Sébastien Labrusse, Au cœur des Apparences, Poésie et peinture selon Philippe Jaccottet, Les Editions de la Transparence, 2012, lu par Céline Lautredou
Par Romain Couderc le 11 avril 2014, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Sébastien Labrusse, Au cœur des Apparences, Poésie et peinture selon Philippe Jaccottet, précédé de En compagnie des peintres, Entretien avec Philippe Jaccottet, Les Editions de la Transparence, collection Essais d’esthétique, mai 2012.
Le livre de Sébastien Labrusse interroge l’œuvre de Philippe Jaccottet à partir de son expérience de la peinture et de la poétique du paysage. Il est composé de deux parties et est illustré par des reproductions de tableaux (huiles ou aquarelles) de Nasser Assar, Claude Garache, Alexandre Hollan, Anne-Marie Jaccottet, Gérard de Palézieux et Jean-Claude Hesselbarth. Une bibliographie très précise achève l’ouvrage et recense l’ensemble des œuvres de Philippe Jaccottet, les critiques littéraires-monographies et revues sur la poésie de Philippe Jaccottet - ainsi que les livres des artistes cités.
La deuxième partie du livre de Sébastien Labrusse est un essai sur la poésie et la peinture selon Philippe Jaccottet. Il comporte trois chapitres : l’expérience du paysage, la part d’invisible et l’épreuve de la joie.
« L’expérience
du paysage » fait surtout référence à l’un des maîtres
livres de Philippe Jaccottet à savoir Paysages
avec figures absentes. Le
titre paradoxal implique la présence, « avec », de
figures absentes, donc sans des références mythologiques ou
religieuses. Les peintures qui font du paysage autre chose qu’un
décor se concentrent sur la Nature à la manière des natures
mortes. Elles donnent à voir la vie silencieuse qui habite les
choses et sont des moments de pure peinture. La parenté de
l‘expérience picturale et de l’expérience poétique ne cesse
d’être soulignée. Le monde extérieur le plus dépouillé exerce
sur notre monde intérieur un pouvoir par l’intermédiaire des
œuvres. La peinture est une « ouverture sur les
profondeurs ». L’expérience du paysage est en fait une
expérience de soi, liée à la capacité à se détacher de soi pour
accéder à une vérité enfouie et cachée. Sébastien Labrusse met
en valeur la relation privilégiée établie par Philippe Jaccottet
entre « l’Origine » et « le Lieu ». Le
« Lieu » est déterminé comme « centre »
voué au divin, un ici qui indique une transcendance. Dans un
« Lieu » on cesse d’être désorienté et on atteint la
sérénité. Un « Lieu » nous confère et nous construit
une identité.
Dans le chapitre intitulé « la part de
l’invisible », Sébastien Labrusse rappelle la critique de
l’allégorie par Philippe Jaccottet qui refuse d’enfermer les
tableaux dans des explications. L’expérience de la beauté
du visible doit être celle d’une ouverture à l’infini au sein
du fini. La patrie spirituelle et poétique de Philippe Jaccottet est
« le noyau invisible ». Paradoxalement la disparition de
Dieu ne fait pas obstacle au sentiment indubitable de la présence de
quelque chose de divin. Dieu se donne dans le silence de la vie
intérieure comme un souffle, une respiration, un rythme à
l’intérieur de la parole. Le poète est responsable de cette
parole qui, par son souffle, fait naître une lumière intérieure,
« le noyau invisible » source du rayonnement et de la
beauté du monde.
Dans le dernier chapitre
intitulé « l’épreuve de la joie », Sébastien
Labrusse montre en quoi l’écriture de Philippe Jaccottet est
reliée à une joie qui remonte à l’enfance, tout en étant
vécue au plus près de la réalité immédiate. Cette joie est
celle, immémoriale et incompréhensible, de la présence de
« l’Origine », celle d’être au monde. Mais la poésie
est aussi née de l’épreuve du deuil, elle est « la voix
donnée à la mort ». Paradoxalement l’épreuve de la mort
n’obscurcit pas le sentiment de la joie. Sébastien Labrusse
commente longuement le poème en prose intitulé « le mot
joie » extrait de Pensées
sous les nuages. La joie qui
rime avec « soie » est capable des métamorphoses les
plus mystérieuses et inattendues. La joie peut être entendue dans
le monde visible et se transforme en musique. Le projet du poète est
de «ne plus écouter que les conseils des fleurs antérieures à
tout savoir ». La joie serait une épreuve parce que notre
condition de mortel la met à l’épreuve. L’épreuve de la joie
peut aussi être une réponse à celle de la mort. Philippe Jaccottet
aimerait trouver une musique qui puisse accompagner le mort jusqu’à
l’autre rive. Les prés sont une réponse à l’horreur de la
mort parce qu’ils sont signes, ici bas, d’un autre
ordre, celui de l’éternité. Philippe Jaccottet oppose à la mort
et à la violence de l’histoire, « l’herbe éternelle et
frêle » dans le poème Beauregard. Les prés fleuris seraient
comme un paradis dispersé. La contemplation des « violettes
au ras du sol » dans le poème Ce peu de bruits n’est pas
signe du deuil mais révèle un sentiment d’éternité. Le poète
peut ainsi témoigner de l’invisible révélé par la joie mise à
l’épreuve par la mort. Sa parole est lien avec autrui,
adresse en même temps qu’écoute.
Ce livre de Sébastien
Labrusse a plusieurs intérêts. L’entretien avec Philippe
Jaccottet nous révèle certaines des émotions esthétiques qui ont
marqué le poète et présente les personnalités qu’il a eu
l’occasion de rencontrer. L’essai permet de porter une attention
particulière aux textes poétiques de Philippe Jaccottet afin de
comprendre le sentiment du sacré à partir d’un paysage
désacralisé, privé de toute fonction décorative, et qui rayonne à
travers la simplicité des fleurs et des herbes. Sébastien Labrusse
mettant en valeur la méditation sur « l’Origine »
nous invite à une relecture de la poésie de Philippe Jaccottet,
poésie qui est un véritable centre ou lieu d’ouverture et de
lumière.
Céline Lautredou
Nous signalons que les Œuvres de Jaccottet sont publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade.