Sophie-Jan Arrien, L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923), PUF, lu par Baptiste Klockenbring

Sophie-Jan Arrien, L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923), Paris, 2014, PUF « Epiméthée », 400 p.

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Ce qu’il est convenu d’appeler « la philosophie herméneutique de la vie facticielle » ou encore parfois « l’herméneutique de la facticité » - et qui, depuis le colloque de 1996 organisé par J.-F. Courtine et J.-F. Marquet, fait l’objet d’un intérêt croissant des études heideggériennes - joue un rôle déterminant sur le chemin qui conduit Heidegger au motif central de sa philosophie, la question de l’Être.Pour autant, il ne faudrait pas faire de cette philosophie une simple propédeutique ; il s’agit au contraire d’un chemin original, qui, dans l’esprit du jeune Heidegger, ne vise rien de moins qu’à « faire exploser les catégories traditionnelles de la philosophie ». Et c’est cette étape que Sophie-Jan Arrien nous propose, dans ce volumineux ouvrage qui résulte de sa thèse, d’approfondir pour elle-même, résistant à la tentation de lire cette philosophie naissante à la lumière de ce qu’elle est amenée à devenir.

Le motif central de cette philosophie est ainsi la vie, conçue comme la sphère originelle de l’expérience concrète (« facticielle »). L’enjeu d’une telle philosophie est ainsi de retrouver l’intimité du philosopher avec la vie, qui constitue l’un des enjeux structurants de la pensée du jeune Heidegger, et ce dès sa thèse d’Habilitation (1915). Reste que la vie se manifeste avant tout par une certaine labilité, qui la rend précisément inaccessible aux catégories traditionnelles de la philosophie. Or la philosophie prend naissance dans la vie, et y retourne comme à son télos ; la tâche du philosopher consiste ainsi à identifier un logos constitutif de l’origine, c’est-à-dire inhérent à l’expérience facticielle de la vie, et ouvert sur la conceptualité philosophique ; en somme, penser conjointement la vie en ses structures propres et la condition de possibilité de tout philosopher. Pour ce faire, l’effort de Heidegger consistera à passer sans rupture de l’expérience vécue préthéorique du sens au discours philosophique, et rechercher « l’unité vivante de la vie et de la philosophie ».

Pour le jeune Heidegger, la philosophie est ainsi ancrée dans la vie facticielle : le philosopher y prend toujours son départ, n’importe où en elle, et y reconduit toujours ; de là l’opposition d’emblée de sa démarche à l’idée même d’ontologie, la question de l’Être ne pouvant avoir priorité sur celle de la vie - perspective qui sera renversée en 1927 dans le § 10 de Sein und Zeit, dans lequel la vie n’est plus appréhendée que comme une ontologie régionale déterminée -.

Sophie-Jan Arrien se demande ainsi ce qui permet d’expliquer ce retournement : est-ce un recul ? L’analytique existentiale de 1927 ne trouve-t-elle pas à recouvrir l’affinité originaire entre la vie et le logos que le jeune Heidegger cherche à dire dans ses premiers travaux ? Le tournant a lieu vers 1924, articulé à la lecture d’Aristote. L’hypothèse de S.-J. Arrien est ainsi qu’il existe un écart entre l’intérêt pour la vie, marqué dès l’Habilitation de 1915-1916 et le moment où la question de l’Être devient le fil conducteur de la lecture heideggérienne d’Aristote. Cet écart, c’est précisément l’inquiétude de la pensée, inquiétude de la pensée que Heidegger s’attache à préserver, et dont il fait le critère de la destruction, qu’il opère sur les œuvres de Rickert, Natorp, Husserl et Dilthey, qui fonde ses propres recherches.

L’ouvrage procède ainsi en trois temps : il s’agit d’abord de dévoiler la vie vécue, en quoi consiste l’exigence propre de la philosophie conçue comme science rigoureuse. La question de la vie vécue, d’abord pensée en termes (husserliens) d’Erlebnis et associée au thème de l’irrationnel et au préthéorique, devient ainsi, au fil d’une confrontation de Heidegger aux philosophies néokantiennes de Rickert et Natorp - ce qui fait l’objet des deux premiers chapitres - une problématique aiguë. Dans un second temps, il s’agira de penser la vie facticielle préthéorique comme lieu d’ancrage structurel originaire de toute conceptualisation philosophique (chapitres 3 et 4) ; pour enfin retracer le développement de la philosophie herméneutique et phénoménologique, en identifiant les catégories descriptives et interprétatives, afin de rendre compte de la mobilité et de la labilité de la vie, objet du chapitre 5, qui consistera en une lecture des cours sur la religion de 1920-1921 et ceux sur Aristote de 1921-1922.

Chapitre I – L’idée de la philosophie.

A la recherche d’une Urwissenschaft qui puisse constituer une véritable philosophie de la vie, c’est ainsi d’abord la philosophie de la valeur de Rickert que Heidegger croise, et critique comme trop formelle ; faute d’avoir pris au sérieux la question du vécu dans lequel seul peut se comprendre l’aboutement du formel et du matériel, l’articulation du transcendantal à l’empirique, de la valeur au fait, le néokantisme de Rickert s’avère incapable de fonder sa propre démarche, ce qui constitue pourtant le réquisit même du savoir philosophique. Ainsi Heidegger se détourne-t-il du formalisme néokantien et de ses dualismes : il s’agit de renoncer à la prétention de l’épistémologie de fonder une  véritable philosophie, pour chercher celle-ci dans un mouvement issu de la vie même et se retournant sur elle-même.

Reste alors à passer du vécu à la vie elle-même, ce qui fait l’objet du deuxième chapitre, qui s’attache à suivre « le saut d’un régime transcendantal à celui d’une philosophie préthéorique prenant sa source dans un vécu "mondain" avant même d’être "subjectif" ». Par où l’on verra avec l’auteur la préparation et l’anticipation de l’ouverture du domaine originaire de la vie facticielle qui marque, selon Sophie-Jan Arrien, le « coup d’envoi de la pensée de Heidegger en son originalité spécifique ». Ici encore, la critique du néokantisme et de son psychologisme sera radicale : il s’agit de se soustraire au règne de la choséité, faute de quoi rien ne saurait être donné : « Y a-t-il seulement une chose s’il n’y a que des choses ? Il n’y a alors aucune chose ; il n’y a même pas "rien" parce que sous le règne tout-puissant de la sphère des choses il n’y a même pas de "il y a". Y a-t-il même le "il y a" ? », se demande ainsi Heidegger dans le Kriegsnotsemester ( GA56/57 [KNS 1919] p. 62. Ainsi établit-il que pour qu’il y ait des choses, il faut quelque chose qui ne soit pas une chose, que Heidegger cherche dans ce qu’il appelle le Ur-Etwas, le quelque chose originaire. Et c’est la vie en tant que vécue qui sera l’espace d’émergence du il y a qui ouvrira l’accès à l’originaire. Cet espace ne doit donc pas être pensé comme la mise en relation de deux étants entre eux, comme le psychologisme fatalement nous y condamnerait, mais comme un jeu intentionnel complexe, préthéorique et dynamique, « à l’œuvre avant même toute position de sujet et d’objet ».

Chapitre II – Du vécu à la vie.

C’est ainsi dans l’expérience vécue du monde ambiant (Umwelterlebnis) que Heidegger explicite cette exigence, en une préfiguration claire de l’Analytique du Dasein. Il s’agit alors de prendre acte de ce que si tout vécu est l’expérience intime d’un Je, le phénomène premier n’est pas l’autosaisie du sujet par lui-même, mais bien plutôt celui de la « significativité » à partir de laquelle se présente toujours déjà le monde ambiant (Umwelterlebnis) immédiat. Et ce n’est que par cette significativité que peut émerger quelque chose comme un Je ; comme le formule dans son langage d’alors Heidegger : « là et quand ça mondanise pour moi, alors, Je suis de quelque manière complètement là ». Dès lors, c’est ici que se donne pour la première fois l’idée heideggérienne d’un sujet, qui n’est pas d’abord déterminé sur le mode épistémologique comme constituant le monde, mais advient à lui-même dans l’expérience du monde ; « il apparaît avec la significativité du monde plutôt qu’il ne la constitue » et le monde n’est d’ores et déjà plus une fonction de l’ego transcendantal, même si Heidegger ne radicalise pas encore l’intentionnalité du Dasein comme être-au-monde, note S.-J. Arrien. Le Je se reçoit dans le vécu compris comme Ereignis, littéralement « événement appropriant » (qui n’est toutefois pas l’Ereignis des Beiträge), c’est-à-dire comme l’instant où « quelque chose du propre » apparaît, ou un soi devient possible. Surgit ici le sens historique du soi qui, comme événement, advient dans un monde, et introduit l’idée de facticité, même si la destruction des conceptions modernes de la subjectivité, qui deviendra par la suite un thème structurant de la philosophie heideggérienne, n’est pas encore thématisée comme telle.

Le résultat de l’analyse phénoménologique du vécu aboutit ainsi à l’émergence d’un soi facticiel dépris de la subjectivité moderne qui repose - et tel est son travers premier - sur le primat du théorique, que ce soit dans ses figures idéalistes ou réalistes, ou même dans les insuffisances de la phénoménologie husserlienne. C’est ainsi, dans une discussion avec les objections que Natorp oppose à Husserl, que Sophie-Jan Arrien détaille avec précision, que Heidegger est amené à clarifier son propre rapport à la phénoménologie, en particulier sur la question de la réflexion et de son immédiateté, et sur la question de la neutralité du langage de la description du vécu à l’égard de ce dernier. Reste que si Natorp soulève de bonnes questions, les réponses qu’il y apporte vont au rebours même de ce qui permettrait d’avoir accès à la sphère originaire des vécus, qui suppose, loin de la reconstruction natorpienne de l’objectivité au sein de la conscience, « la saisie unifiée d’un complexe de significations préthéoriques, antérieur à la distinction sujet-objet » (p. 100).

