Marie Garrau, Politiques de la vulnérabilité, CNRS, 2023. Lu par Guillaume Fohr
Par Karim Oukaci le 13 juin 2025, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Marie Garrau, Politiques de la vulnérabilité, CNRS Editions, coll. « Biblis », 2023 [2018] (502 pages).
Préface à la réédition : Penser la vulnérabilité au temps du COVID-19 et du reste.
Ce texte, extrait d’un travail de thèse, fait suite à une crise multiple réelle et parfois fantasmée du monde moderne dont la prise de conscience modifie nos existences et transforme notre rapport au monde, bouleverse notre vision de nous-même et de l’autre. La pandémie de COVID-19 en janvier 2020 constitue le paroxysme de cette « vulnérabilité » négative dans la restriction de notre action, mais, pouvait-on le deviner ?, à vertu heuristique pour la pensée.
Le monde actuel s’il témoigne d’un basculement dans « un monde d’après » atteste bien plus encore d’une violence systémique faite à l’homme, à son environnement en plus d’une atteinte à ses droits fondamentaux pourtant durement acquis au fil des siècles. Le « monde d’après » ressemble donc furieusement au « monde d’avant ». Pourtant, c’est dans cette confrontation qu’ont pu naître les revendications, les luttes, les combats. En ce sens, le concept de vulnérabilité prend tout son sens, en ce qu’il permet de repenser les dimensions individuelle et collective de l’homme dans son entier. C’est justement la redécouverte ou l’accentuation de notre vulnérabilité - et par là même de notre finitude - qui constitue une voie d’accès à la soudaineté de sa prise de conscience réitérée. Pourtant, les expériences de vulnérabilité sont plurielles, diverses et ne saurait constituer une vulnérabilité commune. La vulnérabilité apparaissait, il est vrai alors dans le discours politique, comme le stigmate de la pauvreté empêchant soi-disant toute action des intéressés. L’enjeu majeur de cet ouvrage consistait à mettre en évidence la vulnérabilité comme la résultante de processus sociaux pour mieux la combattre par l’initiative et l’action. Auquel cas, la vulnérabilité apparaît comme la condition de possibilité d’une ouverture à l’altérité qui peut, pourtant, nous porter atteinte, comme une mise en danger de soi dans le rapport fondamental et nécessaire à l’autre.
Appréhender le concept de vulnérabilité sous les prismes anthropologique, philosophique, sociologique ou psychanalytique s’avère une entreprise réflexive en vue d’éclairer la polysémie du terme. La question du care pose de plus celle de la subjectivité et de sa corporéité dans l’espace social, qui s’applique a fortiori davantage aux êtres vulnérables. Il convient dès lors de penser les expériences de la vulnérabilité en situation pour mieux saisir leurs récits tout autant que leurs silences, leurs points de convergence tout autant que les stratégies de domination qui les déterminent. Comment alors pourrait-on reporter cette recherche sine die ? Il y a au contraire urgence à penser la vulnérabilité pour soigner ses symptômes à partir de ses causes, pour permettre à une politique de la vulnérabilité d’éclore en garantissant les conditions sociales, relationnelles et matérielles d’une vie autonome et en luttant contre les processus sociaux qui l’accentuent. Gageons que la réponse apportée à la vulnérabilité s’articule en démocratie, forme politique la plus adaptée s’il en est pour traiter la vulnérabilité, autour de trois piliers fondateurs que sont la délibération, la contestation et la participation. Nous penser comme des êtres vulnérables nous engage en effet à repenser notre vivre-ensemble pour formuler des politiques du présent signifiantes, voire performatives.
Introduction
Tant dans le discours politique que dans le discours académique, la catégorie de vulnérabilité s’est imposée pour désigner les populations défavorisées. Plus précisément en sociologie, la vulnérabilité s’apparente à la disqualification sociale ; en philosophie morale et politique, la vulnérabilité désigne un aspect constitutif de l’existence humaine. Le succès de cette catégorie pose de nombreuses questions, celle des raisons de son engouement, effet de mode ou perception inédite de ce qui fait notre humanité, redéfinition de la subjectivité ? La diversité de ses usages en fait tour à tour soit une donnée naturelle, soit une construction sociale. Aussi peut-on construire une conception cohérente de la vulnérabilité. Penser l’homme comme être vulnérable, outre le geste théorique, entraînerait une redéfinition de l’homme tant comme être social que comme être politique. Si les réticences sont nombreuses quant au concept de vulnérabilité du fait de sa volatilité, l’ouvrage soutient au contraire l’intérêt majeur de cette catégorie dans l’analyse de l’expérience sociale contemporaine pour peu qu’on fasse l’effort de comprendre les raisons de son émergence. S’appuyant sur la conception rawlsienne de la justice sociale, l’auteure souligne tant la qualité principale de celle-ci en ce qu’elle témoigne d’un souci pour l’égalité sociale et la protection des citoyens les plus défavorisés que son défaut principal en ce qu’elle tire les principes de justice d’une démarche idéalisée.
