissance à l’estime, c’est-à-dire une connaissance non objective qui porte sur la valeur de la chose, décidée par la volonté : l’estime pense sans représentation positive d’objet, directement par la puissance du libre arbitre. A ce titre, il s’agit d’une forme de pensée sans certitude qui interprète les choses en raison de leur valeur par rapport à nous. Aussi, l’A. avance la thèse d’une mesure de l’estime de soi par l’amour, à travers la considération par l’ego d’autrui. La générosité est réglée par l’amour qui la précède, les degrés d’estime étant fixés, non par l’ego, mais par un devoir pratique rapporté à autrui. Cette place tenue par le décentrement dans le concept cartésien d’estime de soi est confirmée par l’inversion pascalienne, où l’estime d’autrui règle l’estime de soi.

Le chapitre IV – « L’infini, dépli de la finitude » – vise à présenter la philosophie cartésienne sous le jour d’une pensée de la finitude, en revenant sur le statut du fini et de l’infini et de leur rapport. L’A. repère l’horizon transcendantal dans lequel se déploie l’infini, sur un double plan. D’un côté, la manifestation de l’infini comme positivement incompréhensible déplie la finitude : l’ego se trouve dans l’infini en s’en démarquant comme fini. De l’autre, l’infini déploie la possibilité infinie du fini qui, sans pouvoir être comprise, peut être expérimentée sous les formes de l’idée d’infini et de la liberté. Partant, ce double dépli de l’infini, sous la forme d’une finitude conçue sur fond d’infini incompréhensible et d’une infinie finitude, cristallise en quel sens la philosophie cartésienne serait, dans une anticipation critique, une reconnaissance de sa propre finitude.

Le chapitre V – « De Descartes à la phénoménologie et retour » - apporte des éléments de réponse à la question de savoir de quel point de vue la phénoménologie peut ou non se réclamer de Descartes. L’A. fait ressortir de quelle façon le geste husserlien de la réduction peut déjà se lire, non pas dans le doute, mais dans la reconduction cartésienne de toute chose à son statut de cogitatum rapporté à la mens : préalablement au doute et au titre de sa condition se trouve la certitude de ce qui apparaît à la cogitatio (videre videor) en tant que l’un de ses modes (quaetenus quidam cogitandi modi). Cette immanence de la pensée implique une suspension de la question sur la transcendance (origine et statut ontique), au profit du critère de l’évidence : la vérité des pensées dépend de leur clarté et distinction pour la pensée. Restent des écarts entre la pensée cartésienne et la phénoménologie historique, comme l’illustre la direction métaphysique que reçoit la corrélation apparaître apparaissant et la non-qualification du cogitatum en phénomène.

C’est ensuite à Montaigne d’occuper le cœur du chapitre VI – « Montaigne ou le doute sans ego sum, ego existo –. L’A. repère une intuition philosophique montaignienne dans sa décision de se peindre en tant que moi, assurant une nouvelle détermination de la subjectivité, ni transcendantale ni empirique. A rebours du cogito cartésien installé dans l’être par une pensée accédant à elle-même, les Essais donnent à voir un moi qui, hors de l’être, sans communication à l’être, et dépourvu de maîtrise de sa propre pensée, découvre son être-pas en prévoyant la possibilité de la mort. Surtout, Montaigne effectue le geste décisif de rattacher la philosophie, non pas à l’être ou à une pensée maître d’elle-même, mais au fait de vivre et à son art, englobant un « mourir tranquillement ». Mais l’A. fait valoir que, pour Montaigne, l’art de jouir de son être comme vie implique de la recevoir comme un don – divin – auquel rendre grâce. Dès lors, la conception ni ontique ni ontologique du moi (un quasi Da sans sein) qu’avancerait Montaigne coïnciderait avec une figure de la philosophie contenant son propre dépassement. L’Appendice – « Montaigne ou le bon usage du scepticisme de saint Augustin » – approfondit d’ailleurs la place décernée à Montaigne par l’ouvrage, en se penchant sur les lieux conceptuels où l’auteur des Essais pense avec saint Augustin. Cette mise en rapport permet autant de marquer des similitudes et des décalages que de repérer des anticipations conceptuelles de Descartes, inscrivant ce dernier dans leur filiation.

