Walter Benjamin, Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, PUF 2025

Walter Benjamin, Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, traduits par Christophe Jouanlanne et Jean- François Poirier, préface de Fanny Lederlin, P.U.F., Quadrige Poche, 2025.

Ce livre propose la traduction des Fragmente vermischten Inhalts présents dans l’édition monumentale des Gesammelte Schriften parue chez Suhrkamp sous la direction de Tiedeman et de Schweppenhäuser, cette ancienne édition de référence que depuis 2008, publication après publication, viennent remplacer les vingt-deux tomes des Werke und Nachlaß. Kritische Gesamtausgabe. Tiedeman et Schweppenhäuser distinguaient trois groupes dans les fragments de Benjamin : les brouillons des œuvres publiées de son vivant, les fragments rassemblés en 1982 dans Passagen-Werk, enfin des notes, annotations et considérations diverses, qui ont pris place dans le tome VI (1991) des GS. C’est de ce troisième groupe que proviennent les pages ici traduites.

Un fort inachèvement est leur particularité, hybrides tout aussi bien dans leur écriture que dans leur contenu. Les GS en ont séparé la présentation en huit sections distinctes, selon l’objet abordé et indépendamment de leur date de rédaction (qui peut aller de 1916 à 1939) : 1) les questions de philosophie du langage et de la connaissance, 2) les problèmes de morale, de psychologie, d’anthropologie, 3) de politique, d’histoire, 4) d’esthétique, 5) de critique, 6) de critique littéraire, etc., en plus de deux dernières sections intitulées « Marges » et « Considérations ».

En vérité, plutôt que de fragments ou d’aphorismes, ce sont souvent des notes de pensées prises à la volée, des réflexions mises sur papier comme « on plante un silence en [soi], tel un aiguillon, pour ne pas abandonner la réflexion » (p. 377). Leur variété et leur richesse permettent de retrouver les lectures à partir desquelles Benjamin développa sa pensée et sa conceptualité (Goethe, Kant, Kraus, Bloch, etc.), et celles aussi sur lesquelles il exerça sa théorie critique (Baudelaire, Hofmannstahl, Kafka, etc.). Elles permettent de voir comment le style de Benjamin procède sans systématicité et progresse par montage, par une série de ce que le fragment 137 nomme des « rêves éveillés » (p. 304), des rêves qui, évidemment, loin d’éloigner l’esprit du réel et de la modernité, sont un bon moyen de les lui dévoiler, comme l’attestent les pages de la section « Politique » : « Il faut voir dans le capitalisme une religion » (p. 163) ; « La virilité réduite de Hitler - à comparer au soupçon de féminité chez le misérable interprété par Chaplin » (p. 168).

L’un des plaisirs de parcourir ces fragments s’explique donc par la force de paradoxe et d’étrangeté que possèdent certaines formules, privées qu’elles sont de toute argumentation. Ce plaisir est, certes, plus ou moins coupable, selon qu’on donne raison aux reproches déjà adressés par Bloch et Adorno à l’écriture benjaminienne sur son défaut de discursivité et son excès de métaphorisation . Mais il n’en est pas moins réel. Citons quelques-unes de ces formules : « L’essence de l’homme est l’instrument parfait de la souffrance » (p. 134) ; « Le type d’homme qui fait des expériences est l’exact contraire de celui qui s’adonne à des jeux » (p. 143) ; « Créer à partir de la seule imagination, ce serait être divin : ce serait créer à partir des lois sans se rapporter à elles par le moyen de formes » (p. 186) ; « Le rouge de la honte ne remonte pas de l’intérieur, mais se déverse de l’extérieur sur celui qui a honte, dissipe en lui la honte et le soustrait à ceux qui ont provoqué sa honte » (p. 221) ; « Dans l’humour on rend justice à l’objet en tant que tel » (p. 237) ; « La raison de [l’énorme succès de Mickey] n’est pas la mécanisation, ni le formel, ni un malentendu, mais bien que le public y reconnaît sa propre vie » (p. 260) ; « Première forme de la critique, celle qui se refuse à juger » (p. 303) ; « Être écrivain signifie : donner des concerts de pensées » (p. 371).