Comment Heidegger pense-t-il ainsi l’accès à la sphère des vécus originaires ? Contre Natorp, Heidegger maintient ainsi le principe des principes selon lequel l’intuition originaire est source de droit pour la connaissance : « tout ce qui s’offre à nous dans « l’intuition » de façon originaire (pour ainsi dire dans son effectivité charnelle) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne » (Ideen I, § 24) ; or si chez Husserl, le rapport du donné intuitif à son expression est simplement affirmé, c’est sur ce point que Heidegger fait porter son interrogation, affirmant dès 1919 le caractère non-théorique du principe des principes : le principe des principes ne dénoterait ainsi pas une thèse particulière, mais bien plutôt une attitude fondamentale, « l’intention originaire de la vie véritable en général, l’attitude originaire du vécu et de la vie comme tels, la sympathie absolue envers la vie, identique au vécu » (GA 56/57 [KNS 1919], p. 110. Dès lors la phénoménologie, telle que l’envisage Heidegger, doit être comprise « comme un comportement envers quelque chose (sich verhalten zu etwas), une praxis vécue avant que d’être une  theoria », ce qui implique de renoncer à l’évidence, remplacée par un comprendre herméneutique qui prend en compte le passage de l’intuition à son expression, et de chercher un rapport à l’expression qui contourne le caractère nécessairement théorique, c’est-à-dire généralisant et objectivant du langage. Heidegger soutient ainsi que la phénoménologie use de « concepts »  qui préservent la sphère préthéorique originaire du vécu, en reprenant la distinction husserlienne entre généralisation et formalisation. Mais si la formalisation husserlienne pose les délinéaments d’une ontologie formelle, Heidegger pense la méthode phénoménologique comme aboutissant de manière concrète à un Ur-Etwas, un quelque chose originaire, qu’il détermine comme le vécu en général (Erlebbares überhaupt), qui relève non de la logique pure mais du facticiel, représentant « la puissance encore indifférenciée de mondanisation ». En cela Heidegger ancre la connaissance théorique dans le vécu en général, caractérisé comme potentialité concrète et mouvante, qui ne se phénoménalise qu’en tant qu’Etwas mondain, au sein du monde. Dès lors, l’intuition originaire ne saurait être simplement catégoriale, mais doit englober une dimension herméneutique et compréhensive. L’intentionnalité n’est alors plus comme chez Husserl la visée d’objet par une conscience, mais bien plutôt « l’intentionnalité de ce qui peut être vécu en général en direction de son inscription dans un monde, à partir de laquelle seulement peut être pensée l’advenue appropriante du soi à lui-même » (p. 109).

Ainsi résulte de ces considérations la possibilité d’une véritable phénoménologie, c’est-à-dire la possibilité de dire le vécu à travers des « concepts », que Sophie-Jan Arrien propose de noter « concepts » afin d’en marquer le caractère pré-théorique, qui puisse préserver la mobilité, la labilité et la vitalité du vécu. Ici Heidegger emprunte à Natorp le mouvement de remontée qui est précisément celui de la reconstruction, mais pour l’inscrire dans le champ des significations et du vécu concret, en l’affranchissant du théorique. C’est ainsi pour Heidegger, à partir de ces concepts et plus largement de cette sphère originaire du vécu antérieur au travail du théorique que peut être pensée et comprise la possibilité du théorique même.

Chapitre III – Penser la vie.

Il reste alors à passer de l’Erleben au Leben, du vécu à la vie même, et c’est alors Dilthey et sa philosophie de la vie qui semble servir à Heidegger de fil conducteur et d’inspirateur. La vie, dans cette perspective est ce qui, par son dynamisme, permet de saisir la cohésion de la multiplicité des vécus - et non une subjectivité constituante -. Dilthey est ainsi l’un des premiers à prendre au sérieux le fait que la vie peut être philosophiquement comprise, précisément parce qu’elle s’interprète toujours déjà elle-même. C’est également chez Dilthey que Heidegger trouve cette exigence de s’intéresser à l’homme tout entier, et non à sa dimension théorique. Mais c’est aussi la dimension historique qui retient Heidegger, ainsi que le principe d’une auto-compréhension radicalement immanente de la vie par elle-même : « Suivant son caractère spontané (en tant que pulsion, énergie, activité) et son inscription dans une histoire (individuelle), la vie forme toujours déjà une totalité et une unité porteuse et créatrice de sens » (p. 132). C’est l’histoire qui joue dès lors le rôle du transcendantal chez Dilthey, et la raison, en tant qu’expression de la vie est elle-même le produit de l’histoire, même s’il aura manqué à Dilthey, comme Heidegger lui en fait le reproche dans SuZ, §10, de se déprendre du préjugé épistémologique, qui conserve au théorique la préséance sur la facticité, sur l’effectuation concrète et préthéorique de la vie. Heidegger reprend ainsi un certain nombre d’intuitions ditheyennes, en tâchant de leur imprimer la radicalité dont Dilthey avait manqué, ce qui l’avait condamné à en rester aux vieilles problématiques de la fondation des sciences de l’esprit, sans parvenir au champ préthéorique de la vie facticielle.

