Francis Wolff, Pourquoi la musique ? Paris, Fayard, 2015, lu par Olivier Koettlitz

Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

Recensions d'esthétique 

Recensions de philosophie politique

Recensions de philosophie antique

Recensions de philosophie morale

Recensions d'épistémologie


Francis Wolff, Pourquoi la musique? Paris, Fayard, 2015.

«Mais la connaissance ne suffit pas à faire de nous, êtres parlants, des êtres pleinement humains et à satisfaire les besoins de cette «raison» que nous portons en nous pour notre délivrance et comme un fardeau.»

Francis Wolff, Pourquoi la musique? Fayard, 2015, p. 374.

Les philosophes et les enfants qui commencent à sʼéveiller au monde ont ceci de commun quʼils demandent, souvent à propos de tout et même parfois au sujet de ce qui semble relever du nʼimporte quoi, «pourquoi ceci? pourquoi cela?». Lʼinsistance de ce type de questionnement égaye dʼabord les contemporains des enfants et, plus rarement, il fait sourire les contemporains des philosophes; puis vient un moment où la récurrence de lʼentame laisse poindre de lʼagacement pour enfin générer une lassitude dont le change est donné par des réponses toutes faites qui en sʼagglutinant finissent par constituer lʼépaisse nappe de ce quʼen philosophie on appelle des préjugés. Le philosophe garde indemne la meilleure part de lʼenfance, à savoir un curieux et à bien des égards dérangeant mélange dʼinnocence et de vigilance porté sur le monde, concentré notamment[1] dans lʼinsistant «pourquoi» adressé en droit sinon en fait à toute chose. De ce point de vue, le livre de Francis Wolff intitulé Pourquoi la musique? sʼinscrit encore et toujours dans lʼâge des pourquoi, mais évidemment aussi dans ce quʼon pourrait appeler «lʼâge des pourquoi retrouvés», puisque ce nʼest pas un enfant à proprement parler qui pose la question mais un adulte lesté dʼune impressionnante culture et dʼune expérience du sujet — la musique —, ce qui certes reste la moindre des exigences, mais culture et expérience qui embrassent aussi dʼautres territoires venant irriguer en discrétion ce qui est déjà un opus incontournable pour qui veut sʼy retrouver dans son rapport à la musique et apporter une réponse séante à son événementialité.

 

Cette référence à lʼenfance nʼa ici rien dʼanecdotique ou de rhétorique, elle même à la lettre fondamentale. Lʼauteur lui-même y renvoie. Enfant, il fit une double et décisive rencontre: avec la musique et avec la philosophie[2]. Celui qui allait devenir un professeur et un philosophe dʼimportance, non seulement pour le public de langue française, était déjà à la fois sensible et peut-être aussi un peu méfiant à lʼendroit des définitions. «La musique est lʼart des sons.» Cette proposition apparemment sans appel allait pour ainsi dire hanter longtemps Francis Wolff au point quʼil nʼest pas exagéré dʼaffirmer que tout son dernier travail représente une passionnante explication (au deux sens du mot) de cette définition. Tout se passe en effet comme si lʼauteur sʼemployait à déplier jusquʼà leurs ultimes enjeux les questions enveloppées par les termes directeurs de la sentence: «la musique est lʼart des sons.» Pour satisfaire à cette exigence qui va du sémantique au conceptuel, il fallait quʼau moins trois conditions nécessaires et suffisantes soient remplies.

! Dʼabord un authentique amour de la musique, cʼest-à-dire un rapport à la chose musicale incarné depuis, on lʼa dit mais il faut y insister tant cela est essentiel, lʼenfance et qui nʼa fait semble-t-il quʼinfuser de plus ne plus dans les fibres nerveuses du Professeur au point de passer de sa vie à son enseignement[3] pour finalement donner le livre qui nous occupe. Cette heureuse contamination par «lʼart des sons» dès le jeune âge suffit, soit dit en passant, à jeter une sérieuse hypothèque sur la possibilité dʼêtre en mesure de verbaliser sans reste lʼexpérience musicale. Si tout a commencé par une «connaissance par corps», celle-ci doit forcément être tellement affective et partant intime que s'imaginer pouvoir phraser jusquʼau bout la définition inaugurale relève de la gageure. Ce serait bien naïf ou fort présomptueux de croire quʼil est possible de tout dire et de tout bien dire de quelque chose, la musique!, qui est arrivé de façon si irruptive en court-circuitant le flux ordinaire de la parole vive ou de lʼécriture pour sʼadresser immédiatement à la sensibilité de quelquʼun ici et maintenant. Cʼest une banalité quʼil convient cependant de rappeler que notre rapport à la musique, davantage peut-être quʼà tout autre forme dʼart, relève tellement de la subjectivité en son incarnation quʼil est quasiment impossible dʼen faire littéralement un ob-jet dʼétude. La musique, cʼest un fait, qui trouve jusquʼà un certain point ses raisons, nous touche jusquʼau tréfonds de nous-même, comment dès lors la dire sans à un moment devoir reconnaître quʼon touche une limite que la raison ne peut quʼaccepter? Francis Wolff, qui jamais ne cède sur les exigences propres à la pensée rationnelle, sait aussi admettre, le temps venu, quʼil serait stupide et même indécent de continuer à phraser4. Même si lʼauteur assure que «les mots de la tribu ne sont pas imprécis, le vocabulaire est riche, et surtout les possibilités dʼexpression des émotions vécues par la langue commune sont indéfinies (la lecture dʼune page de Proust au hasard suffit à lʼattester) et il nʼest rien dʼineffable»[4], il faut aussi reconnaître que sʼil parvient à faire la lumière sur le phénomène musical jusquʼà en déployer les conséquences les plus inattendues sans quitter le strict niveau du discours, cʼest dʼabord parce que tout a commencé par ce que nos classiques appelaient une «passion». Il était par conséquent juste quʼà terme hommage soit rendu à lʼexpérience originelle qui par nature travaille tous les grands commencements et insiste  encore dans toutes les fins. Cette part dʼimplication personnelle et même viscérale est si bien admise par lʼauteur quʼelle en vient à sʼinscrire de façon bien tempérée dans la lettre même du texte. De temps en temps en effet, la rigueur discursive est ponctuée par de courts passages en italiques dans lesquels lʼauteur nous fait part, à la première personne, de quelques expériences musicales qui ont suffisamment marqué son existence. Quʼil fasse droit au privé autant quʼà lʼintimité nʼa rien dʼétonnant après ce quʼon vient de rappeler concernant la spécificité du lien musical. Quʼil ne lʼeût pas fait, voilà qui aurait paradoxalement manqué à un ouvrage de philosophie portant sur la musique; ce qui est autrement plus remarquable, cʼest la façon dont cela est fait, sans impudence et cependant avec ce quʼil faut dʼémotion requise[5]. Le plaisir de la lecture se voit accru par ces quelques moments de confidence qui remplissent une double fonction: dʼune part faire droit à la spécificité et même à la singularité de la chose même (cʼest la musique qui exige cela), dʼautre part continuer par dʼautres moyens le travail en cours qui est de porter à lʼintelligence commune de façon alerte et pédagogique le pourquoi de la musique. Il est bon lorsquʼon lit de la philosophie de sentir quʼon a affaire à un auteur dont la raison nʼa pas forclos la sensibilité, en lʼoccurrence la sienne; nʼest-ce pas lʼune des premières manifestations dʼun humanisme philosophique qui envisage lʼhomme comme un pli de logos et dʼaffectivité?[6]