Comment s’abstraire de la réalité sociale pour fonder un savoir ? La société ne doit-elle pas garantir les conditions du développement et du maintien de l’autonomie plutôt que supposer un sujet rationnel et d’emblée autonome ?
L’étude présente nous conduit à envisager la vulnérabilité comme une structure d’existence commune ou « vulnérabilité fondamentale », dont l’intensité peut croître ou décroître de manière inégalitaire sous l’effet de processus sociaux spécifiques ou « vulnérabilités problématiques » (I). Le cadre de la sociologie de la domination apparaît alors fécond pour une meilleure compréhension de la vulnérabilité et permettre la prise en compte de la vulnérabilité dans le champ politique (II). L’idéal de liberté comme non-sujétion présent dans le néo-républicanisme constitue par conséquent un idéal politique pour des êtres intensément vulnérables. Aussi, pour qu’une politique de la vulnérabilité voie le jour, il faut garantir à l’ensemble des citoyens les moyens d’une contestation juste, essence même de la démocratie.
Première partie : La vulnérabilité comme structure commune d’existence. Approches philosophiques.
Chapitre 1 : Vulnérabilité, exposition et incarnation : l’approche de Martha Nussbaum. La notion de vulnérabilité apparaît centrale dans la philosophie de Nussbaum. L’empruntant à Aristote, elle en fait une dimension constitutive de l’existence humaine qu’elle applique au libéralisme politique de Rawls. Il reviendrait donc à l’Etat de mettre en place et de garantir l’accès à une vie bonne. Pourtant, la conduite d’une vie morale est tributaire des aléas du monde extérieur et de la part du tragique qui s’y déroule. La vie humaine est soumise au surgissement de l’imprévisible ; donc nous ne pouvons entièrement maîtriser ce qui arrive. Ce qui implique une difficulté majeure : le sujet n’est pas toujours maître de son action, il se soumet malgré lui au pouvoir des circonstances. L’approche tragique ouvre la voie à une compréhension nouvelle de la vie morale qui consiste plus dans l’acceptation de la vulnérabilité que dans son éradication (Platon). Le héros tragique qui s’enferme dans le déni et refuse le dilemme moral, tel Agamemnon1, manque une occasion certaine d’approfondir une connaissance sur soi et sur le monde. A la tentation de l’invulnérabilité platonicienne qui vise un idéal ascétique, Nussbaum préfère la sagesse pratique aristotélicienne qui fait une juste place à la vulnérabilité. Ni résignation, ni aveuglement, l’approche aristotélicienne constitue une voie médiane où la vulnérabilité constitue le point d’accroche d’une vie morale éminemment désirée. Il faut donc souscrire à une certaine faillibilité morale. Nussbaum réoriente à juste titre la pensée de la vulnérabilité sur la justice, de même que Amartya Sen élabore le concept de liberté comme capabilité. Le recours à ces outils conceptuels vise à amoindrir la vision économique du développement au profit de biens sociaux et de biens relationnels. Aussi, la vie bonne est foncièrement vulnérable2.
