Anca Vasiliu, Montrer l'âme. Lecture du Phèdre de Platon, Sorbonne UP 2021
Par Karim Oukaci le 09 juillet 2021, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Directrice de recherche au CNRS et membre du prestigieux Centre Léon-Robin, Anca Vasiliu propose un livre très nouveau et très remarquable sur l'un des plus beaux et des plus mystérieux dialogues de Platon.
Cette relecture du Phèdre étonne d’abord par la diversité de ses approches, par la richesse de son érudition, par la minutie des analyses qu’elle propose sur l’outillage aussi bien scénographique que conceptuel et mythologique que Platon décida d’y employer. Mais le projet de Montrer l'âme est plus philosophique qu'historique. En toute discrétion, mais avec une grande résolution, l’auteure explicite ce qui fait l’intérêt toujours vivant du Phèdre, de ce texte à la fois transgressif et initiatique. Dans cette extraordinaire enquête, par la profondeur de cette réflexion, Anca Vasiliu invite à continuer d'interroger le Phèdre et la théorie de l'âme qu’il contient, et d'en faire un objet de méditation encore fécond pour la pensée la plus actuelle de la subjectivité.
Elle a accordé un entretien à L'Œil de Minerve.
Vous pouvez en retrouver l'intégralité ici :
https://www.youtube.com/watch?v=ir6YOHxC214
Extrait de l'entretien du 08 juin 2021 :
« Anca Vasiliu - Montrer l'âme est un livre auquel j'ai commencé à réfléchir en 2002 quand j'ai été invitée à un colloque à Chicago qui portait sur le secret [D’un principe philosophique à un genre littéraire : les secrets - actes du colloque de la Newberry Library parus en 2005 sous la direction de Dominique de Courcelles, Honoré-Champion]. Et j'ai dit [alors] que je voulais travailler sur l'existence d'un secret dans le Phèdre. C'est là que le cheminement vers le Phèdre a commencé. Il est passé par beaucoup de couches successives d'écriture, puisque c'est comme cela que j'écris, pour aboutir en 2019 au nouveau manuscrit qui est paru il y a deux mois ou un mois et demi. C'est un dialogue qui m'a attiré dès le départ, parce que c'est probablement le dialogue qui donne le plus à voir ; et, vous l'avez bien compris, cette traversée de l'image est à la fois un attrait et une manière de me mettre en retrait par rapport à cet attrait qu'exerce sur moi l'image.
Je crois que ce que je disais tout à l'heure, le fait d'avoir eu comme première formation les beaux-arts, m'a permis d'apprendre (outre évidemment à lire des monuments, à les lire au sens strict, au sens topographique) à voir, m'a donné une éducation de regard ; et que j'ai retrouvé cette éducation de regard chez Platon. Il y a une éducation de la manière de voir qui ne consiste pas simplement à fixer de ses yeux un objet visible d'emblée, mais à lier la visibilité d'un objet à quelque chose qui est la vue intérieure, la vue qui donne sens à ce qu'on voit. D'où l'idée que j'ai développée dans Dire et voir [Dire et voir. La parole visible du Sophiste, Vrin 2008] que c'est en disant, c'est en nommant et en réfléchissant sur le discours que nous avons la possibilité de voir réellement ce qui se donne à voir ; c'est ainsi, et dans la traversée de l'image. L'intérêt est à la fois topographique et noétique, intellectuel.
C'est-à-dire que ces monastères m'ont donné une leçon de la manière dont l'image est posée d'une manière telle qu'elle nous aspire : nous entrons dans l'image ; mais elle ne nous garde pas prisonniers d'elle-même, puisque nous la traversons, en la découvrant en nous-mêmes et en nous découvrant en même temps. C'est très socratique. Mais c'est une leçon qu'on peut véritablement pratiquer quand on est devant ces parois, et qu'on tourne autour jusqu'à ce qu'on trouve l'entrée au sens propre du terme, et qu'en entrant on découvre d'autres images qui reprennent celles de l'extérieur et qui remettent chaque fois à un nouveau registre la compréhension, l'entendement, la réflexion que nous devons avoir devant l'image. Évidemment il y a une scénographie ; évidemment il y a un jeu de la lumière ; évidemment l'architecture est fondamentale, puisque c'est elle qui construit l'espace dans lequel l'image construit son propre espace. C'est un emboîtement ; et cet emboîtement dans ces monastères est un véritable emboîtement, puisque les images sont à l'extérieur, elles sont à l'intérieur, et que c'était vraiment une rencontre heureuse de trouver ce qui correspondait à ce que je cherchais, c'est-à-dire ce renouvellement de l'image permanent à l'intérieur de la réflexion.