Au début était donc la passion puis vint ce quʼil faut considérer comme sa meilleure compagne, la raison. Pour développer philosophiquement tous les attendus dʼune définition qui revient régulièrement sous la plume de lʼauteur, il fallait donc aussi comme on dit «bien connaître son sujet». Pour ce faire, étant donné que: «Partout où il y a des hommes, il y a de la musique»[7], il fallait mobiliser une large culture qui emprunte le meilleur des questions et des acquis aux études anthropologiques ainsi quʼaux connaissances neuro-biologiques et, bien sûr, musicologiques. Lʼexpérience originelle qui a donné son impulsion à la ferveur musicale (et philosophique) est donc enrichie par la patiente étude de ce qui sʼest publié de mieux récemment ou pas dans le domaine concerné. Là aussi, on dira que cʼest la moindre des choses que de se documenter sur le sujet. Cʼest certes vrai, mais ce quʼil faut surtout souligner de ce point de vue cʼest la capacité proprement pédagogique de lʼauteur pour livrer une synthèse dʼune impressionnante clarté des différents et nombreux documents quʼils a dû lui s'approprier avant dʼen tirer les conclusions qui sʼimposent. On reconnaîtra là la marque dʼun grand enseignant/chercheur[8]qui en amont effectue humblement (parfois seul, parfois avec dʼautres qui peuvent être, par exemples, les participants à un séminaire) un travail de défrichage et de mise en ordre dʼune matière sans doute à lʼoccasion peu avenante, parce que la chose même le requiert, et qui ensuite transmet ce quʼil pense être profitable au plus grand nombre possible. Toutefois, tout le monde sait aussi quʼon peut être pédagogue et passablement ennuyeux, par défaut de désir ou manque dʼélégance. Il nʼen est rien ici, on comprend pas à pas de quoi il est question avec la musique et lʼon prend plaisir à comprendre, parfois même on a lʼimpression de devenir vraiment savant, en tous cas de nʼêtre «jamais plus tout à fait les misérables pédants que nous étions.»[9] Et même sʼil arrive que tel passage soit dʼun niveau de technicité musicale ou musicologique difficilement abordable pour un lecteur non averti, cela ne représente pas un obstacle à lʼintelligibilité globale du propos dans la mesure où régulièrement de lumineux rappels synthétiques sont effectués; ainsi le livre peut pleinement satisfaire le lecteur (déjà) au fait de la chose musicale comme le lecteur curieux, amateur sérieux de musique et de philosophie, ce quʼen dʼautres temps on appelait un «honnête homme». Au reste, cette attention portée sur la clarté discursive devient pleinement manifeste lorsque F. Wolff, à la fin de lʼouvrage, engage une comparaison entre la musique et les autres arts, plus précisément lorsquʼil entreprend de mettre en parallèle le musicien et le peintre. En choisissant la peinture, ou plus exactement «le faiseur dʼimage»[10], il tient ensemble deux exigences: lʼune tient au fond du propos, à ce quʼil sʼagit de montrer; lʼautre ressortit à un souci strictement didactique, dans la mesure où il est vrai que le lecteur, quʼil soit ou non philosophe de formation, demeure plus familier des choses vues que des événements étendus.

Il arrive, non sans raisons, quʼon reproche aux philosophes de parler de telle ou telle pratique in abstracto, sans vraiment sʼattarder sur des exemples ou des cas afin de prendre le risque de mettre à lʼépreuve la théorie. Le moins que lʼon puisse dire, cʼest quʼen lʼespèce cʼest loin dʼêtre le cas, le propos étant nourri de 88 exemples de pièces musicales. À cet égard, on peut bien parler dʼun «livre augmenté», dans la mesure où le lecteur peut se faire auditeur en se reportant au site www.pourquoilamusique.fr. Augmenté, ce livre lʼest encore dans le sens où en Annexe on trouve lʼanalyse précise dʼextraits de partitions corroborant les principales thèses avancées au cours du livre ainsi quʼun glossaire toujours utile en la circonstance. Dans ces conditions, on ne peut que constater que la raison philosophante, tout en restant fidèle à lʼé-motion initiale, sʼest lestée dʼune culture musicale assez impressionnante[11] reprise, littéralement réfléchie par lʼenquête conceptuelle, ce qui ne laisse pas de forcer une admiration toute cartésienne.!

! Sʼagissant de la culture spécifiquement philosophique, on retiendra notamment lʼusage fait de concepts issus de la philosophie antique, notamment Aristote à qui Francis Wolff, en fin connaisseur du Stagirite[12], emprunte pour la faire fonctionner dans lʼespace de sa propre pensée sa théorie déterminante de la causalité. La façon dont il revisite la (trop) célèbre «allégorie de la caverne» de Platon sʼavère aussi fort stimulante. Tout le livre est rythmé par une «expérience de pensée», celle de la «caverne sonore» qui sert de lieu conceptuel pour penser la musique[13]. Au reste, outre la culture philosophique dite «classique», il faut faire une mention toute particulière à lʼutilisation faite par F. Wolff du meilleur de la philosophie dite «anglo-saxonne». Ce faisant, lʼauteur montre que lʼexercice de la pensée en acte se moque des clivages et des crispations qui ont trop longtemps empoisonné et la philosophie et son enseignement sur le «Continent». Pour répondre à la question «pourquoi la musique?», comme dʼautres avec de tout autres orientations méthodologiques et philosophiques se sont demandés «pourquoi des poètes?», il était sans doute nécessaire de mobiliser des auteurs dont certains, pourtant décisifs à lire F. Wolff, restent mal voire inconnus du lecteur français. Cʼest cette même générosité sans faiblesse ajoutée qui permet lʼouverture confiante parce que savante aux formes de pensée anglo-saxonne et qui prend acte, sans pousser des cris d'orfraie, des acquis désormais incontournables venant des sciences cognitives. Par où ce signale encore la veine strictement humaniste dʼun lʼauteur animé du seul désir de pousser au plus loin la raison humaine, une raison sensible qui ne demande quʼà étendre toujours plus ce «sens commun» dont Kant fut le premier à établir, chez les modernes, toute la légitimité.