Chapitre 2 : Vulnérabilité, incarnation et dépendance : l’éthique du care de Joan Tronto. La vulnérabilité du sujet se manifeste dans ses dimensions corporelles et relationnelles. L’enjeu consistera à l’appréhender dans le cadre non plus seulement d’une éthique de justice mais d’une éthique élargie du care dans sa dimension pratique, concrète et dans sa redéfinition temporelle. Tronto précise alors quatre moments du care : le souci de (caring about), la prise en charge (taking care of), le prendre-soin (care-giving), la réception du care (care-receiving). Tronto rompt avec l’anthropologie libérale et l’anthropologie utilitariste qui considèrent toutes deux le sujet humain comme un être rationnel tendant à l’autonomie, au profit d’une anthropologie des besoins qui réhabilite la relation et la dépendance à autrui comme constitutives du sujet humain. Cela n’exclut en rien la variabilité de la vulnérabilité dans le temps ni les jeux de domination qui y surviennent. D’un côté la société libérale euphémise la vulnérabilité commune ; de l’autre elle y enferme certains de ses membres dans la fausse opposition entre dépendance et autonomie3, quitte à créer des formes oppressives du care. En témoigne le transfert du care des classes dominantes aux classes subalternes entraînant une forme d’irresponsabilité où les premiers méconnaissent la vulnérabilité des seconds en vue de mettre à distance leur propre vulnérabilité. Voilà pourquoi la question de la vulnérabilité est éminemment politique en ce qu’elle vise à faire des pratiques immanentes au care des valeurs publiques. Le care peut être dès lors un frein ou un promoteur des valeurs démocratiques selon qu’on le considère comme un bien individuel ou un bien commun. A une privatisation du care qui perpétue les inégalités, Tronto préfère une socialisation du care. Ce qui suppose de concevoir le care « comme activité des citoyens » pour éviter une distribution omnisciente du care par un Etat social qui rigidifierait les approches. Cette activité du care permet l’accès à la citoyenneté et à une vie bonne fondées sur une vulnérabilité commune, mais où un care adéquat se déploie pour chacun en vue d’éviter les processus négatifs à l’œuvre tels que la domination et la stigmatisation.
Chapitre 3 : Vulnérabilité et constitution intersubjective de l’identité : la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth. Le travail d’Honneth sur la vulnérabilité offre une approche singulière. La vulnérabilité dérive de la construction relationnelle et sociale de notre identité. Autrement dit, l’identité pratique du sujet se structure dans la reconnaissance mutuelle, l’intersubjectivité, à commencer par l’amour4. Fusion, séparation, différenciation se succèdent dans la relation mère-enfant par exemple. De même, le respect se comprend comme condition de l’identité pratique en ce qu’il permet une forme de reconnaissance juridique et social d’appartenance à une même communauté normative. Cela est valable dans la société moderne porte-étendard des principes d’égalité et de liberté, mais l’est a contrario beaucoup moins dans la société traditionnelle qui reconnaissait un statut en fonction de la position sociale. Honneth affirme derechef que le respect de soi est soumis à un processus de transformation historique initié par l’exigence d’égalité. Tout sujet est donc vulnérable dans la mesure où il dépend moralement d’autrui. Le respect de soi ne peut donc nullement apparaître dans une société du mépris qui ostracise et dont la conséquence majeure tient dans l’amoindrissement de la puissance d’agir. L’estime de soi apparaît comme centrale dans le maintien d’un rapport positif à soi. Pour Honneth, la reconnaissance est tricéphale : confiance en soi, respect de soi et estime de soi. L’enjeu principal consiste donc à promouvoir le caractère opératoire de la reconnaissance dans l’identité pratique dans des situations exacerbées de vulnérabilité. Empruntant au lexique hégélien, Honneth souligne que, si le mépris a le pouvoir de détruire la subjectivité, il peut aussi être le terreau d’une lutte pour la reconnaissance5. Chaque sujet est une fin en soi dont l’intégrité morale repose sur le respect d’autrui. La thèse de la justice sociale s’appuie sur trois principes : le principe des besoins, le principe d’un égal accès au droit, le principe du mérite6. Honneth substitue dans la théorie de la justice la liberté à la reconnaissance au risque d’invisibiliser la vulnérabilité et les souffrances sociales qui en découlent7.
Chapitre 4 : Vers une nouvelle conception du sujet moral et politique. C’est dans l’anthropologie de la vulnérabilité que l’autonomie du sujet - pourtant marquée par l’exposition et la dépendance - se donne à voir. C’est dans la reconnaissance d’autrui que naît le rapport positif à soi. Aussi, la vie bonne est un projet fragile car nous sommes exposés à l’imprévu et dépendant du rapport à autrui8. La vulnérabilité fondamentale s’inscrit dans le corps soumis au temps et au besoin9. Ce qui implique une mise à distance de la vulnérabilité avec l’ontologie constructiviste. Pourtant, si la maladie engage le sujet dans son entier dans la vulnérabilité, l’humiliation porte tout autant atteinte à son intégrité physique qu’à son identité. Vulnérabilité corporelle et vulnérabilité symbolique s’entrechoquent. Le corps relève par conséquent d’une nature déjà prise dans des processus de socialisation. L’autonomie du sujet ne serait donc pas toujours ni donnée ni durable. La confiance en soi conduit alors à une autonomie expressive qui dans la relation à l’autre contrarie l’étrangeté à soi, l’hétéronomie10. La catégorisation classique de liberté positive comme retrait en soi et de liberté négative comme sphère d’action libre d’interférence éclaire d’un jour nouveau le statut précaire de l’autonomie. C’est l’incapacité à faire entendre sa voix qui transforme la vulnérabilité fondamentale en vulnérabilité problématique.
