Fabrice Colonna, Ruyer, Belles Lettres 2018, lu par Jonathan Racine
Par Jonathan Racine le 25 mai 2021, 11:00 - Lien permanent
Dans cet ouvrage, F. Colonna nous propose un parcours de l’ensemble de l’œuvre de Ruyer. Cette introduction synthétique et efficace permet de redécouvrir un auteur qui défend des positions pour le moins provocantes et qui ne peuvent qu’inviter à la réflexion.
Nous sommes en effet en présence d’une construction spéculative extrêmement ambitieuse, prétendant réhabiliter le finalisme, une certaine forme de platonisme, un panpsychisme, tout en revendiquant une fidélité à la science contemporaine.
En introduction, il revient sur ‘l’affaire’ de La gnose de Princeton. Cet ouvrage de Ruyer paru en 1974, au terme de sa carrière, « présente ce qui est, croit-on, la philosophie cachée d’un certain nombre de grands scientifiques du XXe siècle, notamment des astrophysiciens et des biologistes. La science serait porteuse d’autre chose que de ses résultats prudents et limités, elle permettrait de s’initier à une nouvelle vision du monde, jusqu’alors tenue secrète, capable de remplacer la religion : la matière ne serait qu’une apparence, l’esprit serait la véritable étoffe du monde… ». Il s’agirait quasiment d’un canular de la part d’un Ruyer conscient de l’attrait pour l’irrationnel. Et pourtant, prévient l’auteur, s’il ne s’agit pas de lire cet ouvrage au premier degré, le fond serait néanmoins à prendre au sérieux, tout en étant véritablement compréhensible qu’au lecteur familiarisé du reste de l’œuvre. Le titre de l’œuvre dévoilerait tout de même bien l’intention : « construire une métaphysique qui fasse pleinement droit aux exigences de la science », une métaphysique qui soit une véritable connaissance, d’un autre genre que la connaissance scientifique mais articulée à cette dernière. Quel est l’enjeu de cette articulation ? Inviter les savants à revenir sur leur vision mécaniste et matérialiste du monde (on le verra, celle-ci constitue une cible constante de Ruyer), inviter d’autre part le philosophe à se mettre à l’école des savoirs positifs.
Une fois ce projet fondamental de l’œuvre énoncé, les trois moments de sa réalisation s’arrêteront sur les questions de l’esprit, de la vie, de la valeur. La première partie défend la thèse du panpsychisme, d’une nature spirituelle du réel. La seconde est centrée sur la finalité. La dernière montre la continuité entre les valeurs et la vie, l’ontologie, d’une part, et nous élève jusqu’à une perspective théologique.
Première partie : l’esprit
Contre le matérialisme et le dualisme, il s’agit de défendre la thèse que « l’esprit est la seule étoffe de l’univers ». L’auteur ne manque pas de rappeler que cette thèse si contre-intuitive a été défendue par d’autres philosophes (Leibniz et Whitehead, notamment), mais peut-être n’était-il pas nécessaire de relayer l’exagération quelque peu ridicule de Ruyer qui affirme que le panpsychisme « représente probablement la lignée doctrinale la plus ancienne et le courant principal de la philosophie » (« La psychobiologie et la science »,1959, p. 103). Mais il est vrai que si on inclut dans cette lignée un matérialiste aussi radical que Diderot, cela rend les choses quelque peu confuses.
Chapitre 1 : pourquoi la conscience a-t-elle un corps ?
Ce chapitre s’ouvre sur une analyse de la perception – rappelons au passage que Ruyer a été lu de manière attentive par Merleau-Ponty. Nous voyons les choses étalées en profondeur devant nous. Et pourtant, ce phénomène qui semble originaire nous masque l’essence de la conscience et de la sensation : la sensation est originellement sans distance. Ruyer reprend sur ce point les positions de Berkeley concernant le caractère construit de la profondeur. Cette analyse de la sensation comme « pure immanence » nous conduit à une définition de la conscience qui, bien loin d’être ouverture, intentionnalité, doit d’abord se posséder elle-même. La conscience est fondamentalement unité.
