Gilles A. Tiberghien, Petite bibliothèque de l’amoureux, lu par Danielle Faraud

Petite bibliothèque de l’amoureux, Gilles A. Tiberghien, Anthologie de textes philosophiques et littéraires sur l’amour, Champs classique, 2013.

L’anthologie ici proposée a donné la préférence à des textes portant une attention particulière à la langue, aux mots et au plaisir intellectuel de la lecture, ce qui ne donne pas forcément l’avantage à la philosophie, sans l’exclure toutefois si l’on considère qu’on ne sait ce qu’on a ressenti que lorsque la raison, « une raison sensible au cœur », l’a éclairé.

La philosophie a très tôt pris en charge l’amour, non comme simple affaire sentimentale et privée, mais comme « ferment intellectuel », donnant à penser et produisant des œuvres, « enfantant de beaux discours », selon le mot de Platon. De leur côté, littérature, poésie et art ont célébré l’amour et sa séduction. L’anthologie ici proposée a donné la préférence à des textes portant une attention particulière à la langue, aux mots et au plaisir intellectuel de la lecture, ce qui ne donne pas forcément l’avantage à la philosophie, sans l’exclure toutefois si l’on considère qu’on ne sait ce qu’on a ressenti que lorsque la raison, « une raison sensible au cœur »,  l’a éclairé.

 

Introduction :

Nous sommes héritiers d’une époque où « nous avons laissé tomber l’amour » (Günter Anders) et contemporains d’une époque où cette tendance s’est inversée, au profit d’une évocation qui prend parfois les allures d’une incantation. L’amour semble être devenu « une façon interne de comprendre et d’aborder la vie sociale », dans une époque de remise en question des grands systèmes politiques.

Si Platon écrit que l’amour « enfante de beaux discours », il convient de s’interroger sur leur nature. Leur pouvoir de séduction, leur artifice, ne s’opposent-ils pas à la vérité, à la spontanéité des sentiments ? En effet, tous ces discours et textes ont affirmé le caractère essentiellement séducteur de l’amour, ne serait-ce qu’en le représentant sous une forme esthétique et cultivée, donnant « au simple désir  sa véritable dimension érotique ». Gilles Tiberghien ne s’est pas proposé de rassembler les textes les plus significatifs sur la question, mais plutôt d’offrir un parcours de lecture selon un goût et des choix personnels. Les textes choisis évoquent une expérience commune, mais dont le sens ne se laisse pas aisément déchiffrer. (« Dire l’amour, le penser, ce n’est possible que dans un certain isolement, ou dans ce retrait particulier ménagé par les corps des amants. »)  Les textes sur l’amour ne semblent pas parvenir à abolir la distance entre les mots et l’amour, mais c’est aussi ce qui fait leur intérêt et c’est pourquoi Gilles Tiberghien n’a pas donné la préférence à des textes théoriques prétendant nous dire la vérité sur la question, mais plutôt à des textes dont les auteurs, poètes, romanciers ou philosophes, lui ont semblé éprouver ce qu’ils écrivaient, ce qui ne peut s’exprimer qu’à travers leur style. Mais il ne s’agit pas pour autant de textes qui ne feraient que décrire une expérience personnellement vécue : ces textes ne peuvent présenter un intérêt universel que si l’écrivain, à partir des affects qu’il a fait résonner en lui, a su en « trouver la formulation pour en développer les possibles », sans les limiter à son expérience personnelle. L’amour et la raison ne sont donc pas incompatibles, mais on présage, à la lecture de l’introduction de l’ouvrage, que la pensée de l’amour est susceptible d’échapper au cadre du langage, tout aussi scandaleusement que l’amour lui-même peut porter atteinte à l’ordre établi, comme le dit le début de l’introduction.

 

I : Idées de l’amour

Textes de Marsile Ficin, R. Lulle, A. Breton et G. Agamben.

 

Les idées que l’on peut se faire de l’amour puisent à des sources, à des représentations communes. Ainsi, le mythe d’Aristophane du Banquet exprime, sur un mode imaginaire et élaboré,  l’idée populaire de l’être aimé unique (et avec lequel on aspire à ne faire qu’un).