Deuxième partie : La distribution inégalitaire de la vulnérabilité. Approches sociologiques.
Chapitre 5 : La vulnérabilité comme fragilisation des liens sociaux : vulnérabilité et désaffiliation. Robert Castel dans Les métamorphoses de la question sociale questionne la vulnérabilité à la lumière des formes historiques de l’inclusion et de la protection sociale, au regard d’une « odyssée du salariat ». Comment le salariat tenu jadis pour indigne est-il devenu le vecteur principal de l’intégration sociale ? Comment modifie-t-il l’ordre social ? La généralisation de la contractualisation à l’ère moderne a fragilisé les classes laborieuses davantage soumises à l’arbitraire et à l’exploitation en réduisant le travail à une transaction. Ce n’est qu’avec l’avènement de l’Etat social que la cohésion sociale va être progressivement restaurée, écartant la charité et la propriété collective au profit de la propriété sociale11. Le travail garantit à l’individu des droits, des protections pour ne plus être exposé à l’arbitraire. Voilà pourquoi le salariat est devenu « le modèle privilégié d’identification ». La société salariale met fin à la vulnérabilité de masse instaurée par la société industrielle en fondant une société des semblables où les inégalités sont contrariées par les protections matérialisées dans les droits. C’est à partir de l’insertion dans un réseau relationnel et de l’occupation d’un emploi stable que Castel diagnostique le degré de cohésion d’une société12. A l’inverse, la désaffiliation désigne une absence de travail couplée à un isolement social. La société française contemporaine fait face à un « effritement de la société salariale » qui précarise du fait d’un renoncement progressif des droits constitués et peut faire basculer dans la vulnérabilité. L’emploi apparaît alors moins comme un acquis juridique que l’effet d’une conjoncture économique. Aussi l’accroissement de l’aide sociale témoigne d’une difficulté à s’intégrer dans l’ordre du travail. La tendance semble malheureusement être à l’émiettement et à l’individualisation des protections.
Chapitre 6 : Des liens qui vulnérabilisent : vulnérabilité et disqualification sociale. Paugam forge à partir de l’analyse de la pauvreté en France le concept de disqualification sociale. Il voit dans la vulnérabilité le produit d’une distanciation de l’individu par rapport aux normes. Selon lui, l’identité individuelle se constitue au croisement des liens d’autonomie et de dépendance d’appartenance à des cercles sociaux qu’il décline ainsi : lien de filiation, lien de participation élective, lien de participation organique, lien de citoyenneté13. Aussi, la fragilisation du travail dans la société moderne compromet l’intégration sociale et rompt les liens entraînant un manque d’estime de soi, du rejet, un sentiment d’inutilité, un manque de respect de soi et des autres. Cette mise en défaut sociale de l’individu joue sur la construction de l’identité personnelle et le sentiment que l’individu a de sa propre valeur en favorisant la construction d’une identité négative. La pauvreté recouvre une population hétérogène mais se caractérise par son lien avec l’assistance sociale. Le pauvre pour en bénéficier doit se conformer aux attentes de la société. Le rôle qu’on lui assigne altère son identité14. Conscience du déclassement, angoisse de l’échec, honte se succèdent alors. Paugam distingue néanmoins la « fragilité intériorisée » où le bénéficiaire s’ancre dans une situation qu’il cache en développant des stratégies d’évitement et une défiance envers les services de l’Etat et la « fragilité négociée » davantage perçue comme transitoire. Dans une société où le travail est considéré comme le fondement de l’autonomie, ne pas en avoir stigmatise. La précarisation de l’emploi entraîne une extension de la disqualification sociale au cœur de l’emploi lui-même. C’est ce que Paugam nomme la disqualification professionnelle15. La disqualification sociale constitue l’expression d’un mépris social qui affecte durablement l’identité de l’individu exclu. L’analyse des critères objectifs de la vulnérabilité ne doit pas cependant laisser de côté l’évaluation de ses critères subjectifs. Le concept de disqualification sociale apparaît alors comme à la fois trop restreint et trop englobant, sa transposition au monde du travail demeure qui plus est problématique.