Qu’est-ce que l’immanence pure de la conscience ? L’auteur nous introduit à un concept particulièrement difficile de Ruyer, celui de surface absolue. La sensation est localisée, elle est liée à une partie du cerveau : « ce qui ‘voit’ à proprement parler, c’est une certaine surface corticale unitaire ». Unitaire car une surface absolue a cette caractéristique essentielle de donner naissance à une image une, à telle point que l’on peut dire que « l’unité est ce qui définit l’acte même de la perception ». Dès lors « Dire qu’il y a vision, ou qu’il y a conscience, c’est reconnaître qu’une surface réussit à s’unifier elle-même, à auto-unifier ses éléments, sans qu’il y ait lieu de la rapporter à un sujet, dont l’illusion a été déconstruite ». Continuons d’introduire les concepts qui vont servir de base à la thèse panpsychique de Ruyer : « La surface cérébrale qui donne naissance au champ visuel en unifiant les éléments qui la constituent donne l’impression de se survoler elle-même, puisqu’elle réussit sur place ce qui nécessiterait une dimension supplémentaire. Ce qui caractérise la conscience, c’est donc l’auto-survol », ou encore un domaine de survol, qui n’aurait rien à voir avec un sujet-spectateur.
On dépasse par là-même le dualisme, puisque la conscience n’est rien d’autre qu’un bloc d’étendu, mais sous un régime particulier (on verra plus loin ce qu’il en est de la réalité de la matière). Et on réaliserait la performance de réunir les neurosciences et la phénoménologie : « la méthode ruyérienne consiste à comprendre ensemble les données de la science, ici en particulier la neurologie, que méconnaît l’intentionnalité phénoménologique, et les données d’observation interne – celles que méconnaissent largement les neurosciences actuelles ».
S’agit-il pour autant de la « solution la plus élégante et la plus économique qui soit au problème de l’esprit et du corps » ? On émettra à ce sujet quelques doutes, qui seront développés à la fin de cette recension.
Quoi qu’il en soit, il faut préciser cette idée étonnante : la formule selon laquelle c’est le cerveau (ou une partie de la surface corticale) qui soit pourrait faire penser à un matérialisme des plus grossiers, auquel on est tenté de répondre que c’est toujours un sujet (ou un organisme) qui voit. Or, si cette formulation sert de socle à un pan-psychisme, c’est que cerveau et conscience représentent sont comme l’envers et l’endroit d’une seule réalité. C’est bien la conscience qui est la réalité fondamentale, tandis que « le cerveau tel que nous le voyons est tout simplement l’apparence que prend pour nous une conscience autre que la nôtre » (cf. p. 34-35). Certes, comme le reconnaît l’auteur, le panpsychisme « exige qu’on paie un certain prix métaphysique » (c’est le moins que l’on puisse dire!), mais encore une fois, cela permettrait d’éviter les problèmes classiques du dualisme (la communication entre substances hétérogènes) sans éliminer la conscience comme le matérialisme.
On ne manquera pas de relever que la critique du matérialisme implique un refus de l’idée d’émergence : « la vérité des recherches de la neurophysiologie… est complètement défigurée et conduit à de pures et simples absurdités lorsque l’on fait comme si la conscience émergeait mystérieusement de la matière » (p. 36). Cette critique de l’émergence est une constante dans la résurgence du panpsychisme aujourd’hui, et il nous semble que c’est un point crucial dans la discussion.
Chapitre 2 : L’extension du psychisme
Il s’agit maintenant d’étayer la thèse panpsychique. Une nouvelle citation provocante ouvre le chapitre qui passe de la reconnaissance de ‘l’intelligence’ chez toutes les cultures à son extension à tous les êtres : « On peut dire, en un paradoxe seulement apparent, que non seulement toutes les cultures sont également intelligentes, mais que toutes les organisations et tous les comportements instinctifs, de l’amibe, et même du virus, à l’homme, sont également intelligents. L’intelligence est la chose du monde la mieux partagée, partagée non seulement entre les hommes, mais entre les êtres. Seuls diffèrent les acquêts qui servent de matériaux, de nouvelles bases de départ pour les actes intelligents nouveaux et improvisés sur contrôle transversal. Les ethnologues aujourd’hui s’aperçoivent qu’une hache en bronze ou en acier n’est pas plus “intelligente” qu’une hache en pierre, qu’un raisonnement sur une donnée mythique n’est pas moins “intelligent” qu’un raisonnement sur une donnée scientifique » (L’Animal, l’Homme, la Fonction symbolique, p. 177).