Quand je dis que j'ai appris à regarder, évidemment c'est une leçon que je retrouve dans le Phèdre, puisque ce que fait Socrate avec Phèdre, c'est de lui apprendre à voir. Ce que j'essaie de dire dans ce livre entre autres, c'est que Socrate sait voir ce que Phèdre croit voir et ne voit pas. Cette leçon du regard, c'est la première leçon de la philosophie. Et c'est cela l'entrée dans le Phèdre ! Cela ne s'arrête pas là évidemment. Mais c'est vraiment l'entrée dans la philosophie ou en tout cas celle qui, pour moi, correspond à l'entrée en philosophie.
Jeanne Szpirglas - Justement, pour rester sur le Phèdre : on a souvent parlé de la difficulté d'identifier une unité thématique du Phèdre. Est-ce que l'idée que vous venez de dégager vous sert de fil conducteur pour une lecture ?
Anca Vasiliu - Non, je suis partie à mon tour de cette impossibilité de saisir d'emblée la thématique du Phèdre. On ne sait pas de quoi il est question, puisque, en fait, il est à la fois question de l'amour, du Beau, des formes de langage, de rapports entre la rhétorique et la dialectique... Pour moi, le Phèdre est un dialogue sur l'âme. Mais c'est un dialogue très particulier, puisque ce n'est pas, comme le Phédon, un livre qui d'emblée se dit comme un dialogue sur l'âme. Donc la question du regard, que j'évoquais tout à l'heure, n'est pas vraiment la thématique du Phèdre. La thématique du Phèdre est que l'âme est pourvue des facultés, oui ! Et que le regard joue un rôle important, comme je l'ai précisé tout à l'heure, oui ! Mais on ne peut pas s'arrêter à la question de la visibilité qui est mise en place.
Si le Phèdre est véritablement, comme je le crois, un dialogue consacré à saisir l'âme, la force de ce dialogue qui, certes, parle beaucoup de la visibilité des choses et met en scène un lieu visible et physique, c'est qu’il travaille avec le mouvement, et pas avec le regard. Le regard est soumis aux mouvements. L'âme se définit par le mouvement. Nous avons dans le Phèdre cette célèbre démonstration par un syllogisme qui consiste à dire que l'âme est éternelle, puisqu'elle est automotrice [245c5-246a2]. On a ces deux moyens de définir l'âme [l’éternité et l’automotricité], qui sont par le syllogisme - c'est la toute petite partie qui précède, dans la Palinodie de Socrate, le grand développement du mythe, de ce qui est appelé "mythe" du Phèdre ou de l'âme avec le char ailé. Si l'âme ou l'ousia de l'âme, l'essence, le fondement de l'âme est la mobilité et l'automotricité, c'est bien par le mouvement qu'on va construire un dialogue sur l'âme. Et c'est ce que fait Platon dans le Phèdre : il construit un dialogue sur le mouvement en conduisant ses acteurs et le lecteur de son texte à travers deux types de mouvement qui sont en permanence en lien l'un avec l'autre, qui se complètent, qui s'emboîtent l'un dans l'autre.
Il y a un mouvement qui est le mouvement topique : il y a deux personnages qui commencent, qui marchent, qui cheminent, qui s'asseyent et qui ensuite parlent. C'est un mouvement qui commence par être un mouvement linéaire et qui change la linéarité de ce cheminement en un autre cheminement, qui le cheminement de la parole, au moment où ils vont s'asseoir et où ils vont lire et parler.