Breton (L’Amour fou) ne récuse pas complètement cette idée mystique et peut-être mystificatrice, mais il la déplace, en la désintégrant quelque peu : au lieu d’un être unique, il faudrait penser l’objet de l’amour comme se confondant avec le dernier visage aimé, celui-ci synthétisant (subjectivement) les qualités particulières des êtres précédemment aimés.

Dans le Commentaire sur le Banquet, la façon dont Marsile Ficin présente l’amour réciproque évoque clairement l’influence que la pensée de Platon aura sur le christianisme et la littérature courtoise : dans l’amour réciproque, il y a une mort et deux résurrections, car celui qui aime et est aimé meurt, puisqu’il s’oublie, mais ressuscite dans l’aimé et une seconde fois quand il se reconnaît dans l’aimé et ne doute plus qu’il soit aimé.

R. Lulle (Le Livre de l’Ami et de l’Aimé) mêle érotique et mystique, en employant les termes de « charité » ou d’ « espérance », alors que d’autres passages ressemblent à de purs et simples poèmes d’amour.  Cette proximité entre érotique et mystique peut évoquer la pensée de Bataille (cf section VII)

L’idée d’unité ou de fusion entre amants prévaut dans toute la littérature (cf le texte de Marsile Ficin : « chaque fois que deux êtres s’entourent d’une mutuelle bienveillance, l’un vit dans l’autre et l’autre vit dans l’un »), avec toutefois des exceptions : le dernier texte présenté, de G. Agamben (Idée de la Prose), insiste au contraire sur l’idée de distance : dans l’amour, l’autre n’est pas le proche, mais bien plutôt le lointain.

 

 

II : Le visible et l’invisible

Textes de Pascal, Gadenne, Valéry, Kundera, Quignard,

 

Pourquoi tombons-nous amoureux ? Pourquoi de cette personne en particulier ? Qui est celui que l’on aime en moi ? Celui qui aime sait-il quelque chose, au fond, de celui qu’il aime ? Les textes présentés dans cette section explorent le thème de la part de mystère qui enveloppe l’être aimé.

Le premier est le très célèbre texte de Pascal : « Qu’est-ce que le moi ?» (Pensées). A travers l’expérience exemplaire de l’amour, c’est la notion de personne qui est interrogée dans son ensemble, personne dont la substance ne peut se trouver abstraitement des qualités changeantes qui la constituent.

Dans le roman de Gadenne Siloé, Simon se tourmente à la pensée que la présence sensible, l’apparence d’Ariane, lui dissimule une autre présence qui serait elle, dépouillée de tout ce qui la rend visible et belle, interrogation qu’Ariane récuse car cette autre présence n’est pas plus un aboutissement que la première : « Ce que vous aimez, ce que vous prétendez atteindre n’est-il pas simplement hors de moi ? »

Pour P. Valéry (Cahiers, tome II), être aimé est doux, mais surprenant et même inquiétant car « il doit sembler impossible que qui vous aime vous connaisse bien profondément ». Ce n’est pas moi que l’autre aime, mais un être (illusoire) fait de ses attentes et de quelques aspects de moi-même. Le mystère de l’être aimé tient alors dans les aspects de son être que nous ignorons ou occultons car ils finiraient par nous décevoir. On aime donc quelqu’un non à cause de ses qualités mais à cause de son inexplicabilité.

Kundera, dans L’insoutenable légèreté de l’être, présente un personnage volage, qui cherche dans la multiplication de ses partenaires, la part d’unicité, d’inimaginable (car on ne peut imaginer que ce qui est commun) qui se trouve dans chaque personne aimée, même si elle ne constitue qu’un millionième de ce qu’elle est.

Enfin, même dans la plus grande intimité, il faut renoncer à tout savoir de l’autre, comme le souligne P. Quignard, dans Vie secrète, à partir du paradoxe de Clélia qui, dans La Chartreuse de Parme, ne peut se donner à Fabrice que dans l’obscurité la plus profonde. « La volupté n’aime pas la lucidité ».

 

III : L’autre

Textes de Jankélévitch,  Levinas, Rilke, Girard.

 

L’amour nous engage dans une relation à l’autre dans la mesure où il va au-delà de la simple satisfaction d’être aimé.

Jankélévitch, dans le Traité des vertus, présente l’amour aimant, celui de l’Eros vagabond de Diotime, comme supérieur à la beauté aimée, passive et coquette,  et « source d’une joie profonde même quand il est malheureux ». Celui qui aime combat pour l’autre, alors qu’être aimé n’engage que soi.