Puisque l’auteur concède qu’attribuer des émotions à une molécule est inacceptable et relèverait d’un anthropomorphisme absurde, quelle est cette projection permettant d’affirmer que l’intelligence n’est pas propre à l’homme ou au vivant ? Au fondement de ce raisonnement, on retrouve la capacité d’auto-survol qui caractérise ce qui possède une véritable unité. Comment transposer cette capacité d’auto-survol au monde physique ? Par un recours audacieux à la mécanique quantique, justifié par l’affirmation qu’ « au fond de ces théories difficiles, il y a toujours une idée simple, plus importante à saisir, pour le philosophe, que l’appareil technique qui a servi à l’apercevoir ». Cette ‘idée simple’ serait que « les propriétés de la matière à l’échelle microscopique ne sont pas celles des objets quotidiens et qu’il existe à cette échelle des phénomènes de ‘translocalisation’, pour reprendre l’expression de Ruyer, qui sont plus proches de ce qui se passe dans un organisme que dans une horloge. » On fait référence ici au fait que l’entité microphysique ne possède pas une localisation déterminée – ce qui rejoindrait le concept d’auto-survol (même si on peut douter que ‘délocalisée’ soit synonyme d’ ‘ubiquitaire’ comme l’écrit l’auteur!). Ruyer s’aventure sur le terrain de la chimie quantique d’une manière qui lui permet d’accorder aux molécules le statut d’élément individualisé : « Dans la molécule d’eau, les atomes d’hydrogène ne sont pas à côté de l’atome d’oxygène ; la molécule d’eau n’existe dans son unité que par la zone mixte où les électrons de l’hydrogène et ceux de l’oxygène sont conjointement délocalisés dans un domaine commun. Les liaisons chimiques résultent de ces délocalisations domaniales, et non, évidemment, de “crochets”, dont la consistance propre devrait être expliquée à son tour par des sous-crochets internes, en régression à l’infini » (L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, p. 123). Le caractère de délocalisation de la matière mis au jour par la mécanique quantique la rendrait homogène à la conscience – à condition de se dégager d’une conception de la conscience comme connaissance.
La conscience est en effet redéfinie par Ruyer comme action liante « Elle désigne l’ensemble des interactions qui transforment en un être deux ou plusieurs éléments liés dans ces interactions. La conscience est le nom que l’on donne à l’unité d’un domaine d’interactions, à l’unité systématique qui émerge à mesure que les éléments du système perdent partiellement leur propre individualité » (« Expériences mentales sur la mort et la vie » (1953), p. 255.
Admettons qu’il y ait des caractères partagés entre conscience et les entités de la physique quantique, comment passe-t-on de ce domaine micro-physique au macroscopique ? Ruyer fait l’hypothèse d’un principe d’amplification qui assurerait la continuité entre les niveaux de réalité.
Chapitre 3 : une nouvelle classification du monde
Ce chapitre part du problème du statut des lois de la nature : avec Maxwell et Boltzmann, ces lois deviennent seulement statistiques. Quand on étudie un gaz, on ignore le comportement des particules individuelles et la connaissance se satisfait d’un traitement statistique de la réalité : vérité et statistique ne sont pas antinomique ! La question demeure : ce caractère statistique ne concerne-t-il que certaines lois physiques ou bien faut-il reconnaître que toutes les lois sont de ce type ? Comme des physiciens comme Planck, Ruyer adopte la seconde position. Mais comme le note Colonna, il a une arrière-pensée métaphysique : si toutes les réalités physiques macroscopiques se comportent finalement sur le modèle de gaz, ou encore de foules, alors cela permet « de renouveler la distinction leibnizienne entre les êtres réellement substantiels et les êtres qui ne sont que de simples agrégats ou amas ». La matière n’est qu’un phénomène car elle n’est qu’un agrégat. Or un être véritable doit posséder une unité véritable. La matière n’étant qu’un phénomène, pour Leibniz, seule possède une consistance ontologique la monade spirituelle.