Chapitre 7 : Des liens qui vulnérabilisent : vulnérabilité et rapports de domination masculine. La domination comme forme spécifique du rapport social relève de la vulnérabilité problématique. La persistance de la domination masculine témoigne en effet d’une permanence d’inégalités structurelles entre hommes et femmes tant à la maison qu’au travail. Désavantagées dans le monde économique, sous-représentées dans les instances politiques, davantage exposées aux violences, les femmes sont plus vulnérables en dépit de quelques avancées obtenues du fait des luttes féministes. Cela tient sans doute dans la construction sociale de la femme comme un autre, comme l’envers et le nécessaire complément du sujet autonome. L’appropriation physique et matérielle dont elle fait l’objet rend son corps disponible et utilisable, y compris dans la société contemporaine où elle demeure seule concernée par cette domination16. L’appropriation de son temps, l’appropriation de son corps, l’obligation sexuelle, l’obligation d’attention aux autres traduisent cette domination sur la femme tant comme individu que comme groupe. Les contraintes directes, violence physique ou contrainte sexuelle, se doublent de contraintes indirectes, marché du travail, dépendance économique en vue d’exercer un contrôle coercitif sur la femme. Le confinement au foyer limite son espace, les injonctions incessantes à son corps l’incitent à intérioriser des limites traduites dans un discours de domination légitimiste qui catégorise et s’appuie sur la nature pour perpétuer l’ordre social17. A quoi servirait-il alors de lutter contre un effet de la nature ? Ce discours de la différence féminine qui reprend le discours de la nature enferme la femme dans une identité assignée à résidence et n’ayant pas voix au chapitre. La capacité imaginative à s’extraire de cette situation traduit cependant d’autres aspirations. Les formes de cette domination conduisent au morcellement de l’identité de la femme et non à son aliénation totale. La résistance naît lorsque le sujet se découvre à être usé comme objet et passe par une réappropriation partielle de son corps18. L’égalisation par le droit ne met pas fin à cette domination car son intériorisation dans le processus de socialisation de l’individu par habitude rejoue sans cesse une domination symbolique. Aussi, la conscience de cette domination n’empêche pas son éradication définitive, l’expression de l’autonomie individuelle doit nécessairement passer par une prise de conscience collective.
Troisième partie : Vers une politique de la vulnérabilité. L’apport du républicanisme contemporain.
Chapitre 8 : L’idéal républicain : de la promotion de la non-domination à la promotion des conditions de l’autonomie. L’objet de l’ouvrage consistait à démontrer que parce que l’homme est un être corporel et relationnel, il est fondamentalement vulnérable. Ce sont donc les liens de dépendance affectif, matériel, symbolique qui lui permettent de devenir autonome. Paradoxalement, la vulnérabilité constitue alors le miroir inversé de l’autonomie. Ce qui est visé par une politique de la vulnérabilité, plus que l’autonomie elle-même, ce sont les conditions qui la sous-tendent. La fragilité exacerbée des liens dans la société moderne empêche de favoriser les relations de respect et d’estime comme vecteurs du care. Constituer une politique de la vulnérabilité implique donc une dimension critique tout autant qu’une dimension constructive, ce qui exclut son assimilation à une théorie libérale de la justice. Si la promotion des droits est indispensable, elle ne suffit pas en revanche à établir la liberté comme non-domination. Aussi, le néo-républicanisme peut servir de terreau à une redéfinition de la liberté au-delà de la liberté négative et de la liberté positive19. L’identification de la domination comme principal obstacle à la liberté doit garantir l’égalité de chacun soit par la réciprocité des pouvoirs, soit par la redistribution des ressources sociales qui se manifeste dans la distinction entre égalitarisme structurel et égalitarisme matériel, entre bien commun et bien social. L’idéal d’exclusion de la domination n’exclut en rien son analyse et sa redéfinition comme coercition exercée sur le corps d’autrui ou sur sa volonté rendue manifeste dans la contrainte, la menace, la manipulation. Le concept d’interférence arbitraire, restreinte ou élargie joue ici à plein. L’asymétrie de pouvoir contribue à asseoir une domination qui engendre une vulnérabilité subie et qui amoindrit tout pouvoir de contestation. La liberté comme non-domination suppose par conséquent une capacité à rejeter les interférences arbitraires dont on pourrait faire l’objet en promouvant l’autonomie20 et son maintien, projet au cœur du républicanisme. La non-domination apparaît alors comme le respect témoigné à chaque citoyen à travers la médiation des institutions publiques où chacun considère l’autre comme un interlocuteur digne d’être écouté et entendu. En ce sens, l’Etat dans le cadre républicain devrait favoriser l’accès de chacun à un care adéquat par le soutien d’une culture publique de ces valeurs.