Le troisième réquisit, sans lequel ce livre ne pourrait remplir pleinement sa vocation philosophique, tient bien sûr à sa teneur conceptuelle. Celle-ci se décline sur le plan de la méthode et de ses effets. Le choix dʼune «méthode déductive» implique «quʼon recoure à une expérience de pensée plutôt quʼà des comparaisons empiriques.»[14] Ainsi, à partir de la scène conceptuelle originaire de la «caverne sonore» précédemment évoquée, ont se donnera les moyens dʼexposer selon un ordre des raisons les conséquences permettant de dire «pourquoi la musique?». Chemin faisant, toutes les interrogations quʼon se pose toutes et tous inévitablement au sujet du phénomène musical trouveront leur réponse en leur temps. On ne peut ici ni revenir sur lʼensemble de ces interrogations ni a fortiori sur leur traitement circonstancié. Pêle-mêle et sans souci dʼexhaustivité: le rythme, la danse, le chant, mélodie et harmonie, lʼatonalité, le swing, la ritournelle, la virtuosité, autant de thèmes qui trouvent leur claire expression dans Pourquoi la musique?[15] La méthode déductive, en sʼarrêtant sur les effets de la musique sur nous (cʼest-à-dire sur notre corps et notre esprit), sur le rapport musique/monde et sur le non moins important rapport entre la musique et les autres arts, en procédant ainsi cette méthode suspendue à son expérience de pensée matricielle nous fait voyager sur un continent esthétique, anthropologique et métaphysique dont on explore région après région les subtiles vérités. Particulièrement révélatrice de la fécondité de cette méthode est, entre autres, la manière dont est amenée la thèse selon laquelle «la musique ne rend pas seulement intelligibles par eux-mêmes les événements sonores, elle rend intelligible le temps même du monde par des moyens purement sensibles.»[16] Le rapport de la musique au temps, devenu presque trivial, fait ici lʼobjet dʼune patiente reprise philosophique dont toutes les conséquences doivent être explicitées au plan dʼune métaphysique. En bon «classique»[17], soit après avoir suffisamment tenu compte des éclairages apportés par les sciences dures ou non, Francis Wolff en vient à la fin de son abondant travail à assumer «une simple métaphysique descriptive»[18], ce quʼon pourrait aussi nommer une métaphysique minimale ou suffisante à nous dire enfin que si «nous les hommes faisons [...] de la musique», cʼest « Parce quʼil faut apprivoiser les événements. Les comprendre. Les abstraire des choses. Les incorporer à notre corps et aux exigences de la raison. Sortir de la caverne, ajoute-t-il, où ne faisons que vivre. Forger un monde imaginaire sans choses et où elles ne manquent pas. Vibrer. Chanter, danser, être ensemble. Pleurer seuls, parfois, lorsque la musique nous impose son silence.»20 Pour établir une pareille conclusion satisfaisante aussi bien pour le besoin de notre raison que pour lʼappétit de notre sensibilité et aussi pour être un tant soit peu «grand dans son écriture»[19], ce qui reconnaissons-le reste tout de même rarissime chez les éminents représentants de notre institution, il fallait in fine sʼaventurer dans lʼinévitable complexité qui articulent les arts entre eux. La partie conclusive intitulée «Pourquoi la musique... et les autres arts?» est un modèle de l'application de la méthode déductive, en son versant métaphysique; elle est aussi un parangon de clarté démonstrative, de précision définitionnelle et de justesse des expressions. Pour sʼen donner une idée, jugeons sur ces quelques exemples: «La musique est donc la représentation de la succession des événements à partir de leurs propriétés audibles, de même que les images sont des représentations de choses spatiales à partir de leurs propriétés visibles.» «Il faut des événements sans choses que la raison propose à lʼimagination et des événements fusionnés dynamiquement dans une chose unique que lʼimagination propose à la raison.» «lʼart, cʼest-à-dire [...] lʼimagination au service de la raison» «Pourquoi la musique? Parce quʼil y a du pourquoi. Le monde originaire de la musique est le monde des pourquoi comblés.»[20]