On notera peut-être avec surprise le recours au concept d’émergence pour traiter des phénomènes de foule (une foule ne se comporte pas comme un individu !), un concept considéré sans pertinence aucune pour les ‘domaines de survol’.
Le panpsychisme, nous l’avons vu, a besoin de redéfinir la conscience, d’où la distinction par Ruyer entre conscience primaire et conscience seconde. Cette dernière désigne la conscience réflexive à l’œuvre dans nombre d’activités humaines. Tout l’originalité de Ruyer ici repose sur ce concept de conscience primaire. Citons Colonna (qui se demande s’il est bel et bien pertinent de parler de conscience à propos de « cette capacité d’unification immanente par liaison active » - on peut douter que le problème ne soit que de convention !) : « Une conscience primaire, c’est-à-dire un domaine absolu, est présentation de soi et non représentation d’autre chose. Le stade représentatif témoigne d’un haut degré d’élaboration, et il ne doit pas nous induire en erreur sur la nature réelle de la conscience. Fondamentalement, une conscience est tournée vers l’intérieur, elle ne voit qu’elle-même. Ce n’est qu’au prix de certains montages complexes qu’elle pourra intégrer les éléments extérieurs. La notion de domaine absolu comme conscience primaire peut ainsi être appliquée aussi bien à une molécule qu’à une amibe. La justification qu’en donne Ruyer, c’est le contraste entre la simplicité de la structure et la richesse du comportement. Certes, dans le cas d’une molécule, cette richesse n’est pas très apparente, mais elle s’exprime tout entière dans la capacité de la molécule à maintenir sa forme, activité dont est incapable un agrégat comme une pierre ou un nuage. »
On notera que Ruyer se sépare de Leibniz sur un point absolument essentiel : il ne faut pas considérer cette conscience primaire comme une conscience dégradée, tendant vers l’inconscient. « L’amibe ou le végétal erlebt, enjoys, survole ou pense – on ne peut avoir recours ici qu’à des métaphores ou à des mots étrangers – sa structure organique avec autant de netteté que l’homme pense l’outil qu’il est en train de fabriquer. Du moins nous n’avons aucune espèce de raison de supposer le contraire, puisque cette structure organique est au moins aussi subtile et appropriée que celle de nos outillages » (Éléments de psycho-biologie, p. 24).
Ce dispositif conceptuel mis en place, on peut effectivement refonder la classification des sciences en distinguant les sciences qui traitent des unités véritables et celles qui traitent des phénomènes de foule. Selon ce critère, il faudrait alors rapprocher d’une part la physique quantique l’embryologie, la psychologie et la linguistique, et d’autre part la physique statistique, la génétique des populations, la démographie, l’économie politique.
Deuxième partie : La vie
Les chapitres de cette partie élaborent une conception résolument anti-mécaniste du vivant et tentent de réhabiliter le finalisme. Dans cette perspective, une place privilégiée est conférée à l’embryologie).
Etant donné que nous sommes incontestablement dans une période où le paradigme mécanisme est questionné au sein de la pensée biologique contemporaine, c’est peut-être sur cette question de la vie que la pensée de Ruyer pourrait s’avérer la plus suggestive.
Chapitre 4 : L’invention des formes
Le point de départ de la critique du mécanisme est on ne peut plus classique : le mécanisme « ne permet pas de rendre raison de la formation des mécanismes eux-mêmes » (ce questionnement est quasi-contemporain de l’émergence du modèle mécaniste !). Dans l’étude du vivant, on est obligé de prendre acte de l’opposition entre fonctionnement et formation, qui renvoie à la distinction entre physiologie et embryologie. Or « la manifestation par excellence de la vie, c’est la genèse de l’individu ». L’embryologie est donc la science fondamentale.