Ce mouvement est contrebalancé par un autre mouvement qui n'est pas un mouvement linéaire. C'est un mouvement paradoxal ou un mouvement de renversement en permanence de ce qui est en train de se passer. C'est un mouvement de retour sur soi. Comment peut-on le définir ? On peut le définir d'abord par le fait qu'il y a un renversement structurel entre le Prologue et la Palinodie. Les deux ont lieu dans un même lieu. Le Prologue décrit le lieu ; la Palinodie renverse le lieu pour le remettre sur un autre plan, qui est le plan du destin des âmes. On a un destin de l'âme sensible et ce qu'est le destin de l'âme en tant qu'âme immortelle. Le Prologue et la Palinodie sont donc construits sur un renversement - c'est ce que j'essaie de décrire à la fin du livre - sur un renversement topographique entre le lieu au bord de l'Ilissos et le lieu dans lequel arrivent les âmes au-dessus du ciel. Et c'est une construction en miroir, avec des rappels qui sont assez frappants. Cela, c'est le renversement topographique. Il est aussi soutenu par des retournements mythologiques. La Palinodie est un retournement contre Homère. C'est la palin-odia. C'est le sens même de la palinodie ! C’est un retournement contre Homère, ensuite, dans la seconde partie, contre le mythe égyptien de l'invention de l'écriture, contre l'écriture. Donc, il y a des espèces de contrariété : une contrariété d'Homère, une contrariété de l'écriture par l'oralité avec une défense de la mémoire. Ces espèces de mouvement contraire et de mouvement linéaire s'emboîtent.
Non seulement il y a des renversements et des retournements. Mais il y a quelque chose aussi qui est plus finement distillé à travers le texte. On a des redressements. Socrate va commencer par dire, quand il est question pour la première fois du mythe, qu'il doit redresser les figures, que ce que font les sophistes et le rhéteurs, c'est-à-dire commencer à interpréter les Chimères, Gorgones, Pégases et autres figures mythologiques, lui les voit comme des redressements. Ce redressement, c'est le redressement qu'on doit donner à la mythologie, au sens des figures mythologiques : un redressement éthique ! C'est ce qu'il va faire quand il va redresser le discours de Lysias, en faisant lui-même deux autres discours qui renversent la donne, si j'ose m'exprimer ainsi, du discours de Lysias.
Donc il y a des retournements, des redressements. Et il y a ensuite, quand on descend encore plus profondément dans les strates du texte, un choix qui est celui de se situer au lieu de frontière entre deux mondes, donc un lieu où se nouent deux mondes différents, ce lieu qui est au bord de l'Ilissos. Ce bord de l'Ilissos est en plus nommé - enfin le lieu précis où ils vont s'asseoir - comme le lieu du passage à gué. Un "passage à gué" veut dire une "traversée" - une traversée qui reprend la différence et le lieu de rencontre entre deux mondes : le monde qui vient d'Athènes, qui s'associe encore à Athènes, dans sa périphérie, et le monde du dehors, de l'autre côté. Le chemin, c'est le chemin qui va d'Athènes vers Agra et qui est emprunté par ceux qui suivent le rituel qui s'appelle les Petits Mystères, qui se situent à Agra, qui sont les Mystères de Déméter et d'Artémis. Ce passage à gué est marqué par des éléments précis.
Maintenant ce qui m'intéresse, ce n'est pas de faire une lecture mythologique et mythologisante. Le Phèdre est saturé de mythes et de figures mythologiques. Mais ce qui m'intéresse, ce n'est pas de dire : "Il est question d'un mythe particulier ou d'une invention de rituels particulière". C'est de comprendre comment il articule la parole philosophique avec des données mythologiques qu'il renverse, qu'il retourne, qu'il reprend. On peut en parler, si vous voulez, très longuement... Et cela me met toujours en joie de retrouver les directions, les éléments de ces mouvements ! On part de la proximité du Temple de Zeus vers le Temple de Déméter, qui est de l'autre côté d'Ilissos ; mais on s'arrête à côté d'un très modeste autel, qui est un autel garni de la tête cornue d'Achéloos et des Nymphes et d'un lieu de sacrifice, l'autel de Borée. Donc, on est à mi-chemin entre la grande mythologie et les petits rituels. Mais, ce qui est intéressant, ce n'est pas les petits rituels ; c'est que ce lieu-là est le lieu qui est... qui se révèle être, si on le regarde avec le sens qui est donné par le texte, le lieu où on passe de l'adolescence à la maturité, d'Orithye à une Orithye sur un autre plan, un plan divin ou d'un rituel de fécondité, puisque la source d'Achéloos comporte un autel avec des statuettes ; et Socrate, qui sait voir, voit immédiatement les statues qui sont là et qui sont des ex-voto pour des rituels de fécondité. En plus, tous les éléments de décor qui sont là renvoient évidemment d'une part à l'affaire d'Orithye, donc au mythe du sacrifice de l'adolescence et de l'enfance pour un autre âge de de l'humain, mais aussi à Adonis, mais aussi à Perséphone. Et on peut comprendre que, dans les rituels qui sont indiqués de façon très précise, parce qu'on peut cartographier du point de vue rituel et mythologique ce qui se passe, Platon se donnant le soin de préciser date, heure, lieu de façon très précise... - on peut comprendre que, dans tout ce déploiement scénographique, ce qui est intéressant, ce n'est pas le mythe ; c'est ce qu'on en fait ; c'est ce que Socrate réussit à faire - c'est-à-dire dégager de toute cette archéologie mythologique une théorie de l'âme.