Le chapitre VII – « Hobbes ou l’idée de l’étant comme corps » – revient sur le débat entre Hobbes et Descartes qui occupe les Troisièmes Objections et Réponses, pour montrer que, par-delà la réputation décevante qui lui est attachée, il recèle de véritables enjeux. Ceux-ci, d’ordre métaphysique, concernent le statut exclusivement figuratif de l’idée et la réduction de tout étant au corps imaginable. L’A. s’attache à faire ressortir qu’Hobbes paraît aux prises avec lui-même, en ce que sa réduction de l’étant au corps n’est fondée que sur une dépendance épistémologique envers une mens demeurée impensée par lui, mais que son interlocuteur a placée au centre.

Les deux derniers chapitres abordent Spinoza et son rapport à Descartes. L’un – « Spinoza ou l’unification des preuves de l’existence de Dieu » – met au jour les difficultés qui jalonnent l’approche spinoziste de Dieu. Spinoza reprend les preuves cartésiennes de l’existence de Dieu, mais en leur faisant subir de profondes distorsions, ce qui n’est pas sans fragiliser sa propre approche de Dieu en la rendant problématique. L’A. se demande surtout quel sort Spinoza réserve à cette pluralité : la résout-elle en un système, en ne retenant qu’une seule détermination unique de Dieu, ou la laisse-t-il irrésolue ? Descartes avait pris la décision, philosophiquement exceptionnelle, d’une indécision des démonstrations, Dieu restant en dernière instance positivement incompréhensible : une telle indécision conservait ainsi une harmonie avec la théologie révélée où la non-juxtaposition des noms divins se fonde sur la visée de louer, et non de comprendre, Dieu. De son côté, Spinoza soutient une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. Mais celle-ci échoue, de par l’inexorable multiplicité des déterminations de Dieu, et ce serait là au fond le plus grand mérite – insu ? – de Spinoza.

L’ultime chapitre poursuit la mise en confrontation de Descartes et de Spinoza, en se pensant sur le thème de l’adéquation – « Spinoza, l’adéquation et la vision ». Dans le prolongement du précédent chapitre, l’A. avance que l’Ethique trouve son réel mais dissimulé commencement, non pas au livre I avec Dieu, mais au livre II, avec l’inadéquation, relevant du premier genre de la connaissance par imagination. Or, la théorie cartésienne de la vérité se caractérise, non par l’adéquation, mais par ce terme médian qu’est la complétude : tandis que la connaissance adéquate de la totalité des propriétés des choses est l’apanage de la puissance créatrice de Dieu, la connaissance vraie humaine se déploie, parce que finie, dans l’horizon de la complétude. Cet écart tracé par Descartes entre la complétude et l’adéquation, qui renvoie à l’incommensurable abîme du fini et de l’infini, est précisément comblé par Spinoza. Ainsi apparaît-il que l’auteur de l’Ethique reprend une question épistémologique cartésienne, mais la déplace : compte tenu de l’impossibilité de la connaissance adéquate pour un entendement fini, il s’agira alors de le faire parvenir à celle-ci en le rendant adéquat à l’entendement infini. L’A. avance également l’hypothèse selon laquelle la théorie spinoziste de l’adéquation, par-delà ses lacunes intrinsèques, trouverait son originalité dans son ambition, démesurée mais digne d’intérêt pour la pensée, d’une transposition rationnelle de la vision béatifique : Spinoza vise, dès la connaissance du second genre, à atteindre, naturellement, sans les ressources de la grâce, la cime de la connaissance humaine que constitue la vision béatifique, laissée par Descartes hors du champ de l’humaine métaphysique. A ce titre, Spinoza prendrait part à un débat théologique sur la vision béatifique, où interviennent Thomas, Suarez et Descartes, mais pour le reporter dans les limites de la stricte métaphysique, en corrélant le présupposé d’une connaissance a priori adéquate de l’essence divine et de l’essence des choses au rejet de la transcendance et de la création.

La conclusion – « Descartes à venir » – dresse le portrait de la philosophie cartésienne en tant que pensée originellement dialogique, à lire comme un ordre sans système qui procède de batailles en batailles : Descartes avance, non une doctrine démontrée, mais des décisions de pensée effectuées de fait qui renouvellent les champs de la philosophie, dont la métaphysique, et dessinent en creux les possibilités herméneutiques qui restent à ses lecteurs.

 

Assurément, il s’agit d’un ouvrage magistral, dont la lecture constitue une expérience enrichissante et exaltante, de par la clarté de la langue, la finesse des analyses et la maîtrise des concepts cimentant l’histoire du cartésianisme. Trois remarques clôtureront notre recension.