La formation du vivant est un véritable paradoxe, qui se décline sous plusieurs formes : « dans le développement du vivant, une ‘trans-spatialité’ excède la simple relation de proche en proche, une partie engendre le tout qui va l’englober, une ‘dés-information’ n’est pas une pure dégradation ». Explicitons ce dernier point : « Lorsqu’une poule donne naissance à une autre poule, il y a d’abord perte d’information, car l’œuf, étant plus simple que l’adulte, contient moins d’information que lui ; puis il y a de nouveau augmentation de l’information à mesure que l’embryon se développe et devient adulte ». Quant à l’idée de trans-spatialité (qui renvoie à l’idée de ‘survol’), elle signifie qu’il n’y a pas d’inscription spatiale préalable des formes à naître – et il est vrai que l’on reproche souvent aujourd’hui à l’idée de programme d’être une nouvelle forme de préformationnisme (cf. par exemple Lewontin, La triple hélice) :
« Puisque l’état t, dans l’espace, ne contient pas les détails de l’état t’, également dans l’espace, il faut que quelque chose soit survenu transversalement à l’espace. Il faut que la détermination du territoire comme plaque neurale, ou comme bourgeon de patte, ou comme patte droite, qui précède la différenciation visible, ait consisté en une mise en circuit avec quelque chose qui n’est pas dans l’espace » (« Le domaine naturel du trans-spatial », 1948)
Il faudrait alors faire intervenir la notion de ‘potentiel’, entendu comme la forme qui commanderait le développement. On se demande si on ne retombe pas sur les problèmes classiques de la notion de finalité, à savoir, principalement, celui d’une action du futur sur le passé, ce à quoi Ruyer répond que ce n’est pas l’avenir que vise une action finaliste, mais bien plutôt une forme intemporelle, un but idéal :
« Ce but idéal plane sur le déroulement temporel qu’il unifie et régule. Par suite, en apparence, c’est l’avenir qui semble expliquer le présent. En fait, la finalité ne suppose pas cette efficacité contradictoire de l’avenir sur le présent, elle suppose seulement l’efficacité de l’intemporel sur le déroulement des phases de l’action. Quand je prononce une longue phrase, je cherche à exprimer un sens que j’estime vrai ou utile, je ne me borne pas à fonctionner instant par instant. Ce sens intemporel domine “l’instant par instant” de mes articulations physiologiques » (Philosophie de la valeur, p. 65)
Le potentiel créateur est comme une source active de sens, sans qu’il faille y voir un modèle déjà constitué, ce qui exposerait cette notion à la critique de Bergson à l’égard de la finalité (si le but est donné, le développement est aussi automatique que dans le mécanisme). Plutôt que de modèles, Ruyer parle de thèmes. Ces thèmes ont une dimension ‘mnémique’, un caractère que l’on déduit de la comparaison avec l’invention : « tout thème est mnémique dans la mesure où celui qui invente sait dans quelle direction chercher, comme s’il pressentait le thème. C’est la vérité de la doctrine platonicienne de la réminiscence : on ne cherche que ce que l’on a d’une certaine manière déjà trouvé. Ruyer l’applique au plan de l’invention biologique. » Cela nous conduit à approfondir la question de la mémoire.
Chapitre 5 : La mémoire comme mystère et comme clé
Le problème de la mémoire est présenté sous la forme d’une alternative : ou on la pense sous le mode d’une trace matérielle, ou il s’agit d’un phénomène irréductible aux données physico-chimiques. On devine sans peine qu’une telle formulation a pour but de défendre l’idée que la mémoire constitue un fait spirituel, une nouvelle strate du psychisme, qui mobilise une analyse différente de celle de la perception.
Il ne faut pas confondre mémoire et enregistrement : la remémoration est bien plus proche de l’invention que de la répétition mécanique. Le statut bien particulier de la mémoire est manifesté dans l’analyse suivante : « L’irruption du passé revenu au présent, c’est-à-dire l’intemporel psychologique, est une véritable capture du sujet, qui est tout entier dans les actes que comporte cette dimension resurgie. Dans le processus de réminiscence, je me confonds avec le souvenir. Or celui-ci révèle un monde tellement identique à ma conscience actuelle que l’on doit reconnaître qu’il n’est pas autre qu’elle. […] Si l’on s’en tient en effet à une description rigoureuse des faits et que l’on écarte tout préjugé, une constatation s’impose : j’ai vraiment participé à une ‘autre conscience’, j’ai été elle ». On laissera le lecteur juge : cette description relève-t-elle vraiment d’une description rigoureuse des faits ? Faut-il vraiment voir dans le moindre phénomène de remémoration un dessaisissement de soi ?