Quelle est cette théorie ? C'est une théorie de l'âme éternelle mais d'une âme éternelle qui vient dans le monde, qui conduit l'homme et qui ensuite, par les vertus qui sont celles que l'homme doit cultiver, reprend son chemin éternel. Donc, ce lieu où il s'arrête est vraiment à la frontière entre la vie et la mort. Cela n'a pas du tout, en tout cas, ce côté locus amoenus...! Ce lieu bucolique est en fait un lieu au bord du Styx ! C'est un lieu de la rencontre, de la frontière entre la vie et la mort, parce que ce qu'il s'agit de dire, c'est que l'âme transgresse la frontière et qu'elle est dans le renouvellement permanent entre la vie et la mort.
Tout ce mouvement linéaire et tout ce mouvement de retournement, de redressement, en fait, est le mouvement de l'âme. En quoi cette théorie de l'âme est différente de celle du Timée et de celle du Phédon ? C'est qu'elle correspond à une autre approche de la théorie de l'âme, qui n'est pas dans la séparation entre l'intelligible et le sensible, dans cette rupture qu'on va ensuite retrouver dans toute la tradition néoplatonicienne de ce texte. Mais elle est dans une continuité qui se renouvelle en permanence. Cela, je pense que c'est véritablement la démarche socratique.
Donc voilà, on peut revenir sur les interprétations néoplatoniciennes ou les interprétations épicuriennes tout à fait différentes. Mais, si ce texte, si ce dialogue platonicien a connu une postérité extraordinaire, et a vraiment servi de lieu d'enseignement et de... comment dirait-on ?... de plaisir en même temps, c'est parce qu’il va au-delà de la simple Palinodie et du char ailé qui peut correspondre, quand on l'extrait du contexte, à l'idée d'une immortalité de l'âme !
Karim Oukaci – Je voudrais revenir sur un élément du décor de ce texte, le gattilier. Votre livre s’ouvre sur la reproduction d’un gattilier par l’aquarelliste Nicolas Robert. Cet élément du décor permet-il de donner un sens au mouvement de redressement dont vous parlez ?
Anca Vasiliu - Oui, sur plusieurs niveaux. D'abord, agnus-castus est une plante qui sert à contenir la fécondité, donc à se dominer, à maîtriser les passions. Elle est plantée à côté d'un temple pour la fécondité. Elle est liée évidemment au rituel du Temple d'Agra : les branches servaient probablement sur la route vers le Temple d'Agra, celui de Déméter. Mais, en même temps, le gattilier attire, puisqu'il est odorant. A la fois, il attire ; il est attrayant et il est la plante de la continence. Donc il a ce côté de retournement, de renversement, d'union des contraires, si on veut parler comme ça, un peu de façon simple. Premier plan.