Ce qui ne diminue guère les difficultés qu’il y a à penser la vie, tout en se tenant à l’écart des biologismes darwiniens, et des vitalismes bergsoniens et nietzschéens. C’est dans les cours du semestre d’hiver 1919-1920 que Heidegger approfondit cette analyse du domaine de la vie. Le travail définitionnel doit ainsi se départir du formalisme ; au lieu d’a priori, c’est plutôt dans l’a posteriori de son effectuation concrète que se donnent les significations diverses de la vie. Dans cette perspective, il convient de ne pas séparer le comment du quoi dont il s’agit : cette vie que nous cherchons à saisir et à comprendre, nous la sommes nous-mêmes ; la vie est « toujours mienne ou tienne » (p. 144). D’où la difficulté, par proximité excessive, d’ajuster le regard à la vie. Ainsi se pose la question de la donation, et de la « prédonation » de la vie : « comment la vie est[-elle] "donnée" ou "prédonnée" avant que la méthode qui doit précisément la découvrir soit explicitement mise en œuvre ? » (p. 145) – question qu’aussi bien Natorp que Rickert s’étaient avérés incapables d’affronter. Mais Heidegger reconnaît également que la « donation », par laquelle la phénoménologie (husserlienne) prétend se donner accès à la vie reste « cette parole magique de la phénoménologie et la "pierre d’achoppement" pour les autres » reste bien un véritable problème, et à cet égard, Heidegger prend ses distances tout aussi bien à l’égard de Husserl que vis-à-vis des néokantiens de Bade ou de Marbourg. Il refuse en particulier la distance qui se trouve à chaque fois maintenue, reconduisant à chaque fois peu ou prou le schéma (et la scission) Sujet-Objet. La vie n’est ainsi jamais un objet, ni ne saurait être reconduite à un sujet : c’est que « toute vie vit dans un monde », et comme le dira en son temps SuZ, §12, l’homme ne saurait être conçu comme étant d’une part, et ayant par ailleurs un rapport avec le monde. Il est bien plutôt ce rapport au monde.

Il reste alors à donner corps à ces exigences pour parvenir à penser la vie comme archiphénomène, ce qui passe par la description des trois moments originaires constitutifs de l’expérience de la vie : son autosuffisance (c’est en elle que se donnent toutes choses la concernant), son expressivité, et enfin sa significativité.

L’analyse de l’autosuffisance est ainsi l’occasion pour Heidegger de donner corps à l’Ereignis, l’événement appropriant, par lequel la vie est capable de s’auto-interpréter, de se comprendre, de s’y retrouver avec elle-même, autant de modes qui déterminent le « relief de la vie » ou son non-relief dans - le terme apparaît ici pour la première fois en 1919/1920 - sa « quotidienneté », concept dont S.-J. Arrien s’applique à montrer le caractère d’emblée essentiel dans la phénoménalité de la vie, loin de tout pittoresque. La quotidienneté ne doit donc pas être comprise comme défaut d’une existence plus significative ; ce serait manquer ce que précisément l’on cherche, la facticité, jusque sans ses modes les moins explicites et les plus diffus. La quotidienneté met ainsi en jeu la donation de la vie - qui est précisément l’un des « problèmes fondamentaux de la phénoménologie » -. Si la quotidienneté est certes le mode le plus courant de la manifestation de la vie, l’autosuffisance en ce qu’elle signifie cette immanence radicale de la compréhension que la vie a de toutes ses manifestations, sans jamais exiger de prendre appui hors d’elle-même. Comme le note S.–J. Arrien, « l’autosuffisance caractérise la capacité qu’a la vie de s’appartenir (sich haben), de se tenir à sa propre disposition, de se rapporter à elle-même et de s’expliciter sans jamais sortir de soi, quand bien même le chemin "du soi au soi" ne [serait] jamais direct ni clairement tracé » (p. 158) ; « Elle ne s’interpelle toujours que dans sa propre "langue" » selon une formule percutante de Heidegger (GA 58, p. 34). Ainsi est affirmée la possibilité de la dimension à la fois réflexive et non théorique de la science originaire de la vie facticielle, comme phénoménologie herméneutique : l’autosuffisance est ainsi toujours la forme du remplissement, à comprendre comme effectuation.