Cette altérité, Levinas l’envisage, dans Le temps et l’autre, à travers le rapport à l’éros et choisit de lui donner, de façon abstraite,  le nom de « féminin ». Ce terme représente l’altérité essentielle, une altérité qui ne serait pas seulement l’envers d’une identité. Il n’y a pas non plus de complémentarité des deux sexes car la complémentarité impliquerait un tout préexistant et que l’amour soit une fusion, ce qu’il n’est pas.  « Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres » car, ici, l’autre, essentiellement autre, n’est pas un objet que nous pourrions nous approprier mais « il se retire dans son mystère », sans qu’il faille y voir une simple référence au thème romantique de la femme mystérieuse. Le féminin est un « mode d’être qui consiste à se dérober à la lumière », à se retirer dans la pudeur. Ainsi, l’éros diffère, et doit différer, de la possession et du pouvoir.

Dans une Lettre à Annette Kolb,  Rilke espère que l’homme « devienne un amant », prenant exemple sur cet autre, envisagé cette fois comme modèle : le cœur féminin.

Enfin, l’autre peut être le tiers qu’on imite dans tout désir. Pour R. Girard (Mensonge romantique et vérité romanesque),  le désir implique la médiation du désir d’un autre. Ainsi, la jalousie et l’envie s’enracinent non dans l’objet dont on est dépossédé, mais dans une fascination à l’égard d’un rival. Le tempérament jaloux ne s’explique que par « une irrésistible propension à désirer ce que désirent les autres, c’est à dire à imiter leurs désirs ». Mais nous sommes le plus souvent ignorants de cette médiation et croyons illusoirement à l’autonomie, à l’originalité. C’est ce qui fait la différence entre le « romantique » qui reflète la médiation sans la révéler et le « romanesque » (Stendhal par exemple) qui la révèle.

 

IV : Jalousie

Textes de Spinoza, Laclos, Proust, Stendhal.

 

La jalousie est-elle une dérive pathologique ou délirante de l’amour ou en fait-elle partie intégrante ? Est-elle la manifestation du caractère dangereux de l’amour, une façon de se protéger contre l’amour?

Pour Spinoza (Ethique), nous dépendons de l’être aimé au sens où s’il nous aime, nous sommes affectés d’une joie qui « augmente notre puissance d’agir », mais s’il nous rejette et en aime un autre, nous sommes en proie aux passions tristes et nous nous sentons anéantis. Spinoza livre dans ce passage une physique de l’amour explicite et précise, liant la jalousie au dégoût provoqué par l’image de la personne aimée associée avec le corps du tiers (en particulier ses « parties honteuses » et ses « excrétions »). L’idée de la chose aimée associée alors à la tristesse provoque la haine envers la chose aimée qu’on appelle « jalousie ». La jalousie résulte donc d’une fluctuation de l’âme entre amour et haine ; et plus l’amour provoquait de joie, plus haine et tristesse augmenteront. De même, plus le rival était haï, plus augmentera la haine envers la chose aimée.

Peut-on alors se guérir de la jalousie par le libertinage ? Dans les Liaisons dangereuses de Laclos Mme de Merteuil expose à Valmont sa stratégie pour se défendre des dangers de l’amour, stratégie dont la fin du roman révélera qu’elle est incertaine.

Dans La Prisonnière de Proust, la jalousie, qui nous attache à des « êtres de fuite » dont les « yeux fragmentés » s’évadent dans des directions insaisissables, est constitutive de l’amour. C’est avec l’angoisse de perdre ces êtres que renait l’amour qui s’éloigne au contraire quand nous sommes sûrs de les garder. L’objet de l’amour n’est donc que pour une faible part le corps réel de la personne aimée : « notre amour, c’est peut-être notre tristesse » qui a cependant le pouvoir de donner au corps de l’être aimé une qualité qui surpasse la beauté : « à ces êtres de fuite, notre inquiétude attache des ailes ».

Enfin, la jalousie peut être dévastatrice et dégradante, même lorsqu’elle s’empare d’un homme au tempérament d’ordinaire calme et réfléchi.  Stendhal (La Chartreuse de Parme)  en décrit les effets sur Mosca, jaloux de la duchesse Sanseverina.