Chapitre 9 : L’instauration de la citoyenneté républicaine : perspectives institutionnelles. La promotion de la non-domination s’accompagne d’une limite des pouvoirs donnés aux gouvernants pour prévenir le risque de corruption. Trois principes y sont afférents : le primat de la loi sur la volonté particulière, la dispersion des pouvoirs, la nécessité d’une condition contre-majoritaire21. S’appuyant sur les thèses développées chez Pettit22, Marie Garrau reprend l’idée de « démocratie de contestation ». Une décision publique n’est pas arbitraire seulement dans la mesure où elle peut être contestée. L’écart entre démocratie de contestation et démocratie participative23 se creuse. La démocratie de contestation attribue au peuple le pouvoir d’élire des représentants et ce faisant évite l’écueil principal de l’illusion d’une volonté populaire une. Pettit plaide pour une représentation des différents groupes sociaux et culturels au sein des institutions politiques et publiques. La mise en place de commissions d’examen nées de revendications populaires pourrait amender les décisions publiques. Cette dépolitisation du processus de prise de décision permettrait de tempérer les méfaits de l’opinion publique en plus d’empêcher la vindicte populaire. Ce modèle délibératif est néanmoins fermement encadré mais ne devrait ni réduire ni écarter l’émergence d’un engagement citoyen. Inclure des représentants des minorités dans les instances délibératives ne suffit pourtant pas, car la garantie d’une opportunité égale de prendre la parole ne met pas fin aux normes de domination qui sont déjà intégrées et qui entraînent un sentiment de légitimité moindre, voire un sentiment d’infériorité. Pettit ne prend pas suffisamment en compte les difficultés d’accéder à cette contestation institutionnalisée. Les travaux sociologiques contemporains portent une attention particulière sur la participation ordinaire des citoyens en développant des modèles de participation24. De même, la contribution aux ressources sociales par les bénéficiaires ne vaut que si la société neutralise les inégalités de départ, sans quoi elle renforce les inégalités25. Le bon fonctionnement des institutions républicaines dépend aussi des mœurs, car la loi ne peut pas réguler la vie sociale dans son entier, ce qui suppose un lien de complémentarité entre politique et éthique traduit par la vigilance civique et la civilité en vue de pousser chaque citoyen à la vertu par l’éducation et en vue de promouvoir la transformation des institutions.
La philosophie politique se préoccupe de la vulnérabilité, car l’omettre entraînerait des errements. Les difficultés d’accès et de maintien de l’autonomie, comprise comme capacité à faire entendre sa voix ou à exprimer à autrui ce qui compte pour soi, incitent à penser la vulnérabilité comme instrument pour l’atteindre. L’autonomie requiert bien plus qu’un ensemble de biens matériels et de droits. Reconnaître la vulnérabilité, c’est paradoxalement se laisser une chance d’atteindre l’autonomie, c’est ne pas faire fi du contexte extérieur et de la relation à autrui sur lesquels nous pouvons agir. En ce sens, le républicanisme apparaît comme le seul à pouvoir poser les bases d’une politique de la vulnérabilité pour peu qu’il prenne en compte les apports des théories du care.
L’injonction à ne pas être vulnérable, à être toujours plus fort, déshumanise et accentue les rapports de force et de domination entre les individus d’une même société. Le déni de sa propre vulnérabilité empêche en outre de faire monde commun. Aussi, la vulnérabilité dans son renvoi à l’expérience intime du moi fait vaciller bien des certitudes de philosophie politique. Marie Garrau dresse ici le portrait d’une notion délaissée qui éclaire le sujet autant que le citoyen. En soulignant la dévalorisation philosophique traditionnelle du corps et de l’émotion au profit de la seule raison, elle dénonce l’imposture de la domination de soi. Par la reconnaissance de soi et de l’autre, elle montre que les gestes du care ne sont pas naturels et doivent faire l’objet d’un apprentissage pour faire naître les conditions de possibilité d’un vivre-ensemble apaisé. En montrant les implications philosophiques et sociologiques de la vulnérabilité, elle navigue au gré des concepts en vue de formuler ce qu’il convient désormais d’appeler une « politique de la vulnérabilité ». Ce faisant, Marie Garrau parvient à positionner la vulnérabilité au cœur des débats philosophiques contemporains avec brio.
Guillaume FOHR
1Agamemnon orchestre la mort de sa fille Iphigénie pour le bien de la cité.
2Nussbaum liste dix capabilités pour atteindre une vie authentiquement humaine : pas d’entrave à la vie, la santé, l’intégrité physique, l’utilisation de ses sens et de son imagination, les émotions, la raison pratique, l’affiliation, la prise en compte des autres espèces, le jeu, le contrôle de l’environnement. Il faut prendre garde cependant à ce que le discours sur la vulnérabilité n’entraîne pas à la considération d’une vie humaine au regard d’un idéal théorique compris comme un standard universel que certains ne seraient pas en mesure d’atteindre du tout ou en totalité
3La représentation du self-made-man repose sur un déni des relations de dépendance auquel il souscrit pour légitimer la distribution inéquitable des pouvoirs. Au-delà, c’est la représentation de nous-même que nous essayons de sauver dans le rejet de l’autre. L’acteur du care n’est pas le plus souvent le bénéficiaire du care, d’où la facilité qu’il a à ne pas se sentir responsable, voire à se dédouaner de l’inadéquation de l’action menée confiée en grande partie à des groupes subalternes dont les actions sont dévalorisées socialement.
4« L’amour se caractérise par un équilibre précaire entre la recherche de la symbiose par des partenaires conscients de leur dépendance mutuelle et l’affirmation par chacun de son indépendance, adossée à la conscience qu’a chacun d’être séparé de l’autre ». D’ailleurs, aucun autre rapport positif à soi ne peut voir le jour si le sujet n’a pas fait l’expérience première de l’amour. Aussi lorsque surgit la violence physique, elle apparaît comme la négation des besoins et des limites du corps de l’autre dans le but qu’il ou elle perde sa cohérence, corps et esprit confondus.
5Emmanuel Renault dans L’expérience de l’injustice souligne néanmoins qu’une situation de mépris n’entraîne pas toujours une lutte sociale, bien que le mépris provoque des « identités fragilisées », des « identités inversées », voire des « identités brisées ».
6Chacun doit être reconnu comme un sujet affectif et corporel, comme un sujet autonome, de même qu’il doit être reconnu pour la contribution qu’il apporte à la société et qui s’incarne dans le concept d’individu coopératif.
7L’insuffisance du droit dans le processus de reconnaissance tient dans le fait qu’il ne médiatise ni l’amour ni l’estime. Néanmoins, Honneth souligne que le droit agit comme un promoteur du droit des femmes tout autant qu’il favorise l’estime relationnelle dans le droit du travail.
8En ce sens, se prémunir du fortuit relève d’un refus de l’existence humaine elle-même.
9Deux thèses proches apparaissent alors celle d’une vulnérabilité naturelle (Nussbaum) et celle d’une vulnérabilité corporelle envisagée essentiellement comme une vulnérabilité relationnelle (Tronto, Honneth).
10Dépréciation de soi, dislocation du sens de soi s’opposent au contrôle volontaire de soi ou plutôt à l’autonomie comme seule expression de soi selon Frankfurt. Conceptions relationnelles et conceptions individualistes de l’autonomie s’opposent.
11Les services publics, le logement social, l’assurance permettent à tous de faire face aux aléas de la maladie, de l’accident, de la vieillesse, du chômage. La création de la sécurité sociale après-guerre transforme en profondeur la condition salariale en reconnaissant non plus seulement l’utilité mais la dignité du travailleur.
12Castel parle de « supports sociaux de l’individualité ». L’individu qui en est privé est un « individu par défaut ». L’expérience du Revenu Minimum d’Insertion (1988) témoigne d’ailleurs de l’acceptation d’une précarisation de l’existence sociale. Le Revenu de Solidarité Active (2008) quant à lui entérine une existence sociale qui oscille entre travail précaire et aide sociale. Cette perte des repères sociaux entraîne une crise des identités. Il n’en demeure pas moins que même dans le cas du statut du salarié protégé, des vulnérabilités peuvent survenir.
13Le lien de filiation n’est pas choisi et constitue le fondement de l’appartenance sociale. Le lien de participation élective se noue en dehors : amitié, couple. Le lien de participation organique unit l’individu à un collectif de travail. Le lien de citoyenneté se matérialise dans les droits civils, politiques, et sociaux.