Reste qu’il ne faudrait pas penser que la vie doive encore chercher un monde dans lequel elle se déploierait ; l’intentionnalité de la vie « est toujours incarnée dans une figure mondaine, dans un complexe vivant de significativité ». Heidegger définit ainsi trois pôles intentionnels de la vie qui sont trois figures du monde : le monde ambiant (Umwelt), le monde partagé (Mitwelt) et le monde du soi (Selbstwelt). Ces trois figures du monde sont ainsi les parties du monde que la vie rencontre dans son effectuation, ou pour mieux dire, la vie est à chaque fois cette partie du monde - d’où le « caractère mondain de la vie », analysé par Sophie-Jan Arrien (p. 163-173), occasion d’approfondir la question du monde du soi, qui renvoie à et se distingue du Je-Sujet -. Ainsi, en 1919, Heidegger maintient une forme de préséance du monde du soi sur les autres figures mondaines, ce qui ne sera pleinement justifié que dans les analyses du christianisme primitif qui font la substance du cours du semestre d’hiver 1920-1921 : c’est que pour le chrétien primitif, contrairement à l’éthos grec qui se détourne du soi facticiel pour contempler l’ordre des choses, le monde du soi constitue pour la première fois l’enjeu authentique, ce dont il y va dans la vie ; éprouvé comme « mobilité inquiète et tendue vers l’à-venir », le soi chrétien est ainsi tout entier dans la préparation du moment où le Christ reviendra « comme un voleur » selon la formule paradigmatique de Paul, s’inscrivant dans une temporalité de l’à-venir « kairologique », événementielle et non chronologique.

Dès lors, l’unité du complexe de sens vécus, qui constituent le phénomène de la vie, ne saurait être pensée à partir d’un Je-Sujet, mais bien plutôt « à partir d’un mouvement, d’une effectuation du vécu du soi qui vient (éventuellement) à s’avoir (sich haben) et ainsi apparaître ». En pensant le soi sur le mode de l’Ereignis, d’un événement par lequel il s’approprie, Heidegger évite tant l’écueil d’un Je pur, d’un Ichpunkt qui serait une structure purement idéale, que celui d’un processus psychologique empirique. Le soi émerge dans la situation, en tant qu’expression d’un complexe de signification mobile que précisément il est, puisque « la vie est monde ». Ici on touche à la structure intentionnelle de la vie facticielle (toute vie est (dans) un monde), qui se décline selon trois modalités : le sens du contenu, le sens référentiel et le sens d’effectuation « qui forment la structure originaire de la situation ». C’est en approfondissant l’analyse de cette structure, que Heidegger amorce le tournant herméneutique de la phénoménologie. L’intuition husserlienne des essences réifient, objectivent l’intuitionné, lui faisant perdre sa mobilité et sa labilité qu’il s’agit précisément de préserver. Il convient dès lors d’abandonner la notion d’intuition pour lui substituer celle de compréhension : le comprendre est le moment véritablement originaire de la recherche phénoménologique, condition même de l’intuition - Heidegger allant jusqu’à parler d’intuition herméneutique, se fondant sur le fait que toute intuition se donne dans un comprendre -.

De là un travail de révision générale de la phénoménologie, qui vise à en écarter toute expression objectivante, pour préserver la teneur facticielle de la vie : ainsi la description doit-elle être comprise comme un comprendre, qui, ne reposant plus sur une saisie intuitive, corrélat de l’évidence, trop statique - la plénitude de l’évidence impliquant un remplissement définitif qui met un terme à l’intuition – suppose au contraire « un renouvellement et un avivement permanents de la vision […] [et pour lequel] le phénomène doit toujours être maintenu vivant dans le développement de la considération » (GA 58, p. 219). Le phénomène doit ainsi être vivant, ouvert, labile et ne peut répondre à l’exigence husserlienne d’une saisie adéquate dans l’évidence d’une vérité définitive - fût-elle limite idéale -. Ici encore, comme le note Sophie-Jan Arrien, c’est la critique que Heidegger adresse à l’approche épistémologique de Husserl qui ne permet pas à la science originaire dont il doit s’agir, la facticité de son objet, mais aussi la sienne propre. Dès lors, il faut là encore substituer à la norme de vérité, comme évidence adéquate, l’originarité, « qui renvoie au fait de se rapporter à soi (de "s’avoir soi-même") de façon authentique et toujours plus concentrée ». De la même façon, la réduction ne saurait être conçue comme chez Husserl comme la mise entre parenthèse de l’attitude naturelle et de la thèse du monde, puisque précisément c’est au sein de la facticité que doit être visée l’originarité : c’est là le rôle de l’interprétation qui, dans un travail toujours et indéfiniment repris, nous rapproche dans son renouvellement incessant de l’originarité du comprendre, en une sorte d’anticipation du cercle herméneutique des §31-33 de SuZ.

Le point le plus originaire auquel le comprendre atteint dans son travail d’interprétation est ainsi l’être-situé, qui doit donc être le point de départ à partir duquel le philosopher doit pouvoir rendre compte de lui-même, sans renoncer à la facticité : « la méthode philosophique n’est rien de bien extraordinaire, ce n’est pas un saut dans un point de vue totalement étranger à la vie ; elle n’est pas non plus quelque chose qui s’apparente à un sixième sens - mais elle prend racine dans la vie même, il suffit de la chercher en son authenticité et son originarité dans cette dernière », affirme Heidegger (GA 58, p. 136).

Chapitre IV – Chemins de la destruction.

