G. Larochelle & F. Courville, La course à la performance, Beauchesne 2016, lu par Gilles Barroux

Gilbert Larochelle, Françoise Courville, La course à la performance, Beauchesne, 2016, lu par Gilles Barroux.

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Parmi les grandes thématiques contemporaines qui se situent à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires – éthique, médecine et sciences, épistémologie, sociologie sans oublier la philosophie – figure en bonne place la performance, terme non exempt de fortes et sensibles ambivalences. La performance désigne en un sens un parcours de progression, individuel ou collectif, un projet, une ascension, mais aussi l’obsession de toujours plus : plus haut, plus loin, plus vite. Aurait-on affaire à l’histoire d’un processus de corruption d’une notion au départ noble et digne mais, au fur et à mesure des évolutions de nos sociétés, imprégnée d’exigences produites par une vision du monde avec comme seul et unique curseur le court terme ?

La performance se trouve revisitée en un bref opuscule synthétique, coécrit par les auteurs Gilbert Larochelle et Françoise Courville, La course à la performance, Beauchesne, 2016. Quatre têtes de chapitres constituent autant d’axes visant à dessiner les contours de cette notion : 1. Discours de la performance et triomphe de l’ingénierie, 2. Dignité humaine et quête d’une transcendance, 3. Méfiance et confiance dans la relation de soin, 4. Temporalité de la performance : l’urgence. Les deux premiers chapitres établissent un satellite conceptuel faisant voisiner en un déploiement historique et philosophique la performance avec les notions de perfectibilité, de progrès ou encore d’évolution. Il est important de ne pas cantonner la performance au seul univers des problématiques contemporaines, d’en rétablir ainsi les origines en voyageant avec Rousseau, Condorcet et quelques autres. Ainsi, de Platon jusqu’à Condorcet s’élaborerait un corpus à partir duquel il serait possible de « retenir que le discours de la performance, interprété comme apothéose des facultés humaines, d’une part, de la vertu d’autre part, se fonde sur trois dimensions caractéristiques, tant de la tradition philosophique que de son appréhension actuelle ; a) la vérité attestée par l’efficacité sur le réel ; b) la moralité révélée par la capacité des individus à fonctionner harmonieusement dans l’organisation (la vertu) ; c) la mesurabilité démontrée par l’irréfutabilité des paramètres chiffrés propres au langage des mathématiques » (p. 21). Au-delà de la dimension historique, cette étude donne l’occasion d’évoquer les tensions aussi bien philosophiques qu’idéologiques qui habitent l’univers du rationnel, exprimées par une crise de la raison dont les paroxysmes marquent les deux derniers siècles. Aussi, la performance dans ses acceptions contemporaines serait-elle le reflet d’un monde dont le degré de rationalité serait inversement proportionnel au réel pouvoir de la raison ?

L’évocation de la dignité humaine dans le cadre du deuxième chapitre permet de revenir sur l’idée d’une fragilité humaine si souvent niée par les valeurs promues dans la dynamique du progrès des sciences et des exigences qui le motivent et qui s’en trouvent comme démultipliées. Il ressort de cette évocation de la dignité humaine trois dimensions générales : le statut non objectivable de la personnalité humaine, également l’idée que par essence la personne ne saurait être instrumentalisée et, enfin, le non-justiciable comme horizon dominant du droit et de la morale, sanctuaire d’un principe fondamental d’équité.

Les deux derniers chapitres infléchissent l’étude de la performance dans le domaine du soin : cure et care. Quand on se penche sur l’histoire et sur les évolutions de la médecine, en particulier de la relation patient-médecin, on est en effet frappé de voir comment s’exprime de manière récurrente un conflit entre le rationnel et le relationnel, thématique qui a fait l’objet de nombreux ouvrages d’éthique et de philosophie médicale. La parole issue des patients mais, peut-être plus encore des soignantes (en particulier infirmières et infirmiers), témoigne à quel point, dans de nombreux cas se trouve confirmée « La dérive de la raison médicale par le décalage entre le rationnel et le relationnel, entre l’information et l’attention accordée à la dignité des personnes » (p. 64). L’article « Patient » du Dictionnaire de la pensée médicale, sous la direction de Dominique Lecourt (Paris, Presses Universitaires de France, 2004) évoque cet infléchissement qui va du « patient » au « client », dérive sur laquelle se penche également le présent ouvrage en rappelant que l’origine du « patient », avec les idées d’attente, de temps long, appartiennent désormais à un passé, le même passé qui relègue le temps hippocratique) au musée des vieilleries, des valeurs désuètes. Pourtant, le célèbre Hippocrate de Cos enjoignait tout médecin à consacrer tout le temps jugé nécessaire à l’observation et au repérage de tous les signes liés à la maladie. Désormais prime l’urgence, laquelle « agit en précipitant la perception vers l’essentiel » (p. 76). Mais que sait-on vraiment de cet « essentiel », relève-t-il de la prouesse technique, de l’habileté et de l’ingénierie ? N’oublie-t-on pas, derrière l’entité nosologique même que constitue la maladie, la personne malade, question que posaient déjà les médecins des Lumières, et qui n’a rien perdu de sa pertinence.

Cet ouvrage se veut une synthèse plus qu’une étude approfondie. Sans se vouloir un pamphlet contre toute forme de progrès – précision rappelée à plusieurs reprises – il invite à une reprise critique d’une notion qui colle pleinement à la modernité, autre notion qui, du reste, n’est pas sans poser de nombreux problèmes d’interprétations et d’utilisations. Ce petit opuscule convoque un ensemble d’auteurs aussi hétéroclites que féconds, et l’on peut regretter l’absence d’une bibliographie à la fin, bien utile pour se livrer à des recherches et des études plus approfondies sur ce même thème, ce à quoi nous incite ce petit livre.

                                                                                                                                                  Gilles Barroux.