Fosca Mariani Zini, La pensée de Ficin. Itinéraires néoplatoniciens, Vrin, 2014, lu par Jonathan Racine.

Cet ouvrage entend proposer une présentation d’ensemble de la pensée de Ficin. Pour cela, il s’agit de prendre en compte d’une part le fait que Ficin est le premier philosophe de l’Occident latin à mener « une réflexion systématique métaphysique, en suivant l’ordre des problèmes ‘endogènes’ de la tradition néoplatonicienne » (p. 9) ; mais d’autre part, qu’il n’est pas un philosophe de l’antiquité : il utilise les ressources conceptuelles du néoplatonisme, mais « pour résoudre les problèmes philosophiques contemporains ou hérités de la tradition médiévale » (p. 10). L’auteur souhaite alors insister sur « l’usage créatif de la tradition néoplatonicienne de la part de Ficin » (p. 11).

Est-ce que la continuité de la procession peut rendre compte de la production d’êtres nouveaux ? A partir de cette question néoplatonicienne classique, l’auteur défend la thèse que le défi de Ficin consiste à élaborer « une compréhension de la procession comme production d’unités différenciées inédites qui ne se bornent pas à déployer ou à expliciter l’implication réciproque des idées, mais apportent un incrément de sens » (je souligne cette dernière expression, qui est le véritable leitmotiv de l’ouvrage).

L’ouvrage entend suivre « un parcours tracé par les principales questions ontologiques et gnoséologiques agitées par le néoplatonisme » (p. 12). Très schématiquement, on peut distinguer les premiers chapitres qui traitent avant tout du thème de la conversion ; et les chapitres 4-7 centrés sur la question de l’âme.

 

Chapitre 1 : l’initiation philosophique

           

Ce chapitre porte principalement sur le commentaire du Banquet : il s’agit à la fois de la première œuvre significative de Ficin, et d’une véritable introduction à la philosophie (néoplatonicienne). Comme indiqué en introduction, Ficin se réfère au cadre conceptuel du néoplatonisme, mais pour aborder des questions qui sont propres à un contexte historique déterminé, à savoir la Florence du XVème siècle. Celle-ci est agitée par une inquiétude eschatologique qui la porte à s’interroger sur la tradition philosophique la plus à même de répondre à l’espérance de salut individuel. L’amour intervient dans cette discussion dans la mesure où l’on débat de son pouvoir sotériologique et de sa place dans la forme de vie la meilleure : l’amour est-il compatible avec la connaissance ? La véritable félicité ne réside-t-elle que dans l’exercice contemplatif de l’intellect ?

            Pour traiter ces questions, Ficin s’appuie sur le Banquet : l’analyse de l’amour comme désir d’immortalité fait pressentir quelque chose de la nature de l’âme. Mais il s’agit également de développer ce qui reste en suspens dans le texte platonicien – le recouvrement entre le beau et le bien par exemple. Cela conduit Ficin à accorder à l’amour un rôle central dans l’engendrement du réel : « de même que l’Intelligence, à peine née et informe, se tourne par amour vers Dieu et reçoit sa forme, de même l’Âme du monde se tourne vers l’Intelligence et vers Dieu, dont elle est née, et elle qui n’est d’abord qu’un chaos informe, orientée par l’Amour vers l’Intelligence et recevant d’elle les formes, elle devient le monde » (De Amore, cité p. 28)

            On le voit, il ne s’agit plus d’un simple commentaire : Ficin propose ici un véritable projet philosophique et religieux, lequel implique une prise de distance à l’égard d’un certain platonisme chrétien, incarné par le Pseudo-Denys l’Aréopagite (p. 31).

            La référence à celui-ci joue pour une part un rôle stratégique, dans la mesure où son autorité rend légitime la discussion de thèses néoplatoniciennes. Le débat avec Denys porte avant tout sur les notions de transcendance et d’immanence. Ce n’est pas l’ineffabilité de la transcendance qui intéresse le plus Ficin, mais plutôt « les choses qui viennent tout de suite après et révèlent la procession » (p. 34). L’idée essentielle est alors que « la procession du réel n’est ni secondaire ni inadéquate à l’inaltérabilité du principe parce qu’elle exprime la positivité intrinsèque au déploiement du réel » (p. 36, souligné par l’auteur). Outre cette nature positive du réel, Ficin s’appuie sur Proclus pour mettre en avant « le caractère uni de l’ordre des choses, contre la dépréciation de ses manifestations ultimes » (p. 36 – l’explicitation de la référence à Proclus occupe la fin du chapitre).


 

Chapitre 2 : la conversion

 

            En abordant la question de la conversion, on retrouve logiquement le thème précédent de la positivité de la procession. En effet, affirmer une telle positivité implique que la conversion ne soit pas simplement retour au même.