Sophie-Jan Arrien illustre alors la méthode ainsi élaborée, en montrant comment, sans sortir de la situation, on peut trouver le chemin vers une authentique compréhension de la vie facticielle. A cet effet, Heidegger introduit la notion de destruction, par laquelle il s’agit d’expliciter un certain nombre de concepts, qui en apparence vont de soi, en mettant au jour leur situation d’émergence originaire. Il ne s’agit pourtant pas d’un retour husserlien aux choses mêmes, qui n’atteindrait qu’un en-soi donné dans l’évidence « devant-la-main » (vorhanden), mais tout au contraire restituer le concept à son devenir facticiel et historique, ce qui radicalise le geste phénoménologique.

La destruction suppose dès lors ce que Heidegger nomme « indication formelle » - déjà aperçue au chapitre II – comme concept permettant de poser un sens sans le dévitaliser par une objectivation réifiante, le couper de son devenir historique et facticiel, sur lequel porte ensuite l’effort de destruction compréhensive. L’indication formelle n’est pas formelle au sens théorique comme peut l’être la formalisation husserlienne. Elle n’est pas théorique ; elle ne repose pas sur la teneur de sens des objets qu’elle vise, mais plutôt sur leur sens d’effectuation, c’est-à-dire qu’elle « vise à libérer, découvrir et préserver un horizon dominé par le sens d’effectuation des phénomènes, c’est-à-dire l’horizon mobile, historique et appropriant des catégories qui, de tout temps, ont "organisé" le sens » (p. 209). « Elle indique à l’avance, dit S.-J. Arrien, l’ouverture référentielle du phénomène à partir d’un ou divers sens d’effectuation possibles ». Ainsi du phénomène de la vie qui occupe Heidegger, il ne saurait être saisi par aucun concept, aucune essence ; seule une indication formelle peut en restituer la richesse phénoménale, dont la plurivocité de la notion de vie est le reflet, et seule une destruction de ce concept - et non une description - pourra permettre d’en revenir à la chose même, avec une radicalité dont la description théorique est incapable. C’est dans ce contexte que le langage apparaît déterminant comme « lieu d’ancrage du concept et de sa plurivocité ». Si bien que « constamment, les phénomènes se donnent en un tout dynamique, dans et comme un ensemble de significations dont l’esquisse ou ébauche ou préfiguration (Vorzeichnung) est certes d’emblée appréhendée intuitivement, mais dans la seule mesure où l’intuition, devenue herméneutique pour Heidegger, est avant tout affaire de compréhension » - c’est-à-dire, contrairement à l’intuition husserlienne, comprenant une dimension active.

La destruction a ainsi pour but de conduire à une expérience fondamentale ; elle est en ce sens la performance même de l’émergence de toutes significations, que celles-ci soient théoriques ou non, signant ce que S.-J. Arrien désigne comme l’acte de naissance préthéorique des concepts  (p. 217). La suite du chapitre retrace les destructions des notions de vie et d’histoire, sur lesquelles on ne s’attardera pas en dépit de leur grande richesse, avec notamment l’émergence de notions promises dans la suite à certaines des plus belles analyses de SuZ. Notons seulement son résultat qui aboutit à déterminer « la possibilité d’une effectuation facticielle du sens de l’histoire dans et par laquelle le monde du soi se tient, se renouvelle et s’approprie comme existence », qui ouvre le chemin à « un véritable point de départ pour une appréhension  originaire de la vie, à savoir le fait que l’être-là " a" l’histoire en propre comme son histoire, son vécu ». Ce qui entraîne derechef la destruction du concept de vécu, véritable clé des philosophies de la vie comme de la phénoménologie husserlienne, ce que Heidegger effectue à nouveau en dialogue avec Natorp et Dilthey. Dès lors, Heidegger recentre sa réflexion sur les « modalités d’auto-appropriation concrète du monde du soi », c’est-à-dire se tourne « vers l’expérience vécue facticielle en situation », pour « dégager les possibilités concrètes d’interprétation et d’effectuation du soi dans lesquelles se joue […] tout philosopher véritable ». C’est ce à quoi s’attache le dernier chapitre (V) consacré à la destruction de l’expérience facticielle de la vie, par laquelle Heidegger ambitionne de faire « exploser l’ensemble du système traditionnel des catégories » (GA 60, p. 54).

Chapitre V – La destruction de l’expérience facticielle de la vie.

Cette démarche, Heidegger la fait porter sur une forme singulière d’expérience vécue insigne, celle de la vie chrétienne primitive, telle qu’elle constitue l’objet des cours sur la phénoménologie de la religion de 1920/1921, portant en particulier sur les épîtres de Paul, dans lesquelles Heidegger voit « une détermination fondamental-originaire de tout être-là concret » : de fait la vie du proto-chrétien est cette figure dans laquelle se produit ce « processus remarquable du transfert du centre de gravité de la vie facticielle et du monde de la vie dans le monde du soi et dans le monde des expériences intimes » ; en elle, « le monde du soi en tant que tel entre dans la vie et se trouve vécu en tant que tel » (GA 58, p. 61), faisant apparaître de manière privilégiée l’autosuffisance, l’expressivité et la significativité de la vie.