Quoi qu’il en soit, à partir de là, Ruyer peut approfondir en direction de la question de l’individualité, avec cette proposition étonnante : dans la mesure la mémoire serait le révélateur des individualités vraies, elle « est l’expérience privilégiée qui nous permet d’entrevoir l’agencement métaphysique de l’univers » (« Leibniz et “M. Tompkins au pays des merveilles” » 1957), un univers où les individualités ne sont pas closes telles des monades. « Qu’est-ce qui fait la consistance d’un individu ? C’est toujours un thème, à caractère mnémique, auquel participe l’individualité, et qui s’empare d’elle. »
On comprend que l’analyse ne traite plus seulement de la mémoire psychologique, c’est d’une mémoire co-extensive à la vie dont il s’agit ici. La transition vers la question de la causalité biologique s’opère à travers le thème du code génétique comme principe de la mémoire de la vie (une transition curieuse : on ne parle jamais de mémoire à propos du code génétique que de manière métaphorique. On peut d’emblée s’interroger sur la pertinence d’une critique basée sur cet emploi métaphorique).
Chapitre 6 : La causalité en biologie
Ruyer peut-il nous proposer une critique pertinente de la biologie moléculaire alors que ses principaux écrits ont été rédigé avant le plein développement de celle-ci ? La question est importante : comment jauger de la pertinence d’une critique philosophique face aux progrès de la science ? Bien loin de la posture de la chouette de Minerve, une critique philosophique peut-elle être en avance sur son temps ? Force est de constater que l’embryologie ne constitue plus ce bastion de résistance à la synthèse néo-darwinienne et au développement de la biologie moléculaire – l’auteur fait référence à la découverte des gènes dit ‘du développement’ dans les années 1980, et il est obligé de reconnaître que « Ruyer a eu tort d’affirmer que les gènes étaient sans doute pour peu dans l’embryogenèse. » Peut-on alors enchaîner en disant que « cette position quelque peu rigide n’enlève rien à la valeur de son raisonnement général. Car il faut remarquer que la biologie moléculaire n’est pas en mesure d’expliquer pas à pas toute la coordination des processus et leur cohésion d’ensemble. Les gènes prennent part au développement, ils ne semblent pas le commander entièrement. En l’état actuel des choses, ils apparaissent comme une composante du développement, mais non comme son principe même. » Le détail du propos pourrait être discuté : pointons seulement que la cible semble être un épouvantail peut consistant, car qui considère que les gènes sont le seul et unique facteur du développement ? Qui considère que les substances inductrices contiennent les formes ?
Cette discussion critique sur le rôle des gènes nous conduit naturellement à une distinction de différents types de causalité. Pour Ruyer, la causalité biologique agit à la manière d’un signal – le signal ne suffisant pas à expliquer par lui-même les processus qui se déroulent à sa suite. On peut appliquer cette idée à la manière dont agissent les protéines, en faisant le lien avec le point précédent sur la mémoire : « La substance chimique est un moyen mnémotechnique utilisé par la mémoire organique pour accomplir son œuvre. Elle est un indicateur, ayant la forme d’une question adressée à la mémoire (« que faut-il faire maintenant ? ») et non celle d’une réponse toute faite. »
Troisième partie : La valeur
Quelle est la place des valeurs dans un monde de faits ? La science moderne se caractériserait notamment, comme le dit Koyré par un « divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits ». Dès lors la question est de savoir si le néo-finalisme de Ruyer pourrait être un moyen de surmonter ce divorce « sans pour autant renier la science contemporaine » ?
Chapitre 7 : La participation aux valeurs
Ruyer nous propose une critique des théories dites ‘naturalistes’ de la valeur : l’hédonisme (la valeur renvoie à un sentiment de plaisir), ou sous une forme plus dynamique, le freudisme, ou encore les versions sociologiques. Ces conceptions manquent la spécificité de la valeur. D’où l’intérêt des conceptions opposées se référant à la raison, au sujet transcendantal, à une dimension transcendant les faits : Kant – mais aussi Sartre. Mais l’homme apparaît alors comme un empire dans un empire, détaché de toute cosmologie ; nous retombons sur un dualisme qui finalement entérine le mécanisme de la science moderne.
