Paul Gilbert, Jésuites et philosophes, Lessius, 2020
Par Karim Oukaci le 06 septembre 2021, 06:00 - Lien permanent
Professeur émérite à l'Université Grégorienne du Vatican, Paul Gilbert propose, dans ce livre limpide et passionnant, de parcourir plus de quatre siècles d'enseignement jésuite, à travers l'étude des grandes figures philosophiques qui ont marqué cette histoire, de Francesco Suarez à Xavier Tilliette.
Il a accordé un entretien à L'Œil de Minerve :
Extraits :
"L'Œil de Minerve - De quoi l'enseignement jésuite est-il le nom ?
Paul Gilbert - Je pense que... Même la construction de la ratio studiorum jusqu en 1596 a été une construction douloureuse. Elle est partie de l'enseignement de la philosophie ici à Rome, au Collège romain, qui est maintenant la Grégorienne (donc, c'était dans les années 1560), où ont travaillé des jésuites, des philosophes de très haut niveau, qui avaient des capacités...! Je pense, par exemple, à l'un d'entre eux, sur lequel j'ai travaillé [Benito] Pereira, qui avait des dons linguistiques extraordinaires. Il pouvait lire à peu près toutes les langues ! Il avait tout lu, lui ! Bien évidemment, il n'avait pas les bibliothèques comme on les a maintenant ; donc, il y avait beaucoup moins de choses à intégrer : on avait saint Thomas, on avait Duns Scot, et puis après ça, bon.... Et ils ont été des personnes qui étaient très attentives et très en lien avec le monde des sciences. Par exemple, les mathématiques étaient à la Grégorienne un cours extrêmement important. Et le mouvement scientifique de l'époque, c'était un mouvement de l'attention, d'observation, aux choses qui sont - d'une observation qui, cependant, ne délaisse pas une exigence de la raison, celle de systématiser les choses - déjà Aristote le faisait. Donc, l'idée est que la raison a comme fonction de systématiser les choses.
C'est comme cela qu'à leur époque est né le mot ontologie - et cela quelque treize ans après le gros livre de Suarez (qui est venu à Rome pendant quelques années, mais qui a travaillé surtout à Salamanque). Treize ans après les Disputes métaphysiques de Suarez et vingt ans avant le Discours de la méthode de Descartes. Nous sommes à une période où la culture philosophique est en train de faire un tournant fondamental vers un essai d'un discours qui est totalisant à travers Leibniz évidemment, mais surtout juste avant Kant, avec Christian Wolff - un discours totalisant que Kant a justement essayé de revitaliser, de réouvrir. Si bien qu'il y a quand même un jésuite, qui est mort il y a peut-être cinq, six ans [2016] en France, François Marty, qui a écrit un bouquin qui est contre tout ce que l'Eglise officielle disait de Kant : il a fait un bouquin, une thèse de doctorat d'Etat, La naissance de la métaphysique chez Kant [Beauchesne 1980] ! Il faut le faire quand même ! Cela, c'est jésuite ! On ne se laisse pas prendre dans des mouvements idéologiques sans regarder les textes, sans approfondir les choses, sans analyser les choses - enfin, pour autant que, moi jésuite, je puisse le dire et à la réserve qu'il y a beaucoup de choses que j'ignore...
Je pense que, nous jésuites, c'est vrai qu'on a l'enseignement, qui est extrêmement important, mais non pas simplement pour faire passer des savoirs, comme si ce savoir était clos, mais pour susciter l'esprit de la quête, le désir de connaître davantage. Mais davantage au milieu de la culture dans laquelle nous sommes. Quand j'ai écrit ce petit bouquin sur Les Jésuites et philosophes, c'est une chose qui m'a très marqué : l'attention des jésuites à la culture de leur temps.
- Qui fut le Père Claude Buffier ?
