Claire Pagès, Qu'est-ce que la dialectique ?, Vrin, 2015

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   L'encyclopédie des  "Chemins Philosophiques" s'est enrichie d'un article d'une centaine de pages sur la dialectique, l'un de ces concepts qui ont pu traverser la longue histoire de la philosophie grâce à la force de toutes leurs équivoques.

   L'auteure n'a pas fait le choix d'une présentation historique. Elle ne s'attarde donc pas, ce qui offre au moins l'avantage d'une certaine originalité, sur les étapes qu'il est traditionnel en histoire conceptuelle de repérer dans son évolution (du « Palamède éléatique » Zénon à Kant, puis de Hegel aux héritiers du matérialisme historique, et des critiques de Hegel aux penseurs de la « post-modernité »). L'article se développe en cinq points : partant de critiques actuelles sur la dialectique, il répond aux questions 1) de son objectivité, 2) de sa validité, 3) de son unité, 4) de ce qu'il présente comme son opérateur principal (la contradiction), 5) de l'usage qui a pu en être fait en dehors du champ logique ou métaphysique.

   Une courte introduction (p. 7-8) rappelle l'origine du mot et les difficultés que posent les glissements de sens successifs qu'il a subis. Un préambule (p. 8-17) permet de problématiser cette première approche par l'évocation de diverses critiques, réduisant la dialectique soit à un art rhétorique (Schopenhauer, Rorty), soit, plus ironiquement, à une logique de l'identité (Lévinas, Lyotard). La première partie (p. 17-35) pose « la question de l'objectivité ou de la subjectivité de la dialectique » (p. 17) : par un parallèle entre méthode platonicienne et logique hégélienne, l'auteure explique les raisons pour lesquelles on a cru devoir donner à cette méthode discursive une assise ontologique (p. 17-27) - une ambition théorique dont les traitements aristotélicien et kantien cherchèrent à limiter les conséquences de façon plus ou moins fondamentale (p. 27-32). La discussion de cette distinction entre subjectivité du dialogue et objectivité de la dialectique (p. 32-35) est l'occasion de faire allusion à des essais de valorisation du dialogique (Bakhtine, Irigaray). La deuxième partie (p. 36-42) interroge la validité de la dialectique par le renvoi à des critiques de Baudrillard sur son historicité et de Popper sur sa non-scientificité. La troisième partie (p. 42-54) fait le constat de la diversité, voire de la conflictualité des (ré)évaluations de la dialectique (Aristote vs. Platon, Hegel vs. Kant, Hegel vs. Fichte, Kierkegaard vs. Hegel). L'auteure affirme l'impossibilité, quelles que soient les filiations conceptuelles entres les différents systèmes, de trouver entre eux tous un point commun qui serve de fondement ou de définition à la notion - avec pour références des formules empruntées à Heidegger, Blanchot et Derrida. La quatrième partie (p. 54-73) propose, néanmoins, l'amorce d'un élément définitionnel minimal, la pensée de la différence sous la figure de la contradiction : « En effet, de façons certes extrêmement différentes, souvent concurrentes, la dialectique se donne comme la manière de poser et de résoudre le problème soulevé en philosophie par la contradiction (...) » (p.55). Sont alors évoqués des exemples d'élaboration de cette pensée chez Platon, Aristote, Kant, Hegel, Marx et Merleau-Ponty : « dans tous les cas, conclut l'auteure, la dialectique témoigne d'une intelligence recherchée de la contradiction, là où elle s'offre souvent à nous comme aporie, blocage, entrave pour l'action comme pour la pensée » (p. 73). La cinquième partie (p. 73-96) s'intéresse « à l'existence de formes dialectiques hors du champ philosophique » (p. 73), en épistémologie (Bachelard, Engels, Merleau-Ponty), en psychologie (H. Wallon), en biologie (J-Cl. Ameisen), en psychanalyse (Lacan), en anthropologie (Lévi-Strauss), en sociologie (Gurvitch, Bourdieu). Pour terminer, l'auteure explique un extrait de Hegel, le § 11 et Remarque de l'Introduction à l'Encyclopédie (p. 99-110) et trois courts passages de la Dialectique négative d'Adorno (p. 111-123).

   L'édition, sans aucune bibliographie, vise la simplicité. Incontestablement, elle l'atteint, et en acquiert de la clarté. Les inévitables négligences typographiques sont rares (p. 35 par ex.) ; le lecteur comprendra p. 19 « une simple technique » à la place de « une simplement technique », corrigera par « entre-empêchement » ou « entr'empêchement » le « entre'empêchement » de la p. 85. Pour ce qui est du contenu, mis de côté peut-être une audacieuse quoique prudente attribution d'une forme de dialectique à Descartes (p. 21-23), il est assez irréprochable : c'est une suite de lectures ou de conseils de lecture pour celui qui serait amené à se demander - ce qui est concevable et très excusable - ce que peut bien recouvrir comme unité conceptuelle cette notion aux acceptions et fonctions si disparates. Sans doute peut-on craindre que cette succession de références rapidement exposées, prenant le parti de la multiplicité des renvois plutôt que de leur structuration en une présentation logique nécessairement plus sommaire, ne fasse obstacle en quelque façon à la saisie de cette possible unité - mais c'est un risque vraisemblablement mesuré et pris à l'aune de cette possibilité. Au titre des reproches, si on peut regretter que les opérateurs de totalité et de temporalité ne soient pas étudiés au même rang que celui de contradiction, il n'y a pas lieu, puisqu'il s'agit d'une introduction, d'adresser à l'auteure celui de ne pas avoir retenu les développements dialectiques des Éléates, des sceptiques, des stoïciens, etc. : un certain arbitraire est inévitable dans ce genre d'exercice.

   « Le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif », promettait Hegel à propos de la dialectique. Cet article informé et intelligent montre que cette promesse est parfaitement tenue.

 

K. Oukaci.