Or, pour dépasser ce dualisme, il s’agit de s’appuyer sur un acquis des chapitres précédents, à savoir que la matière a d’autres propriétés que celles qui apparaissent à notre échelle. Cela pourrait permettre de fonder un nouveau réalisme de la valeur. La référence à Scheler est importante pour Ruyer. Pour Scheler, les valeurs sont des essences, qui font l’objet d’une intuition. Mais il ne faut pas faire de la valeur un être en soi, alors qu’elle relève de l’action. Le domaine des valeurs n’est rien sans la mise en œuvre des agents (qui ne consistent eux-mêmes qu’en leur activité!).
Cette insistance sur l’activité nous conduit à la relation étroite entre travail et valeur. Le travail ‘digne de ce nom’ (reste à déterminer si cette clause ne restreint pas radicalement le concept) n’est en effet pas une simple application, un pur mécanisme, une contrainte. Il y a toujours subjectivation dans le travail qui apparaît alors comme incarnation active d’une norme, effort pour réaliser une valeur.
Cette conception du travail aboutit à l’idée que le travail et la liberté sont « pratiquement synonyme ». On peut se demander si cette quasi-identification provocante (sans être totalement inédite) n’est pas un simple truisme à partir du moment où l’on exclut toutes les formes d’aliénation du travail ‘digne de ce nom’. Si on se défend de mépriser le travail monotone, il semble bien que ce soit l’artiste qui incarne cette conception du travail, qui permettrait de fonder une conception de la liberté plus concrète que celle de l’existentialisme.
Après avoir opéré un singulier rétrécissement de la notion de travail, celle-ci s’élargit de manière spectaculaire (la cellule travaille !), car n’oublions pas qu’il s’agissait d’établir un lien entre les valeurs et le reste du réel. Ce lien s’opère grâce au concept que nous avons déjà rencontré de ‘domaine d’activation selon une dimension transpatiale’ : « La structure ‘domaine d’actualisation selon une dimension trans-spatiale’ se retrouve donc trois fois, selon une ligne continue : au plan de ce que l’on appelle la matière, dans l’embryogenèse, et enfin dans l’expérience axiologique. » Ceci posé, Ruyer peut affirmer avec un optimisme déconcertant : « La science de la nature se rapproche de l’axiologie. La continuité saute aux yeux (!), entre le statut des existants dits physiques, des organismes en développement et des agents en participation, tels que les décrit l’axiologie contemporaine. Grâce à ce rapprochement, presque tous les problèmes laissés en suspens par la théorie des valeurs trouvent une solution, ou disparaissent en tant que problèmes » (Philosophie de la valeur, p. 209).
Certes, il ne s’agit pas de nier les différences au sein du réel : « Bien que de la molécule à l’homme il y ait un élargissement considérable du monde des valeurs, la valeur ne vient pas s’ajouter comme un règne à un autre règne, celui de la matière brute. C’est seulement le domaine des valeurs lui-même qui s’enrichit. »
Cette analyse de la valeur est suivie par un chapitre sur l’utopie, thème auquel Ruyer a consacré un ouvrage. Celle-ci relève de manière évidente de l’axiologie, sans pour autant, selon Ruyer produire de nouvelles valeurs. On a plutôt affaire à un réarrangement de l’ancien. L’utopie conserve néanmoins une dimension positive, en enrichissant la conscience sociale. Surtout, en pressentant l’humanité actuelle comme un moment à dépasser, elle rejoint la question de Dieu, qui fait l’objet du dernier chapitre.
Ruyer défend une conception résolument rationaliste, qui le fait pencher du côté du Dieu des philosophes plutôt que du Dieu de la foi. Sa perspective semble proche de celle de la théologie naturelle : on retrouve l’idée de finalité, et la critique classique, présente chez tous les finalistes, que l’ordre ne peut avoir émergé par hasard.
Remarques
On ne peut que louer la clarté de cette introduction, qui ne cherche jamais à masquer le caractère audacieux des propositions avancées. L’auteur est parfaitement conscient de toutes les réserves que peuvent susciter les thèses de Ruyer. On ne peut lui faire grief de n’avoir pas fait disparaître artificiellement les difficultés de ces thèses. Aussi, nous nous permettrons de manifester notre perplexité sur plusieurs points. Il nous semble que considérer un livre comme une invitation à la discussion est une forme de compliment que nous souhaitons lui adresser.