- Vrin a publié, je crois que c'était l'année passée, un des traités de Buffier [Traité des premières vérités]. Moi, je ne le connaissais pas. Quand j'ai fait le bouquin, j'ai lu seulement des articles ; j'ai lu un texte que j'ai trouvé sur internet avec des écritures du XVIIIe siècle. Et alors, ce qui m'a frappé, c'est le sens commun, mais pas simplement le sens commun au sens de "commun" ; c'est aussi le sens commun où chacun a conscience de soi - ce qui est un des piliers de la philosophie française, entre autres à travers Ravaisson et d'autres auteurs du XIXème siècle, du XXème siècle et encore maintenant sur la réflexion, etc. C'est dans ce sens-là que j'ai dit dans mon bouquin que cela m'a ébloui, ce que j'ai lu de Buffier. Il était en avance sur son temps, disons comme ça ! Parce qu'au fond, dans son temps, il n'a eu aucune importance, absolument aucune. Personne n'a jamais parlé de lui ! Et puis, tout d'un coup, on voit, en relisant les textes : "Ah ! Il a vu là quelque chose de fondamental !" Evidemment, c'était assez proche aussi de Malebranche (même si je ne cite pas Malebranche [dans mon livre], puisqu'il n'était pas jésuite). C'était cette idée-là de la réflexivité, d'une présence à soi dans la différence, dans l'altérité. Autre terme qui est pour aujourd'hui extrêmement important, le terme de l'altérité ! En suivant les normes de la philosophie politique d'aujourd'hui, l'autre n'est pas l'ennemi ; c'est un collaborateur, un discutant... L'altérité ! Une altérité qui se vit dans l'intérieur même de l'accès à soi !
- Quelle importance accorder à Joseph Maréchal ?
- Maréchal ? Je suis son petit-fils, si on peut dire comme ça ! Parce que mes professeurs étaient ses étudiants. C'est une histoire longue, vous savez. J'ai dirigé un gros bouquin de 500 pages sur lui en l'an 2000, je crois [Au point de départ. Joseph Maréchal, entre la critique kantienne et l'ontologie thomiste, Lessius 2000]. Alors, je voyais ici des collègues italiens : "Maréchal ne connaît rien à la philosophie... Au fond, il n'est pas docteur en philosophie, mais docteur en sciences : c'est un biologiste. Psychologue, il a été en Allemagne suivre des cours de psychologie auprès des plus grands psychologues de l'époque - avec tout un mouvement en psychologie de l'époque qui était, comme on le sait, à partir de l'histoire de Husserl lui-même, un monde vraiment très agité, très renouvelé. Il a fait de la biologie et a été envoyé en direction de la philosophie - étant donné que lui-même en voyait l'urgence. II voyait dans le monde scientifique qu'il fréquentait, que ce soit en Belgique ou en Allemagne et ailleurs, qu'il y avait un manque de philosophie de la part des scientifiques : ils sont très heureux de faire tout leur travail ; mais ce sont des hommes, et personne n'est tout à fait coincé dans ce qui se fait dans son travail, on va dire ! Une ouverture qui nous permet d'ailleurs d'élargir nos propres travaux ! Alors cela, c'est une chose que Maréchal a découverte. Et, à l'époque, l'Eglise (et les jésuites dans l'Eglise) avait insisté, à partir de Léon XIII, à partir de 1884 ou quelque chose comme cela, sur un retour à saint Thomas. Alors [Maréchal] s'est jeté dans saint Thomas, pour le dire ainsi ; et, en lisant un peu comme ça, un peu à travers, il a fait un livre d'introduction sur saint Thomas qui va au-delà de Kant. Mais les autorités de l'Eglise, ont dit : "Il n'y a pas assez [de preuves] ! Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas comme ça dans saint Thomas !" Donc, il a rajouté des textes de saint Thomas. Et un bouquin de 150 pages est devenu un bouquin de 300 pages avec plein de citations de saint Thomas ; et, comme cela, il fut tranquille : il a montré que sa thèse était de saint Thomas. Bon, cela fait un peu la guéguerre dans des institutions qui ont toujours leur idéologie propre. Mais c'était quand même intéressant, parce que ce qu'il a redécouvert, c'est (avec une mentalité au fond scientifique, bien que retravaillée dans un point de vue philosophique) ce sens de la quête du sens, la quête du vrai, la quête de l'être. Par exemple, dans la tradition que l'on dit de l'Eglise, il y a le dogme et puis le fait/l'action. Il a montré que ce n'est pas comme cela que les choses fonctionnent : avant tout il faut pouvoir décider la direction que l'on prendra - avant de pouvoir réfléchir et travailler intellectuellement, il faut savoir dans quelle direction on va ; et cela, ce n'est pas le travail intellectuel qui le donne ; c'est un choix que l'on fait en ayant fait du travail intellectuel et en voyant les enjeux et les impasses, etc. - alors qu'en se jetant dans le travail, on trouve que c'est la chose la plus importante. C'est le point le plus important qu'il ait travaillé. C'est un peu pour cela, probablement que j'essaie... (je n'ai pas beaucoup de temps malheureusement)... que j'essaie de faire un bouquin sur raison et affection justement. C'était, d'ailleurs, mon dernier cours à l'Université, avant d'être émérite. Regardons ce qui se passe avec nos virologues. On voit des passions qui se déchaînent sur un savoir qui avance, parce que les passions se déchaînent. Mais on pourrait très bien dire aussi que le travail de nos virologues est un travail qui était extrêmement important pour la guérison, parce qu'on a besoin d'un corps qui fonctionne. Le désir est fondamental ! Dans son bouquin sur saint Thomas, Maréchal a insisté sur ce point-là ; il a mis en évidence un acte de volonté qui précède l'acte de connaissance.
- Et le Père Xavier Tilliette ?
- J'ai fait cours avec lui, quand il venait de temps en temps ici à Rome. Puis, on était plus ou moins amis. Quand j'allais à Paris, j'allais le saluer là où il était : il était l'ancien, etc. C'est un homme qui a eu une influence énorme ici en Italie. Encore, il y a peu d'années [de son vivant], il y a des Italiens qui m'envoyaient des messages : "Est ce qu'on peut contacter le Père Tilliette ? Vous pensez qu'on peut l'inviter, etc., à Paris, à Lecce, à Milan, etc. ?" Ce que je sais de son influence ici en Italie a vraisemblablement quelque chose de très semblable en Allemagne : il parlait l'allemand sans aucun problème ; il a eu des prix des académies allemandes... Lui c'était un homme qui avait une langue extraordinaire. Quand il enseignait en italien, il avait toujours l'art de dire un mot en italien que même les Italiens ne connaissaient pas. Il avait une fluidité linguistique extraordinaire que lui permettait de faire une philosophie pleine de nuances et pleine d'attention aux réalités des choses. Il n'était pas un phénoménologue. Le phénoménologue regarde les choses. Tilliette aussi ; mais avant de regarder il vivait. C'est un homme qui avait une tension intérieure extrêmement forte et extrêmement saisissante, très attentive aux personnes. Alors son travail s'est fait à l'intersection de la philosophie et de la théologie. Certains ont ironisé un peu sur le travail qu'il faisait sur la christologie de Kant, sur la christologie de Descartes : ils pouvaient se demander de quoi il s'agit. Mais il le faisait à partir des textes, de telle manière qu'on ne pouvait pas dire que son discours manquait de références. Il montrait combien ce discours, qui est un discours d'horizon théologique, avait influencé la culture moderne. Au fond, c'est un peu ça qu'il a montré. La culture moderne ? On dit toujours : opposition raison/foi. C'est un peu plus compliqué que cela. Les intellectuels... C'est un peu peut-être, c'est vrai, une tradition hégélienne, mais schellingienne aussi. Schelling aussi s'est débattu avec la Bible, avec l'Ecriture dans ses discours Sur la liberté par exemple, que le Père Tilliette regardait comme un texte extraordinaire - et c'est vrai que ce sont des textes extraordinaires, mais aussi extrêmement difficiles."