Bernard le Clunisien, Les huit péchés capitaux. De octo vitiis, Paris, Les Belles Lettres, 2012, lu par Karim Oukaci

Bernard le Clunisien, Les huit péchés capitaux. De octo vitiis, Paris, Les Belles Lettres, 2012. 

À la fin de l'abbatiat de Pierre le Vénérable, à l'époque où l'élève d'Abélard, Arnaud de Brescia, disputait Rome au protégé de Bernard de Clairvaux le pape Eugène III, un prieur clunisien écrivit un poème sur le mal qui témoigne à un haut degré de ce que Haskins appela la « Renaissance du XIIème siècle ».

 André Cresson propose la première traduction française de cette œuvre qui n'a été conservée que dans un manuscrit, le Vat. Reg. lat. 134, redécouvert au début des années 1930 par Dom Wilmart et publié en 1963 par une latiniste suédoise, K. Halverson. Il la fait précéder d'un exposé sur la vie, les écrits et la pensée de Bernard (p. XI-LVII), tels qu'on peut les reconstituer dans l'état assez pauvre des connaissances qu'on a sur lui. Des précisions sont données sur le contenu du poème, sa valeur poétique et théologique, ses sources classiques et patristiques, ainsi que sur sa place dans la littérature médiévale qui ferait de Bernard « un des meilleurs poètes latins du XIIème siècle » (p. XIV). Une attention particulière est portée à l'histoire de la doctrine des huit péchés capitaux (chez Évagre le Pontique, Jean Cassien, Grégoire le Grand) et à sa réforme par Hugues de Saint-Victor sous la figure du septénaire - que Bernard, fidèle à la tradition ou par simple prudence, semble refuser. Cinq appendices, suivis d'une bibliographie (p. 225-227) et d'un index nominum (p. 229-230) viennent compléter l'appareil critique (entre autres, des tableaux de correspondance avec Boèce, ainsi qu'avec le De contemptu mundi, l'autre grand poème de Bernard, déjà traduit par l'auteur en 2009).

On notera que l'édition est bilingue, qu'elle reprend le texte établi en 1963 avec des modifications convaincantes (p. LV-LVI) et que la traduction en vers libres et souvent rimés, reprenant les rimes léonines des hexamètres, est un objet littéraire en elle-même, étonnamment réussi : « Elle est disposée et présentée, dit l'auteur, avec une certaine coloration poétique » (p. LVI).

Du contenu théologico-moral du poème, on dira qu'il est caractéristique du traditionalisme clunisien le moins spéculatif. Le mépris du monde, peu surprenant chez un prieur (vers 29 : « Maladies et morts font que ce monde, telle une roue, tourne et tombe » ; 87 : « Dans la fange du monde des humains, la beauté est vaine, et tout est vain » ; 140-141 : « Ce qu'est la beauté corporelle, l'honneur, la gloire temporelle, les sépultures clairement le signifient, les tombeaux te le crient »), s'approfondit en un pessimisme qui touche la vie du juste (104-105 : « Un homme adonné aux choses sacrées meurt comme un cruel meurtrier, car pour les justes, le repos de l'âme est peu différent d'un châtiment »). L'Église elle-même, corrompue par de mauvais pasteurs, voire par le premier d'entre eux, est critiquée en des mots qui anticipent la virulence de Jean de Salisbury (1184 : « Ils ne cherchent pas des âmes à sauver, mais les premiers sièges dans l'assemblée » ; 1187 : « Ces individus au cœur de loup disent : "Le Seigneur soit avec vous"» ; 1204 : « Pasteurs de leur propre ventre, non de leur peuple affamé » ; 1219 : « Couleur de neige sont ses habits, cachant dessous la noirceur de l'esprit » ; 1319 : « par de malhonnêtes Romains, Rome a mis fin au bien »).

 

Sa parénétique repose sur une conception de la volonté si éloignée de ce que sera l'idée moderne de subjectivité que, pour éviter que le vitium ne cause un peccatum, la fuite devant l'objet de désir, c'est-à-dire dans le cloître, est une obligation (168 : « Ne compte pas sur toi ; comme tu évites les serpents, éloigne-toi » ; 638 : « Paul a gravé ce mot dans notre esprit, quand il a dit : "Fuis" » ; (face aux femmes) 656 : « Surtout, ne compte pas sur toi, mais fuis ce combat »). Bernard situe, d'ailleurs, comme Guillaume de Champeaux le vice suprême dans la luxure, qu'elle s'adresse à la femme (« allumeuse des cœurs, douceur du corps, fiel de l'esprit, prédatrice et proie, douce pourriture ») ou au jeune prostitué (« Ganymède verse du vin à Jupiter dans les coupes du Styx »).

 

Ce qui lie, enfin, la sagesse à la philosophie serait un rapport de stricte extériorité. Bernard l'affirme par une variation étonnante sur le thème Nunc ubi sunt ? (145-154 : « Puisses-tu voir les ossements des philosophes et des tyrans [...]. Où sont maintenant Varron, Caton, et Socrate et Platon ? [...] Restent leurs noms que les enfants récitent, les noms couronnant leurs mérites ») et par une réduction de la philosophie au nom controversé d'Épicure (496 : « Une fois le ventre rassasié, c'est Épicure que Vénus va chercher »). Seul le cynique Cratès de Thèbes, qualifié de «prince des philosophes» (429), est retenu comme exemple, utile au moine pauvre : « Détaché du temporel, vers le ciel orienté, il porte tout sur lui, puisqu'il ne porte rien. Il est en quête de lui-même, non de biens » (467-8) ; « Il s'enfuit si tu veux lui faire un don, sa fortune est la privation »  (473).

 Le De octo vitiis est un exercice avant tout littéraire, inspiré de Juvénal autant que de Jean Cassien. Sa lecture, somme toute fort plaisante, est facilitée par une édition très soignée dont le seul problème, si c'en est un, est de s'inscrire sans vraie raison dans la collection intitulée « Fragments ».

Karim Oukaci