1) Dans une ontologie panpsychiste, on peut s’interroger sur le privilège accordé au cerveau : ce n’est pas l’œil qui voit, mais une surface corticale – mais pourquoi se référer au cerveau, pourquoi ne pas descendre à un niveau inférieur puisque c’est là que se trouverait l’unité véritable ? On se demande ce qui fait qu’un tissu (le tissu nerveux en l’occurrence) acquiert un statut particulier.
2) Concernant le recours à la physique quantique, on ne peut que saluer l’effort du philosophe pour tenir compte de l’avancée des sciences, plutôt que d’ignorer purement et simplement les résultats de celles-ci. C’est un des aspects manifestement intéressants de la démarche de Ruyer. Mais cette démarche requiert peut-être beaucoup de prudence. N’est-ce pas aller beaucoup trop vite que de prétendre redéfinir la conscience et plus largement fonder une ontologie panpsychiste à partir des expériences (certes extrêmement troublantes) mettant au jour la non-localité ? Ruyer évoque un « cadeau royal » fait par la science à la philosophie. On peut se demander si le cadeau n’est pas quelque peu empoisonné. En effet, le débat fait rage entre différentes interprétations de ces expériences, et avec des implications ontologiques qui peuvent être franchement contradictoires (cf. notamment l’interprétation de Bohm, qui conserve le concept de trajectoire déterminée au niveau quantique ; sur ces points, voir par exemple Boyer-Kassem, La mécanique quantique, Vrin). Prendre en compte ces débats, sans négliger les concepts techniques, serait certainement plus raisonnable que de supposer une ‘idée simple’ (!) plus ou moins directement traductible en thèses métaphysiques.
3) Cette question fondamentale du rapport entre science et philosophie se pose à nouveau à partir de l’anticipation des supposées limites de la biologie moléculaire. Peut-on vraiment considérer que l’on peut ‘transposer’ les critiques de Ruyer faites au début des années 50 ? N’y a-t-il pas eu d’immense progrès dans la mise au jour du mécanisme causal sous-jacent à ce que Ruyer appelle ‘causalité-signal’, et qui peut apparaître en fait singulièrement dépourvu de pouvoir causal ?
4) Concernant le problème très difficile de l’unité et de l’individualité, doit-on considérer qu’il peut être résolu par un concept tel que celui de capacité de survol : apparemment, les particules dont traite la mécanique quantique serait des unités vraies. Cela vaudrait donc pour les atomes, mais aussi les électrons ? Les molécules ? Les macro-molécules ? La cellule ? Mais quid des organites cellulaires ? Des réseaux cellulaires et des tissus ? Et des composés ioniques (les cristaux) ? Pour chacun de ses cas, je laisse le lecteur trancher : y a-t-il ou non ‘capacité de survol’ ? Certaines de ces unités semblent acquérir, au cours du propos, un statut privilégié qui semble peu cohérent avec la radicalité de la thèse initiale : par exemple les cellules vivantes.
5) Tout défenseur du panpsychisme se doit d’invoquer Leibniz comme caution. Pourtant le panpsychisme de celui-ci contenait un élément important que Ruyer refuse : l’idée d’une infinité de degrés de conscience. Que penser de la conscience primaire de Ruyer, qui n’est pas une conscience dégradée, tout en ayant peu de chose à voir avec le concept ‘courant’ de conscience ? Plus généralement, c’est le refus du concept d’émergence qui interroge – et que l’on retrouve aujourd’hui par exemple chez T. Nagel. Il y a là un véritable enjeu.
Au final, n’y a-t-il pas chez Ruyer une tendance que l’on peut parfois regretter chez d’autres auteurs français (comme Merleau-Ponty ou Bergson) à construire une opposition entre deux positions caricaturales, entre un idéalisme désincarné, de surplomb, et un matérialisme mécaniste réductionniste pour ensuite courageusement dépasser ces deux impasses ? A vaincre de telles caricatures, on risque bien de laisser intactes des positions nuancées qui pourrait se révéler plus attrayantes qu’un réalisme des valeurs étayé sur un panpsychisme néo-finaliste.