D’une part, l’ouvrage convoque les grandes interprétations consacrées à la pensée cartésienne (Gilson, Guéroult, G. Rodis-Lewis, ou plus récemment P. Guenancia, D. Arbib, etc.), pour se situer par rapport à elles, les approfondir voire les corriger. Néanmoins, on pourra relever aussi une forme de dépendance des analyses déployées à l’égard des propres interprétations de l’A., ce qui confère une densité certaine à l’ouvrage, mais aussi parfois peut-être, pour un lecteur novice, une part d’opacité (cf. la question de la science cartésienne et de sa dépendance vis-à-vis des natures simples, ou celle de la double onto-théo-logie, questions héritées d’autres ouvrages, comme sur L’ontologie grise de Descartes, ou Sur le prisme métaphysique de Descartes). D’autre part, on retiendra de l’ouvrage l’enseignement que la démarche philosophique consiste dans des résolutions qui manifestent l’agir de la pensée à travers des actes de pensée. Sur ce point, l’ouvrage trouve son indéfectible portée dans sa faculté à faire resplendir ceux effectués par Descartes, comme la suspension de la prédication opérée par le doute cartésien, l’acte de la pensée pensante qui aboutit à un ego cogito ni substantiel ni réflexif, la pensée non objective de l’infini incompréhensible, la connaissance à l’estime de la générosité. Cependant, si l’on entend aisément que la palme du philosophe soit décernée à Descartes, qu’en est-il des autres auteurs mobilisés comme interlocuteurs de ce dernier ? Si Montaigne et Husserl acquièrent une véritable épaisseur philosophique, Hobbes et Spinoza semblent souffrir d’une part de discrédit philosophique : on peut alors se demander si ce dernier, institué à l’aune de Descartes, parvient à reposer sur des éléments probants et objectifs, ou s’il ne recouvre pas une part de présupposé.

Enfin, des questions internes aux pensées étudiées subsistent. Citons celles que notre lecture a fait surgir, sans prétendre aucunement à l’exhaustivité. Le lecteur pourra d’abord s’interroger sur le statut conféré par l’A. à la pensée représentative (chap. II), découlant de la distinction entre réalité formelle et réalité objective de l’idée (Méditation III). L’A. rattache, à raison et contre Heidegger, l’ego cogito à un sentir originaire plutôt qu’à une pensée représentative, mais ne semble pas accorder à cette dernière tout le poids qu’une tradition interprétative lui a prêté (H. Gouhier, F. Alquié, etc.) : aux yeux de celle-ci, la représentation fait bien partie intégrante de la cogitatio de la mens, de sorte à envelopper le cogito et Dieu (« Ex his autem meis ideis, praeter illam queae me ipsum mihi exhibet » - « Or entre ces idées, outre celle qui me représente à moi-même »). Aussi, si elle implique bien, comme le souligne l’A, une visée d’objet, la représentation est surtout perçue, par cette tradition interprétative, comme le moteur d’une ontologie qui, centrale dans la première preuve par les effets, n’est pas ici envisagée. Par ailleurs, l’A. ne fait pas mention, dans ses analyses de l’infini ou de la générosité, du lien de ces thématiques avec celle de l’amour de Dieu (génitif subjectif) que développent, dans le prolongement de la Méditation III, les lettres à Elisabeth et à Chanut de 1645-1647. Enfin, l’hypothèse que l’Ethique mettrait en œuvre une transposition métaphysique du salut est plutôt esquissée que développée. On notera que, non seulement, elle avait déjà été avancée par F. Alquié qui avait souligné la démarche autant prométhéenne qu’incompréhensible de l’Ethique (Le rationalisme de Spinoza, Paris, P. U. F., 1981), mais surtout, pareille hypothèse aurait peut-être mérité de revenir sur les thématiques du salut des ignorants et de la christologie philosophique (cf. A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants, Paris, Aubier-Montaigne, 1971) qui sont au cœur du Traité théologico-politique.

Pour autant, ce type de remarques ne fait que célébrer la force philosophique d’un ouvrage qui sait autant penser à nouveaux frais la philosophie cartésienne, la faire communiquer avec ses autres, que soulever des enjeux interprétatifs profonds et féconds. Ainsi l’ouvrage fait-il rayonner Descartes comme un philosophe appartenant à l’avenir, en ce que les possibilités interprétatives de sa pensée restent toujours encore à venir.