Ainsi la situation du proto-chrétien est-elle d’emblée inscrite dans l’histoire : il est toujours par la conversion, devenu ce qu’il est, et le savoir de cet être-devenu structure son rapport à soi. L’être-devenu est ainsi toujours l’expérience actuelle du croyant. Suit alors un approfondissement des caractères de la vie du chrétien à travers les textes pauliniens, notamment de belles analyses du servir Dieu et de l’attente, (qui ne laissent pas de faire penser au § 53 de SuZ, qui en reprend une version sécularisée) qui aboutissent à l’idée que « la religiosité chrétienne vit la temporalité en tant que telle » (GA 60, p. 80). C’est que l’expérience facticielle de la foi est ancrée originairement dans une temporalité orientée vers le futur, celui-ci étant déterminé comme kairos ; la foi du chrétien est de même inséparable d’un perpétuel souci de soi et d’une inquiétude perpétuelle, qui maintient ouvert et labile le concept de vie. Ainsi peut-on dire avec l’auteur que la vie chrétienne « offre l’exemple bien concret d’une posture mondaine, d’un rapport à soi et d’un ancrage historique non objectivants ».

De même, le livre X des Confessions est l’occasion pour Heidegger, d’approfondir l’analyse de la vie facticielle pour dégager les modes d’effectuation du soi : c’est que, pour Augustin, la quête de Dieu est une quête de soi, dans laquelle ce qui se dévoile se dérobe dans le même mouvement ; c’est en lui-même qu’Augustin découvre « les chemins qui mènent à Dieu ou s’en détournent ». Ainsi la quête de la « vita beata » est-elle, dans la réflexion augustinienne, authentiquement originaire, en ce qu’elle porte non sur le contenu de la vie bienheureuse, mais sur les modalité de l’ « avoir » du bonheur : il s’agit moins de savoir ce qu’est la vie bienheureuse, que de se demander comment l’homme s’approprie-t-il la vie bienheureuse ? C’est-à-dire que la question porte sur l’effectuation du sens de la vie, sur l’appropriation à soi du soi. Heidegger y insiste du reste en revenant sur le phénomène de la tentation chez Augustin. L’homme augustinien vit dans le tracas et la difficulté, qui requiert de lui un souci (cura) de soi permanent : il est « à la charge de lui-même ». Quand bien même serait-il heureux, il est en proie à l’inquiétude de la perte du bonheur : « dans l’adversité, j’aspire au bonheur, dans le bonheur, je redoute l’adversité » (Confessions, Livre X, XXVIII). Ecartelé entre la crainte et l’espoir, l’homme tend à s’éparpiller, à se disperser dans le multiple (defluxus in multum), qui est le véritable danger pour l’homme : « le souci vise la jouissance et cette visée entraîne la vie à s’éparpiller au risque de court-circuiter ses possibilités d’effectuation véritable » (p. 300). C’est cette inclination à la dispersion que Augustin détermine comme tentation, à travers quoi le soi s’éprouve comme un fardeau : « la vie humaine sur terre n’est-elle donc jamais autre chose qu’une "tentation" ininterrompue" ? » (Ibid.). Heidegger détermine ainsi la tentation comme « un véritable existential » (GA 60, p. 256) : l’épreuve de soi est d’autant plus pesante qu’elle est celle de mon impuissance ; l’à-venir, qui est ce dont je me soucie ne dépend plus du monde ambiant mais de ce moi fini et impuissant, devenu à ses propres yeux une énigme : « il y a une telle différence entre moi et moi-même, de l’instant où je glisse au sommeil, à celui où je reviens à l’état de veille » s’exclame Augustin. « C’est qu’il y a en moi […] une nuit profonde qui me dissimule mes dispositions réelles, en sorte que, quand mon esprit s’interroge sur ses propres énergies, il n’ose trop se fier à lui-même, car ce qu’il recèle en lui reste le plus souvent mystérieux, si l’expérience ne le lui découvre » (Ibid, X, XXXII).

La lecture que Heidegger fait d’Augustin et de l’expérience facticielle du chrétien soumis à la tentation, qui se manifeste dans le fait qu’à tout instant, il est devant des possibles, finit du reste par amorcer un virage en annonçant le passage de l’herméneutique de la vie à une préfiguration de l’ontologie fondamentale : c’est à cette occasion qu’il aborde la question de l’être de la vie, ce qui l’amène à esquisser les notions de déchéance et de souci. Mais c’est avec (et contre) Aristote que le virage de l’ontologie sera véritablement pris. Augustin, de son côté, ne parvient pas à maintenir sa percée dans son authenticité, et finit par figer les possibilités d’effectuation du sens en assignant à la vita beata un contenu comme summum bonum. C’est alors vers le jeune Luther que Heidegger se tourne pour entamer « ce qui deviendra la destruction de la conceptualité grecque impropre à penser la vie facticielle ». Luther en effet réactive l’accentuation mise sur le monde propre, qui délaisse « la pensée tournée vers le monde ambiant en tant que cosmos objectivé ». C’est qu’en effet « l’incarnation facticielle du Christ » « renvoie le chrétien à sa propre facticité vécue : à sa faiblesse et à sa détresse, à son inquiétude anxieuse, à son souci de soi dans l’attente de la parousie », la théologie de la Croix accentuant ainsi le caractère problématique de l’existence là où la théologie de la gloire cherche à le neutraliser ». C’est également la critique luthérienne de l’onto-théologie de la présence, qui résulte de l’interprétation chrétienne d’Aristote que Heidegger rejoint ici, et qui initie sa destruction de la pensée grecque, dont le Stagirite est le représentant privilégié.