 

V : Rencontres

Textes de Breton, Baudelaire, Rilke, Proust.

 

La rencontre amoureuse est un moment bouleversant et fugitif, parfois interprété comme la réalisation d’un destin par les amants.  Mais pour que ce moment soit possible, il faut une « attente » ou au moins une « disponibilité » sans lesquelles les possibles resteraient inaperçus et les signes indéchiffrables. La rencontre est-elle affaire de hasard, de destin ou y avons-nous une part de responsabilité ?

Dans L’Amour fou, Breton évoque l’amoureux (ou le poète) comme un être avide de déchiffrer les signes d’un destin possible lors de la rencontre amoureuse. Cependant, si la possibilité se rapproche de la réalité, elle fait naître un sentiment d’insécurité (« Les hommes désespèrent stupidement de l’amour ») en même temps que la tentation de la liberté « à l’égard des autres êtres », « à l’égard de celui qu’on a été ».

Rilke (Lettres à un jeune poète) affirme la nécessité d’une solitude première, nécessaire pour nous préparer à l’expérience de la rencontre amoureuse, même si cette solitude est difficile ou justement pour cette raison. Les êtres jeunes ne sont souvent pas assez préparés à l’amour et se précipitent dans le don de soi, alors que celui-ci est un achèvement et « l’occasion unique de mûrir … de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé ». Cette trop grande hâte à s’unir, à vouloir fusionner avant d’être soi-même, engendre des amours  bon marché  qui s’enlisent dans la convention. Là encore, pour Rilke, la femme, plus mûre et plus près de l’humain, représente un modèle afin d’atteindre un amour qui « ne sera plus le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre ».

Dans le Contre Sainte-Beuve, Proust, à partir d’une méditation sur le poème de Baudelaire  A une passante, lie l’idée de rencontre avec celle de « possible » : voir passer de nouveaux visages désirables ouvre la possibilité de nouvelles vies qui expriment la « multiformité du bonheur ». Ce thème est relié à celui de la promenade : aller vers le lieu où nous attend notre bien aimée, dans le désir d’aimer, possède un charme peut-être supérieur à la présence de celle-ci, présence qui peut s’accompagner de douleur et d’inquiétude.

 

VI : La vie amoureuse

Textes de Barthes, T. Mann, Nietzsche, H. Arendt.

Cette section examine les différents aspects de la vie amoureuse, dans laquelle les mots (déclarations, lettres) jouent un rôle majeur.

Dans Fragments d’un discours amoureux, Barthes se penche sur la lettre d’amour. A partir de l’exemple de Werther, on remarque que la lettre d’amour, quels que soient son contenu et son plan, ne contient qu’une seule information, « variée à la façon d’un thème musical » : je pense à vous. Mais cette pensée consiste plutôt à « oublier et à se réveiller  souvent de cet oubli », à faire revenir l’être aimé, à la faveur d’associations diverses. Ce n’est que dans cette mesure que la lettre importe. Elle est essentiellement expression et désir qui attendent une réponse.

La déclaration prend parfois la forme d’un soudain déferlement, après avoir été longtemps différée. Dans La Montagne magique de Th. Mann, lorsque Hans Castorp exprime pour la première fois ses sentiments à Clawdia Chauchat, tout le passé muet de leur relation s’engouffre dans le présent.

Décisions majeures de la vie amoureuse, se marier et avoir un enfant ne doivent pas être, pour Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra), le fait d’un homme qui cherche consolation à sa solitude ou à son indigence dans une « pitoyable suffisance à deux », mais plutôt celui d’un homme qui serait « le vainqueur de lui-même » et pour qui l’enfantement serait soif de création. Mais pour beaucoup, « le mariage met fin à beaucoup de brèves folies par une longue sottise ».

L’anthologie revient au thème du langage avec l’évocation par H. Arendt (Vies politiques)  de la vie amoureuse de Karen Blixen. Celle-ci nourrissait l’amour de Denys Finch-Hatton par des récits, lors de ses visites à La Ferme africaine. Le roman n’aborde du reste qu’implicitement la relation amoureuse elle-même, comme s’il importait moins de la décrire directement et dramatiquement que de montrer sur quels contenus imaginaires elle reposa : les récits qui permirent à cet amour de se poursuivre, mais au-delà, à la romancière elle-même de rester vivante, telle une Shéhérazade symbolique.

