Étienne HELMER, Diogène le Cynique, Les Belles Lettres, Paris 2017, lu par Matthieu Guyot
Par Romain Couderc le 26 juin 2017, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Étienne Helmer, Diogène le Cynique, Glossaire, notices biographiques, bibliographie et index, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures du savoir », 2017, 216 p.
Dans l’importante collection « Figures du savoir », Étienne Helmer, auteur de plusieurs ouvrages sur les questions économiques et sociales dans la pensée antique, propose aujourd’hui un livre dense et novateur qui est à la fois une présentation du cynisme et un plaidoyer en faveur de cette philosophie parfois méprisée. S’appuyant sur des études récentes et pour certaines inédites, l’auteur s’efforce en effet de montrer que malgré son apparente pauvreté théorique et ce qui peut être perçu comme une pose provocatrice, le cynisme est bien une philosophie digne d’intérêt et riche d’enseignements. Pour cela il en étudie les différents pans, en prenant à rebours certains contresens traditionnels et en montrant comment la pensée de Diogène peut résonner en notre temps.
La première partie de l’ouvrage est consacrée au « philosopher » de Diogène ». É. Helmer montre que celui-ci ne s’enracine pas, comme on a pu le croire, dans un anti-intellectualisme et encore moins dans un irrationalisme. Le cynisme est une philosophie du logos mais qui se refuse à cultiver la connaissance pour elle-même : le logos, simplement, doit être au service du bien vivre (« Il ne cessait de répéter que si l’on veut être équipé pour vivre il faut de la raison ou une corde » ; Diogène Laërce VI, 24) et le philosophe, inversement, ne mérite vraiment ce nom que si sa vie est en accord avec le logos, et c’est avant tout le défaut d’une telle adéquation entre le parler et l’agir que Diogène pointait par exemple irrévérencieusement chez Platon (voir p. 37 et 117).
Il n’en demeure pas moins que la philosophie cynique présente un caractère paradoxal et très singulier au regard de la tradition antique. Concentrée sur ses effets pratiques, elle en vient à délaisser toute théorie psychologique ou ontologique (voir p. 79, 100), et, appelant une incarnation de la pensée, elle se tient toujours au bord du silence, se contentant souvent d’enseigner par une brève réplique (en grec : les chries ), voire par un simple geste qui entend court-circuiter des bavardages théoriques finalement suspects de couvrir de simples faux-fuyants.
Dans la deuxième partie, l’auteur examine l’éthique de Diogène en corrigeant, là aussi, quelques idées trop facilement répétées. On présente en effet souvent le cynisme comme une philosophie qui rejetterait la civilisation et appellerait à un retour à un état de nature originel. Là-contre, É. Helmer montre que la position de Diogène est plus nuancée et que c’est en fait à la simplicité (euteleia) qu’il nous enjoints, une simplicité qui vise à réduire les « médiations sociales, économiques ou politiques » (p. 84) qui séparent nos désirs de leur réalisation, mais suffisamment puissante pour composer avec les acquis de la culture : Diogène vit dans les cités, use des artefacts de la civilisation et ne souhaite pas la disparition de la loi ou de l’État. La simplicité a en effet pour mérite de nous libérer, en toutes circonstances et quoi que nous oppose la Fortune, y compris au sein des cités, donc, de ce qui nous asservit, et au premier chef des désirs qui nous soumettent aux aléas du sort et au bon vouloir d’autrui.
Posant un diagnostic dont se souviendra en particulier Épictète qui en fera une figure du sage stoïcien (voir Entretiens III, 22 et IV, 1), Diogène met en effet en lumière le lien qui unit la servitude psychologique et la domination sociale : « Entre mon désir et moi, l’autre – individu ou société – s’immisce comme pourvoyeur d’un plaisir dont cet homme risque, s’il n’est pas lui-même cynique, de devenir le seul maître effet et moi, de ce fait, le parfait esclave » (p. 82). Pour rompre conjointement ces deux servitudes, Diogène pratique et prescrit donc une ascèse, à la fois physique et psychologique, une habituation à la frugalité qui favorise la plus grande autarcie possible et, en me détachant des objets et des différentes formes de valorisation sociale (gloire, pouvoir…), me libère des autres sujets.