            Mais avant de développer ce point, le chapitre s’ouvre sur une réflexion sur la vertu et la meilleure forme de vie, thèmes qui permettent de mettre au premier plan la question de l’amour : « la multiplicité des vertus et des formes de vie renvoie à un fondement unitaire qui est l’amour. Ici se situe le geste novateur de Ficin » (p. 47). Après avoir analysé le rôle de l’amour devenant fureur de l’âme (p. 49-58), l’auteur rappelle la place du « désir amoureux de la beauté dans la tradition platonicienne et sa fonction dans le retour de l’âme au premier principe » (p. 58). Ficin, à la différence de Platon, n’attribue pas à la beauté une fonction seulement pédagogique – même s’il reprend bel et bien à son compte cette dimension – mais aussi constitutive dans le cycle de procession et de conversion (p. 59). Grâce à une comparaison rigoureuse des positions de Ficin et de celles de Plotin et Proclus, l’auteur souligne que pour Ficin la beauté est comme le « rejeton » de la fécondité de la procession (p. 63). Il y a un statut tout à fait spécifique de la beauté dans le néoplatonisme, qui est particulièrement mis en avant par Ficin, et qui permet de répondre à la critique selon laquelle la procession ne serait que simple apparaître de structures profondes. Or, il y a bel et bien génération d’êtres nouveaux, dont il faut rendre raison (p. 69).

La pensée néoplatonicienne, et Ficin à sa suite, doit alors se confronter au statut de la matière. Il ne faut pas concevoir la procession seulement comme une série qui serait une dégénération : « la beauté lumineuse contrecarre le modèle de la série. Tous les cercles du réel sont beaux, puisqu’ils reflètent chacun à leur façon la bonté et l’unité du premier principe. La beauté exprime la nature positive de la procession » (p. 72 – je souligne). Comment ces analyses s’articulent-elles avec le concept de conversion ? « L’amour désigne le premier élan vers la conversion, suscité par la beauté : il réunit toutes les réalités inférieures autour de la beauté lumineuse des dieux » (p. 84).

            On le voit, la démarche de Ficin tend à conférer au beau un statut autonome – notamment par rapport aux transcendantaux classiquement reconnus que sont le bon et le vrai : « si le bon désigne l’accomplissement de l’état dans la pleine réalisation de son unité et le vrai le déploiement de l’unité du monde intelligible, le beau signifie l’achèvement de l’unité indifférenciée de la procession » (p. 92).

 

 

Chapitre 3 : croire, argumenter

 

            Ce chapitre peut jouer le rôle de transition avec toute la suite de l’ouvrage, dans la mesure où on aborde le thème de la croyance en l’immortalité de l’âme. Se pose alors le problème du statut de la croyance religieuse, et de son lien avec une dialectique naturelle. Malgré une influence de l’hermétisme, Ficin ne renonce pas au principe platonicien de rendre raison (p. 100). C’est donc à partir d’un cadre platonicien que Ficin se heurte au christianisme : selon l’auteur, « Ficin n’a jamais fait la paix avec le christianisme » (p. 106), et il fut accusé par ses contemporains de professer une sorte de religion naturelle. Finalement, le statut de la croyance n’est-il pas lié à un discours de consolation ?

 

Chapitre 4 : la dialectique de l’âme

 

            La question de l’âme prend une toute autre ampleur dans ce chapitre – elle devient en fait le thème central jusqu’à la fin de l’ouvrage.

            L’auteur commence par l’interrogation suivante : pourquoi Ficin reprend-il à Proclus le titre Théologie platonicienne – qu’il complète par une référence à l’immortalité de l’âme : Théologie platonicienne de l’immortalité de l’âme ?

            Ce qui est en question dans cette confrontation avec Proclus, c’est le statut tout à fait inédit qui est conféré à l’âme dans l’analyse du processus de dérivation du réel. Là où Proclus s’arrête précisément à l’âme, Ficin tente de « montrer que l’âme n’est pas tant le centre des degrés de la procession que leur copule, qui les connecte tous dans l’unité » (p. 122). Nous touchons ici à un point essentiel qui est développé abondamment dans les chapitres suivants : Il s’agit de conférer un statut inédit à l’âme, en la considérant comme « la condition essentielle de la constitution étagée de l’être ». Dit encore autrement, même si l’âme n’est pas le premier principe, « elle contient, comme médiation et mélange d’être et de non-être, d’un et de multiple, les lois de déploiement et de conversion de tout étant ». L’âme apparaît dès lors comme le véritable lieu de l’articulation de l’un et du multiple, permettant de résoudre les difficultés de la participation. Pour conférer à l’âme une telle fonction, Ficin situe en elle-même les grands genres du Sophiste, ainsi que les couples un / multiple et limité / illimité.