14Paugam a enquêté auprès des bénéficiaires de l’assistance sociale de la ville de Saint-Brieuc. Il dégage plusieurs types d’expériences vécues : assistance différée, assistance installée, assistance revendiquée, marginalité. Pour lutter contre la stigmatisation sociale, les assistés adoptent des stratégies de rejet entre eux.
15Paugam distingue l’intégration assurée, l’intégration incertaine, l’intégration laborieuse de l’intégration disqualifiante. Paradoxalement, plus le salarié s’éloigne de l’intégration assurée, plus il semble se détourner de la sphère publique.
16L’ouvrier vend sa force de travail, la femme la donne. Seul l’esclavage a témoigné d’une telle appropriation du corps sans limites et sans durée.
17Dans cette perspective, la femme douée d’une « intuition féminine » serait exemptée de penser. D’ailleurs, si elle pense, elle irait à l’encontre de sa nature. Les attentes normatives assignent donc dans tous les aspects de son existence, en plus de la minorer dans ses aspirations. Que la femme soit différente de l’homme n’exclut en rien que l’homme soit différent de la femme. Pourtant, l’un sert de mètre étalon à l’une. Paradoxalement, la revendication de la différence peut nuire au combat pour l’égalité et renforcer la domination masculine. En effet, le besoin de reconnaissance implique trop souvent une revendication de la différence qui nourrit la représentation du dominé par le dominant.
18Les modifications juridiques du statut des femmes mariées, les lois sur la contraception et l’avortement constituent en l’espèce un premier pas.
19La liberté comme non domination se distingue de la liberté positive en ce que l’absence de maîtrise par autrui ne signifie pas la maîtrise de soi ; elle se distingue de la liberté négative par son caractère résilient car elle ne condamne pas entièrement l’interférence arbitraire. La tradition républicaine renvoie en effet de manière incessante à l’esclavage et à la loi. De plus, on distinguera le dominium qui désigne la domination par les particuliers, de l’imperium qui désigne la domination par l’Etat.
20L’autonomie se comprend comme « la capacité rationnelle à s’émanciper du contexte dans lequel on évolue et à se détacher des aspects particuliers de l’identité sociale et culturelle dont on a hérité », définition à laquelle pourrait se substituer le concept d’ « agentivité » au motif que le sujet est toujours déjà dans des relations et se faisant permettre une redéfinition de l’autonomie comme la « capacité à mener une réflexion personnelle continue sur ses croyances et ses valeurs, afin de détecter la présence de croyances fausses, ou de croyances auxquelles nous souscrivons pour des raisons inappropriées, et d’identifier des croyances en des valeurs inconstantes ».
21La modification de la loi ne peut être obtenue qu’avec un quorum et non avec la seule majorité et doit en plus être soumise à une autorité indépendante.
22A Theory of Freedom. From the Psychology to the Politics of Agency, New York, Oxford University Press, 2001.
23La démocratie participative se heurte aux écueils de la faisabilité, des modalités pratiques, de l’unité de la volonté populaire, de la tyrannie de la majorité. La démocratie de contestation se heurte aux écueils du problème de représentativité et du problème de la diffusion de l’information. Les deux se heurtent à la difficulté pour le participant de penser l’intérêt commun avant les intérêts particuliers. Qui plus est, l’expérience de la délibération peut pour le participant issu d’une minorité constituer la répétition d’une expérience sociale marquée par la domination par la disqualification de certains discours au profit de normes de rationalité et de clarté.
24Le modèle managérial, le modèle de la modernisation participative, le modèle de la démocratie de proximité (qui vise à contrecarrer le modèle de l’empowerment où les décideurs politiques sont en retrait au profit des acteurs associatifs) ont le défaut d’être tous consultatifs en plus de ne pas atteindre tous les publics. Dans le cadre du travail, Pettit promeut le recours au droit de grève, la nécessité d’une protection sociale forte pour faire contrepoids aux employeurs. Pourtant, s’il vaut mieux dépendre de l’Etat que d’un tiers, cette dépendance peut à son tour devenir vecteur de domination.
25Stuart White fait droit au concept de vulnérabilité économique et assigne aux institutions six mesures pour la contrer : l’absence de paupérisation, la sécurité sur le marché, le travail comme réalisation, la réduction des divisions de classe, l’absence de discrimination, l’obligation contributive des citoyens. White propose une rémunération du care domestique ou la création d’un capital de départ destiné à couvrir les risques sociaux rencontrés au cours de la vie.