Ce souci, sinon cette obsession, de l’autarcie individuelle, et la rudesse souvent insultante dont fait preuve Diogène envers ses interlocuteurs font-ils de lui, comme on l’a cru encore, un penseur apolitique, voire hostile à la vie en société ? La troisième partie de l’ouvrage montre qu’il n’en est rien et que c’est même peut-être sur ce plan que la philosophie de Diogène a le plus à dire aux lecteurs d’aujourd’hui. Si le cynisme doit avoir des effets curatifs sur la cité, simplement, ce n’est pas en agissant de façon verticale, par une modification du régime politique ou des gouvernants, mais de façon horizontale et, pour ainsi dire « par en bas » : « loin d’être une alternative à la politique, dit É. Helmer, la pensée éthique de Diogène débouche plutôt sur une politique alternative qu’on peut résumer de la façon suivante : en incitant chacun à atteindre la liberté et l’autosuffisance par la maîtrise vertueuse de ses appétits et l’adoption d’une vie simple, Diogène propose de mettre un terme à la violence engendrée dans la cité par les appétits les plus courants, en particulier le désir d’avoir plus, la recherche du plaisir sans frein, et toutes les formes d’asservissement véhiculées par les valeurs dominantes » (p. 110-111). C’est dans la même perspective que doit se comprendre sa Politeia (pour autant que nous puissions nous en faire une idée à partir de ce qui en a subsisté), et son célèbre « cosmopolitisme » : celui-ci désigne non une condamnation des États en place et des institutions sociales, mais une « appréhension rationnelle et neuve du local à la lumière des circonstances, au nom de la finalité de l’éthique cynique » (p. 142), qui fait de chaque lieu « un monde où tout peut être au sage » (p. 144). De son exil, Diogène tire l’occasion d’une décision philosophique, de son tonneau (ou « jarre », comme traduit moins conventionnellement É. Helmer), il fait une maison, de l’agora un espace ouvert aux activités regardées comme privées (manger, faire l’amour)… La formule « Tout est au sage », fragment de sa Politeia conservé par Diogène Laërce, doit en effet se comprendre non comme l’expression d’un droit à tout s’approprier mais comme l’effet de la simplicité du cynique et de la capacité qu’elle lui confère de trouver son bonheur partout dans le kosmos, en tout lieu et en toute situation sociale.
Dans la dernière partie de cet ouvrage, enfin, l’auteur examine la postérité de Diogène. Il se penche d’abord sur les échos du cynisme chez Épictète, Diderot et surtout Nietzsche (en particulier à la fin de « Schopenhauer éducateur » et dans le fameux § 125 du Gai savoir sur « Le dément » qui annonce la « mort de Dieu ») et Foucault (dans ses leçons sur « Le courage de la vérité », où ce dernier médite notamment la liberté de parole – parrhèsia – des cyniques).
De façon peut-être inattendue, l’auteur souligne également que la réflexion de Diogène peut éclairer les débats les plus contemporains : en choisissant la mendicité, il conduit à redonner sa positivité au point de vue des exclus, qui ne se définit pas de manière purement négative (comme privation d’intégration sociale) mais comme une altérité positive ; aux sociétés de consommation, sa frugalité appelle à évaluer les choses en fonction de leur valeur réelle et non de leur prix marchand, à la poursuite de la croissance érigée en indicateur du bonheur des sociétés, il rétorque par sa parole et son exemple que ce dernier peut progresser en désirant moins et non en produisant et en possédant toujours plus.
Tout au long de cette analyse, É. Helmer montre finalement, sur un plan historique, que Diogène n’est pas, comme il peut sembler de prime abord, un penseur individualiste. Mais, au-delà, il suggère avec lui que l’éthique individuelle peut bien constituer une des réponses, au moins, aux problèmes politiques (inégalités, rivalités, violence, frustration) qui affectent et affligent les sociétés d’aujourd’hui comme celles de l’Antiquité.
Matthieu Guyot