! En proposant à un plus large lectorat les fruits de son amour et de son travail de longue haleine sur la musique, Francis Wolff ne fait pas que livrer une captivante mise en perspective philosophique dʼun sujet qui concerne a priori tous les membres de lʼespèce homo sapiens, il fait un pas de plus sur le chemin de pensée quʼil trace au moins depuis Lʼêtre, lʼhomme, le disciple[21]; et sur ce chemin il faut faire impérativement une halte (exigeante) à Dire le monde[22], ce livre de «philosophie pure», selon lʼexpression de Pierre macherey, qui avec Pourquoi la musique? «forment les volets dʼun diptyque: Dire le monde en explorait la dimension logique et Pourquoi la musique? en expose le pendant esthétique.»[23]Sʼil fallait estampiller dʼun mot cet itinéraire philosophique, on dirait quʼil sʼagit dʼune façon humaniste de faire de la philosophie. Quʼest-ce à dire? On pourrait croire à un truisme. La philosophie serait par nature humaniste, les hommes étant jusquʼà preuve du contraire les seuls vivants à se poser un certain type de question et à y apporter (ou non) un certain genre de réponse[24]. Assurément, mais on sait aussi que les choses ne sont pas si simples et quʼun rapide coup dʼoeil sur les principaux «déconstructeurs» de la métaphysique, de Nietzsche à Derrida inclus en passant forcément par Heidegger, suffit à tempérer au moins un temps lʼélan qui embrasse dʼun même geste humanisme et philosophie. Tenons par conséquent que Francis Wolff est un enseignant quʼil est bon dʼau moins croiser dans une vie estudiantine doublé dʼun philosophe dont il convient de préciser dans les limites qui sont ici les nôtres lʼhumanisme.

Il est plusieurs manières dʼêtre ou de revendiquer lʼhumanisme; dʼun humanisme de la terreur à un humanisme «mou» ou dévitalisé, le spectre est large qui recouvre ce qui parfois se réduit à un label éditorial. Humaniste, Francis Wolff lʼest[25] dans la mesure où, sur le plan méthodologique, il donne le primat au logos entendu comme langage et raison et jamais, autant quʼon puisse en juger, il ne cède sur les exigences dudit logos — ce qui était tentant sʼagissant dʼun thème comme celui de la musique et de la tentation «mystique» qui ne manque pas dʼen accompagner lʼécoute et lʼétude. Il lʼest en outre dans la mesure où il sʼefforce de rendre raison (faut-il le préciser?, de façon raisonnable plutôt que rationnelle) de constantes anthropologiques avec des moyens conceptuels, comme cʼest à lʼévidence encore le cas avec son dernier livre.On voudrait parler à son endroit dʼun «humanisme de rigueur»; expression sans doute amendable mais qui comporte selon nous lʼavantage de dire à fois le parti résolument rationaliste de sa démarche et lʼabsence de concession faite à ce qui pourrait le cas échéant mettre dans lʼinconfort notre appartenance à cette humanité[26]. Cet «humanisme de rigueur» nous semble porté par la figure tutélaire du Stagirite. Par son goût des définitions, sa puissance «démonstrative», son accueil fait aux sciences, son intérêt inentamé porté aux pratiques, son absence de jargon, cette sorte de calme philosophique bordé de ce quʼil faut de sensibilité, son sens extrêmement pudique du tragique, bref par tout ce qui contribue à apporter un peu plus de lumière sur le monde des hommes qui est tellement plus habitable lorsquʼil est dit correctement, avec la justesse et lʼémotion convenues, F. Wolff sʼinscrit dans un aristotélisme d'aujourd'hui.

On peut sur ce point et pour finir appliquer à lʼauteur, mutatis mutandis, ce que luimême écrit au sujet du rapport entre «climat» et «humeur» en matière musicale: à la lecture de Pourquoi la musique?, se dégage un climat aristotélicien qui ne préjuge certes pas de lʼhumeur qui était celle de lʼauteur lorsquʼil était à sa table de travail[27]. Si un «aristotélicien, cʼest en effet celui qui identifie le bonheur avec la connaissance complète et en acte, où sʼachève et sʼunifie le mouvement même qui y mène»[28], alors il faut reconnaître quʼà la fin de la lecture de Pourquoi la musique? nous sommes heureux de comprendre ce quʼil est légitime de comprendre sans que cette intelligence de la chose nʼamenuise jamais lʼémotion quʼelle provoque puisque, vérification faite, cʼest le contraire qui arrive.