 

VII : Amour, plaisir, jouissance

Textes de Rousseau, Merleau-Ponty, Bataille, M. Belhaj Kacem.

 

Amour et plaisir sont certainement liés, mais leur rapport demeure complexe et souvent énigmatique. Il arrive cependant qu’on prétende les dissocier afin de définir le véritable amour.

C’est ce que semble faire Rousseau dans Julie ou la Nouvelle Héloïse. Il évoque une mutation du sentiment amoureux lorsqu’il transcende le désir et le plaisir, lorsqu’il atteint le cœur et l’âme et non plus seulement les sens. En même temps qu’il devient plus paisible, il gagne en profondeur et devient source d’un bonheur beaucoup plus intense. Pourtant, c’est encore avec les mots de la sensualité et du corps que Rousseau évoque ce dépassement du désir : « sentir ainsi ton visage auprès du mien, ta respiration sur ma joue et ton bras autour de mon cou », dans « ce sommeil enchanteur trouvé sur ton sein ».

L’érotisme littéraire est-il une forme de liberté ? A partir d’une comparaison entre l’érotisme profanateur d’un Laclos ou d’un Sade et l’érotisme surréaliste, Merleau-Ponty (Signes) montre que le premier est trop attaché à ce qu’il nie pour être une liberté. Il reste d’ailleurs littéraire, textuel,  et ce serait une illusion de croire que l’on pourrait trouver dans l’écrivain érotique, comme homme, « la substance rare que ses œuvres laissent deviner ». L’érotisme reste en grande partie affaire de mots : la littérature n’est pas une « manière d’apparaître » qui supposerait un être réel et un vécu comme source. Ainsi, la vie humaine se joue sur plusieurs registres et « tel vit apparemment come tout le monde dont les pensées déracinent toutes choses ».

La tentation de la défaillance fait de l’érotisme, selon Bataille (L’Erotisme) un violent déséquilibre qui suggère une proximité avec la mort (illustrée par les pages de Madame Edwarda, du même auteur, qui suivent). Ce déséquilibre est nécessairement tempéré par la tendresse, ce qui permet de limiter et de dissimuler le désordre qui le caractérise. Mais derrière cette apparente conciliation entre l’acte sexuel et la vie sociale que permet l’alternance entre amour violent et amour tendre, entre déséquilibre et équilibre, et derrière la sérénité que la tendresse prétend donner à l’amour, se cache un profond désir de « vivre dans l’angoisse », condition nécessaire pour « éprouver devant l’être aimé, la violence du ravissement »  (celle-ci ayant permis de lier érotisme et extase mystique : cf section I). Si la tendresse procure une façon vivable de supporter l’angoisse et la violence de la sensualité, elle en diffère et entretient avec elle des rapports complexes d’opposition et de complémentarité : « la tendresse atténue la violence des délices nocturnes »… « D’autre part, la violence fondamentale qui nous porte à perdre pied tend toujours à troubler les relations tendres ».

Dans L’essence de l’amour, M. Belhaj Kacem, à partir de l’idée de sublimation, présente l’amour comme une tentative d’éterniser la jouissance. Mais c’est impossible. La jouissance, bien qu’elle soit précaire, se répète, alors que « l’amour est ce qui ne se répète pas » et « c’est pourquoi l’amour ne marche presque jamais ».

 

 

VIII : Baisers et caresses

Textes de Proust, Kierkegaard, Shakespeare, Sartre, Levinas.

 

En tant que langage du corps, baisers et caresses représentent une part essentielle du langage de l’amour, palliant souvent l’insuffisance des mots. Tiberghien écrit que les baisers « sont la chair des mots que nous ne pouvons prononcer ». Comment comprendre l’importance et même parfois la gravité que leur prête la littérature (cf Roméo et Juliette, Shakespeare) ? Baisers et caresses ont-ils une signification qui dépasserait le plaisir sensuel qu’ils procurent ?

Dans Albertine disparue, Proust évoque le baiser, alors même qu’il reste à la surface du corps, « comme la mystérieuse douceur d’une pénétration » car il est l’œuvre de « l’intérieur de la chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure ».