Second plan : le gattilier est un des indicateurs très précis du moment où a lieu cette discussion entre Socrate et Phèdre, puisqu'il est dit qu'il est dans l'acmé de sa floraison, et que nous savons que l'acmé de la floraison du gattilier, non pas dans les jardins parisiens, mais dans son milieu naturel, c'est-à-dire en bord de Méditerranée, c'est la mi-juillet. Or, la mi-juillet correspond aussi au moment où la stridulation des cigales est au plus fort ; et il y a plein de cigales dans le Phèdre, comme nous le savons. Ce moment correspond sur le plan de la tradition mythologique homérique et hésiodique au moment du passage des âmes sous le signe du Cancer. Il y a deux moments. Il y a les deux portes - qui sont les deux portes de la migration des âmes : la descente des âmes qui correspond au moment du Capricorne, donc au moment de l'hiver, où le soleil est au plus loin et où l'âme descend dans l'humidité et les ténèbres de la terre - et cela correspond très exactement au moment où Platon place le Banquet, car la nuit du Banquet a lieu au moment où ont lieu les Dionysies, c'est-à-dire les fêtes dans lesquelles Agathon va recevoir le prix ; et la nuit du Banquet suit ce moment. Tandis que le Phèdre correspond au moment du Cancer : il est donné comme le moment du Cancer ; et c'est le moment où les âmes peuvent quitter la terre et rejoindre le soleil, puisque c'est le moment où le soleil le plus près de la terre, et que donc le trajet est celui qui est le plus aisé : c'est la proximité qui les attire vers le soleil.
Donc, cela, encore une fois, c'est une strate de lecture dans cette écriture qui est foisonnante et très bien structurée. Le gattilier, si vous voulez, fait partie de ces éléments qui sont des indicateurs très précis du lieu et du fait que, dans ce qu'on voit, dans ce que Socrate dit : "Tiens ! Il y a un gattilier !", ce que Phèdre ne voit pas - en plus il dit que le gattilier est en fleur et qu'il sent bon -, on a là le déploiement de la sensorialité à ce moment-là. Ce moment-là [230b] intervient juste après que Socrate a dit : "Mais moi, je ne suis pas comme Typhon ! Je vais pas t'enlever comme Borée a fait avec Orythie ! Je ne suis pas celui qui va renverser les dieux !" Mais, ce qu'il va faire, c'est qu'il va renverser les dieux, puisqu'il va renverser Homère et qu'il va parler aussi du renversement des mythes égyptiens de l'écriture. Juste après avoir dit : "Je ne suis pas comme Typhon ! Je suis un être paisible ! Il y a en moi quelque chose de divin !", il va dire : "Mais, par Héra ! qu'est-ce qu'il est beau, ce lieu !" Là, il va donner ("Qu'est-ce qu'il est beau, ce lieu!") la première occurrence du terme de la beauté. C'est un terme déterminé ou déterminant, puisqu'il est le terme qui qualifie un lieu précis. Héra est selon Hésiode la mère de Typhon, mais mère d'un dieu qu'elle va renier, qu'elle va jeter. Et, à partir du moment où il y a en rupture de ton, puisque c'est à ce moment-là qu'ils arrivent sous le platane - il y a rupture du cheminement et rupture de ton dans l'écriture -, Socrate va commencer par dire :"L'air...! L'eau...! Cela sent bon ! On entend les cigales !" Il y a l'ouïe, il y a l'odorat, il y a le toucher, il y a la vue. Il va déployer la sensorialité, et ensuite donner la parole à la lecture de Lysias et commencer.
Pour moi, cet élément de vue immédiate d'une plante est ce qui permet ensuite de démarrer complètement sur un autre registre. Mais il faut voir qu'il y a un plante, et savoir quelle plante il y a là. Voilà pourquoi j'ai trouvé que c'était comme une espèce de clin d'œil au lecteur de mettre un gattilier. D'abord, parce que très souvent on ne sait pas à quoi ça ressemble. Pourtant, il a plein de gattiliers dans les jardins, partout, surtout des gattiliers adaptés pour le climat plus septentrional. Mais on ne sait pas à quoi ça ressemble. Puis on dit : "Bon, ben, il y a un arbre, il y a une plante... Bon, ben très bien, ça fait partie du décor !" Non, le décor, c'est le texte ! C'est le texte philosophique lui-même, puisque on a besoin de cette scénographie, qui est d'une grande complexité en réalité, pour que le texte puisse prendre tout son sens.
Maintenant que le texte n'ait rien à voir avec l'existence d'un platane et d'un gattilier, cela, c'est une autre histoire. Évidemment, on peut aller à Athènes et s'étonner que l'Ilissos existe encore et qu'il y ait quelques platanes par là (puisque ça pousse dans la région). Mais cela n'a rien à voir ! Cela n'a absolument rien à voir ! C'est du théâtre ! C'est de la fiction ! Tout est construit. Il n'y a pas un mot de trop. »