La destruction de l’Ethique à Nicomaque conduit ainsi Heidegger à repenser le sens de la philosophie comme philosopher. C’est l’occasion pour Heidegger d’introduire « une nouvelle dimension intentionnelle : le sens de temporalisation des phénomènes en général, et du philosopher en particulier ». La fin de l’ouvrage suit ainsi le fil conducteur du cours du semestre d’hiver 1921-1922, et celui de l’été 1923, ainsi que le Natorp-Bericht, afin de montrer comment Heidegger élabore « les ultimes interprétations, avant et afin de « détruire » Aristote, c’est-à-dire tout aussi bien, de se « l’approprier » sous la forme d’une herméneutique de la facticité comprise comme ontologie » (p. 326). Heidegger y thématise une triple articulation de la vie facticielle qui annoncent les existentiaux de SuZ : le Souci (Sorge), la ruinance (Ruinanz) ou chute (Sturz) et la façon d’« avoir la mort » (den Tod Haben). Le premier caractérise au plus près le comment de notre rapport au monde ; c’est à travers le souci que le monde et ses « objets » revêtent le caractère de la significativité. Mais le rapport soucieux au monde entraîne, selon Heidegger, la dispersion de soi, « dans un éparpillement dans lequel la vie ne trouve (ou ne perd) jamais qu’elle-même », note S.-J Arrien. En ce sens, le souci détermine la facticité comme mobilité, qui renvoie au problème de la kinèsis aristotélicienne. C’est du reste le mouvement et la mobilité qui est l’occasion selon l’auteur de l’irruption manifeste d’Aristote dans la pensée de la vie du jeune Heidegger, mais aussi le lieu où se nouent herméneutique et ontologie : Heidegger considère en effet qu’avec la facticité, c’est le sens d’être de la vie qui est élucidé. Le vivant, en effet, l’être-en-vie, est l’être qui possède en soi-même le principe de son propre mouvement - selon la formule de Physique II -; ce principe est ainsi l’âme, qui constitue le sens d’être du vivant. Heidegger réinvestit ainsi la réflexion aristotélicienne sur le mouvement en la réinterprétant en termes existentiels et facticiels, ce qui lui permet, ainsi que le montre Sophie-Jan Arrien, de « réinterpréter le mouvement général de la pensée éthique d’Aristote dans la direction de sa propre phénoménologie de la vie. » (p. 338).

C’est l’objet du dernier moment de la démonstration où l’auteur montre que peut enfin aboutir le programme initié dès 1919 d’une articulation rigoureuse entre Vie et Logos - n’est-ce pas en effet l’objet même de la philosophie ? -. C’est ainsi que le logos qui dit la facticité de la vie peut prendre le titre d’ontol-logie, puisqu’aussi bien a-t-elle été déterminée comme sens d’être de la vie. La philosophie peut ainsi être déterminée comme « auto-explication originaire de la facticité », et comme la « logique » des catégories auto-explicitatives de la vie. La lecture de Eth. Nic. VI permet enfin à Heidegger d’expliciter le philosopher comme une praxis ; au terme de l’étude de la phronèsis, S.-J. Arrien montre ainsi que la philosophie finit par être définie comme un agir, comme une « effectuation concrète de la vie en vue d’elle-même. Par le biais des analyses sur la phronèsis Heidegger montre, en en donnant une lecture plus ontologique qu’éthique, que si la philosophie exprime une possibilité de la vie, celle-ci y tend comme vers une possibilité insigne ».

Sophie-Jan Arrien a l’immense mérite d’arracher le langage heideggérien à son fonctionnement bien souvent ésotérique, non pas tellement en en gommant les aspérités linguistiques et conceptuelles, mais au contraire en restituant le mouvement d’engendrement des motifs philosophiques, des figures parfois étranges de la pensée heideggérienne - ce qui est précisément l’un des objets privilégiés de cette étude - qui se structurent peu à peu dynamiquement au fil de la lecture, prenant chair, corps et vie, supposant parfois détours, retours et anticipations, mais faisant finalement apparaître la clarté cristalline des concepts achevés tels qu’ils se manifestent de manière éclatante dans l’ouvrage majeur de 1927. Ce livre a ainsi cette belle qualité de restituer le mouvement même de constitution d’une pensée : on y voit littéralement un homme penser et une philosophie naître. On saura ainsi gré à l’auteur d’investir cette pensée comme de l’intérieur, de donner vie aux pensées au lieu de faire sonner les mots - comme il n’est pas rare dans le commentarisme d’inspiration heideggérienne -.

 

                                                           Baptiste Klockenbring