Avec cette conception totalement inédite de l’âme, il s’agit encore une fois d’affirmer la positivité et la continuité de la procession (comme unité se différenciant), plutôt que la césure. En effet, l’âme n’est pas seulement considérée dans la perspective de la conversion vers l’intelligible, en faisant abstraction de ce qui est inférieur : « l’âme ne délaisse pas les plans inférieurs, mais les élève avec soi. Au repli intérieur constituant l’âme par le retournement au principe supérieur, Ficin privilégie le déploiement extérieur de l’âme, engendrant de nouvelles formes d’unité, structurant les plans inférieurs de l’être » (p. 159)

 

Chapitre 5 : presque un quelque chose

 

Le non-être mérite un examen particulier, dans la mesure où, en tant que non-être relatif, altérité, il traverse tous les autres genres. Ce chapitre s’inscrit dans la continuité du précédent, puisqu’il s’agit d’analyser « le transfert du pouvoir de nier de l’Intellect à l’âme ». L’interlocuteur privilégié, sur ce point, est à nouveau Proclus.

Dans la mesure où la nature de l’âme est liée au non-être comme altérité, son statut doit être mis en rapport avec l’hypothèse du Parménide ‘si l’un n’est pas’. L’exigence de penser la multiplicité introduite par cette hypothèse conduit à une réflexion sur les songes, les images, sur ce qui n’est pas même un quelque chose (une catégorie dont l’auteur rappelle qu’elle provient de la réflexion médiévale, et non du néoplatonisme).


 

Chapitre 6 : l’individualité de l’âme

 

Pour traiter cette question, c’est le mythe du Phèdre qui sert de point de départ : l’âme apparaît alors comme entité singulière, caractérisée par un destin spécifique.

On sait qu’il faut se garder de tout anachronisme lorsque l’on aborde la conception du soi dans l’antiquité. Mais Ficin n’est pas un philosophe de l’antiquité. Son questionnement concerne le lieu de l’individuation : l’âme tombe-t-elle entièrement dans le corps ? Reste-t-elle liée à l’intellect ? (p. 185) Quel est donc le lieu originaire de l’âme ? Ficin considère à la fois que l’âme garde un rapport direct avec Dieu (p. 187), et que la chute de l’âme dans le corps est naturelle, dans la mesure où elle contribue au déploiement cosmologique. En effet, comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre précédent, l’âme forme et organise la réalité sensible.

Mais même si cette chute est naturelle, cela ne constitue-t-il pas un changement radical de nature ? « L’essence de l’âme demeure identique, mais le changement en est un aspect constitutif, de sorte qu’elle peut être comparée à Protée ‘qui change ses formes avec une telle puissance qu’il semble devenir différent à chaque moment et continûment mourir et renaître’ » (p. 199). L’auteur rappelle que le contexte fait que la question de l’âme ne se pose pas uniquement en termes de souci de soi : « l’âme ne s’engage pas seulement dans un souci de soi dont l’unité est acquise par une forme de vie qui demeure constante malgré les vicissitudes de l’existence. Au contraire, l’âme individuelle est, pour Ficin, caractérisée par un pouvoir interne et illimité de transformation » (p. 201).

            Le chapitre s’achève sur la question du destin, Ficin s’opposant à la conception stoïcienne, tout en célébrant à sa manière l’ordre du monde.

 

Chapitre 7 : les corps de l’âme

 

            Ayant abordé au chapitre précédent la question du corps il faut préciser que l’âme ne s’incarne pas directement : Ficin reprend en effet au néoplatonisme l’idée de corps spirituel, véhicule de l’âme, et lui donne une importance plus marquée qu’elle ne pouvait l’être chez Plotin par exemple, dans la mesure où ce véhicule de l’âme a une fonction d’individualisation : il rend compte de l’immortalité individuelle. Il y a en outre un véritable attachement affectif de l’âme pour le corps (« pourquoi les âmes s’éloignent-elles des corps à regret ? »). On est au-delà de la simple inclination évoquée par Plotin, et il faudrait parler de quelque chose comme un souci maternel à l’égard du corps – où l’auteur repère l’influence d’Avicenne (cf. p. 223).

            Cette thématique du corps et de l’individualité de l’âme engage Ficin dans les débats sur la place de la phantasia ainsi qu’un positionnement à l’égard d’Averroès. Contre celui-ci, il reprend des arguments thomasiens, mais au service d’une autre conception du rôle de l’image, dans la mesure où, conformément à une thèse néoplatonicienne, il n’y a pas de passivité de l’âme.

 

Conclusion

            Celle-ci propose un utile résumé du parcours effectué.

L’ouvrage permet ainsi de suivre, dans la plupart des chapitres, la façon dont un cadre conceptuel, celui du néoplatonisme (avec des distinctions parfois fines entre Plotin, Proclus, Damascius, le Pseudo-Denys…), est travaillé et réélaboré. Cela est particulièrement manifeste lorsqu’il est question de l’importance accordée à l’amour ou à l’individualité de l’âme. Cet ouvrage montre à quel point la Renaissance est une période où s’élaborent des constructions métaphysiques qui sont bien différentes des débats médiévaux, et qui ne sont pas une simple reprise du puissant édifice néoplatonicien.

                                                                                              Jonathan Racine.