Dans un texte assez divertissant, Kierkegaard, pour qui « le baiser est un acte symbolique qui ne signifie rien si le sentiment qu’il doit marquer n’existe pas », esquisse ironiquement une « contribution à la théorie du baiser, dédiée à tous les tendres amoureux ». Il s’essaie même à une classification des baisers selon plusieurs principes (bruit, durée etc.), la seule distinction valable à ses yeux étant celle qui différencie le premier baiser des suivants. (Ou bien … ou bien, le Journal du séducteur).

Pour Sartre (L’Être et le néant), la caresse ne se distingue pas du désir au sens où elle cherche à s’approprier le corps de l’autre, ou plutôt à l’incarner, à le faire chair. En ce sens, elle ne peut être simple effleurement ou contact, mais elle est « façonnement ». En effet, l’autre ne m’est pas donné d’abord comme chair, mais « en situation » (la danseuse en mouvement par exemple). Par la caresse, je le soustrais à ses actes et fais apparaître « sous l’acte, la trame d’inertie, c’est à dire le pur être-là, qui le soutient ». Mais si la caresse est appropriation, elle ne consiste pas pour autant à « empoigner » car ce n’est pas mon corps comme être en action qui caresse autrui, mais mon corps de chair qui fait naître la chair d’autrui. « La caresse, en réalisant l’incarnation de l’Autre, me découvre ma propre incarnation ». D’où la langueur amoureuse.

Au contraire, pour Levinas (Le Temps et l’autre), la caresse ne saurait être appropriation puisque l’autre, et notamment cet autre absolu qu’il désigne sous le nom de « féminin », m’interdit toute appropriation. La caresse « ne sait pas ce qu’elle cherche », elle est « un jeu avec quelque chose qui se dérobe » attente d’un avenir pur et mystérieux, sans contenu déterminé. Ce n’est un échec de l’Eros que si l’on considère l’érotisme comme volonté de « saisir, de posséder ou de connaître », ce que récuse Levinas car tous ces termes sont synonymes de pouvoir.

 

IX : Perte

Textes d’Apollinaire, Barthes, E. Hocquard, J. Roubaud.

La séparation, l’oubli, la mort de l’être aimé posent de multiples questions. Ils hantent l’amour avant même de se produire en le teintant de mélancolie. Lorsqu’ils adviennent, que deviennent nos sentiments passés : s’éteignent-ils ou conservent-ils une force ? « Si je mourais là-bas » (Apollinaire, Poèmes à Lou), ma disparition laisserait-elle un « souvenir oublié vivant dans toutes choses » ?

Dans Fragments d’un discours amoureux, Barthes définit le deuil amoureux : pour me détacher de l’autre, je décide que son image doit mourir, je tente de m’arracher à l’imaginaire amoureux (« exil volontaire »), seule voie de guérison d’un amour qui se termine, mais voie triste et incertaine car « l’Imaginaire brûle par-dessous comme de la tourbe mal éteinte ».

Dans Elégies, Hocquard propose une méditation poétique sur la fuite du temps et la perte de l’amour.

Après la mort de sa femme, J. Roubaud, dans Quelque chose noir, compose un roman qui est aussi un journal poétique et douloureux, dans lequel il imagine plusieurs mondes possibles, certains d’entre eux où sa femme pourrait ne pas être morte et d’où elle pourrait l’appeler au téléphone, recomposant ainsi imaginairement le temps, passé et futur, comme si abolir la chronologie, la linéarité du temps, permettait d’abolir la douleur (cf Hocquard : « Le temps de l’amour fut cette suspension du temps de tous les jours »).

 

Conclusion : S’il peut être doux de vivre l’amour, y réfléchir peut engendrer un malaise, tant de nombreux philosophes et écrivains se sont efforcés de le démystifier, de jeter à bas son auréole. Cependant, grâce à la richesse et à la diversité des textes proposés ainsi que des commentaires de G. Tiberghien, l’amour conserve une part de son mystère : il demeure difficile de le cerner, d’en proposer une théorie systématique, et c’est sans doute heureux. En ce sens, l’anthologie offre beaucoup d’intérêt dans la mesure où cette forme est de nature à révéler les contradictions et tensions propres à un tel objet. C’est un petit livre riche et passionnant que l’on pourra choisir parce qu’on est philosophe, ou amoureux, ou les deux.

Danielle Faraud