Olivier Koettlitz



[1] Et pas exclusivement. Au «pourquoi» sʼajoute le «quʼest-ce que?». Ce couplage du «pourquoi» et du «quʼest-ce que?» forme lʼenvers et lʼavers de lʼinterrogation primitive, au double sens de ce terme, qui anime ce quʼon aimerait appeler lʼêtre-en-éveil. Ce sont même les «deux questions fondamentales pour qui veut expliquer le monde». Cf. Francis Wolff, Pourquoi la musique?, Fayard, 2015, p. 33-34. Dorénavant noté: PM.

[2] PM, op. cit. Quatrième de couverture.

[3] Ainsi que le précise la page dʼouverture  de Pourquoi la musique? : «Ce livre est le fruit de la passion dʼune vie et de quelques longues années de travail. Lʼamitié lui doit aussi.» 4 La dernière phrase du texte, p. 398., est sur ce point suffisamment explicite.

[4] F. Wolff, PM, op. cit., p. 254.

[5] Cf. F. Wolff, PM, op. cit., p. 91. (entre autres)

[6] Cʼest ce «pli» qui est étudié respectivement par le diptyque Dire le monde, PUF, 1997 et PM. (Nous y reviendrons brièvement à la fin du présent propos.)

[7] F. Wolff, PM, op. cit., p. 14. Autre constante anthropologique: partout où il y a des taureaux, il y a des «jeux» avec ces taureaux. Nous faisons évidemment allusion ici à Philosophie de la corrida, Fayard,2007. Nous nous permettons de renvoyer à notre présentation de ce livre lisible en ligne sur le site de Pierre Macherey «la philosophie au sens large».

[8] (Mais que serait un enseignant qui ne chercherait plus?)

[9] Le mot est dʼEmerson, cité par Nicolas Bouvier in. Lʼusage du monde, Payot, rééd. 2001, p. 418.

[10] p. 367.

[11] Du classique au rock en passant par le jazz, le raga, «Frère Jacques», et bien dʼautres.

[12] Quʼon lise ou relise le magistral petit livre intitulé Aristote et la politique, PUF, 1991.

[13] F. Wolff, PM, op. cit., p. 32.

[14] p. 33.

[15] On appréciera notamment les pages consacrées au jazz. Cf. F. Wolff, PM, op. cit., p. 266 sq.

[16] F. Wolff, PM, op. cit., p. 335.

[17] Ou en bon aristotélicien (mais alors pourquoi pas en bon hégélien?). Non, tout simplement en (bon) philosophe.

[18] F. Wolff, PM, op. cit., p. 378. 20 F. Wolff, PM, op. cit., p. 398.

[19] Le mot est de Ludwig Wittgenstein, in. Remarques mêlées, trad. G. Granel, Éditions T. E. R., 1990, p. 107. Cette grandeur dans lʼécriture est aussi manifeste dans le dernier chapitre de Philosophie de la corrida, op. cit., intitulé: «Lʼalchimie singulière du plaisir taurin». 

[20] respectivement pp. 373-374, 379, 397.

[21] Cf. F. Wolff, Lʼêtre, lʼhomme, le disciple, PUF, 2000.

[22] Cf. aussi F. Wolff, Notre humanité: dʼAristote aux neurosciences, Fayard, 2010.  

[23] F. Wolff, PM, op. cit., p. 12.

[24] Si on radicalise la proposition cela donne: lʼhomme comme animal métaphysique. «Lʼhomo sapiens est rationnel et par conséquent métaphysicien» écrit Wolff p. 365 de PM, op. cit.

[25] Cf. F. Wolff, PM, op. cit., p. 396, note qui précise: «Il ne sʼagit pas de définir lʼart mais lʼhumanité.»

[26] On pense surtout ici au travail effectué sur la corrida espagnole.

[27] Sur le rapport du «climat» et de lʼhumeur» en musique, Cf. F. Wolff, PM, op. cit., p. 255, sq.

[28] Lʼêtre, lʼhomme, le disciple, op.cit., p. 306.