Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre, lu par Nicolas Novion
Par Romain Couderc le 27 novembre 2013, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre, Gallimard, 2013, 368 pages.
L’ouvrage, sous-titré «Les sciences sociales et la politique des modernes», entend éclairer la façon dont la philosophie politique a été altérée et renouvelée par l’émergence des sciences sociales.
Bruno Karsenti montre que les sciences sociales conduisent le philosophe à remanier profondément les catégories par lesquelles il envisage l’ordre social et politique. D’une philosophie à l’autre propose des lectures qui sont autant de dialogues entre philosophie et sciences sociales, et autant de remodelages que celles-ci imposent de façon féconde à celle-là.
Les douze chapitres de l’ouvrage sont douze lectures dont l’articulation est celle «de la découverte graduelle des écueils que la confrontation entre sociologie et philosophie a rendus visibles, et des efforts que l’on doit faire pour les surmonter». Les livres lus relèvent bien sûr de la sociologie stricto sensu (Bourdieu, Boltanski), mais également d’une philosophie en marge de la philosophie politique traditionnelle (Foucault, Agamben). Les fondateurs des sciences sociales (Comte, Fustel de Coulanges, Bonald, Durkheim) sont à leur tour convoqués, une philosophie des sciences sociales devant récrire «une histoire de l’émergence et de la possibilité de sciences sociales».
Le premier chapitre entreprend une lecture du Règne et la gloire (2008) de Giorgio Agamben. Il s’agit de montrer de quelle façon la généalogie du concept d’économie engage un remodelage de ce dernier, et invite à penser à nouveaux frais le nouage entre économie et politique. La lecture d’Agamben permet de circonscrire et d’attaquer le présupposé selon lequel toute pensée politique conséquente doit affronter, comme son principe de réalité, la sphère économique. Si l’économie est bien déterminante pour qui veut penser la politique à l’âge moderne, c’est dans la mesure où le concept de gouvernement y trouve sa signification initiale. Agamben montre que la théologie chrétienne a d’abord été une théologie économique, soucieuse de rendre compte de l’action de Dieu dans le monde et sur les hommes. Le modèle administratif de la Trinité - cette «pensée pratique du christianisme» - rend paradoxalement pensable ce gouvernement des hommes par eux-mêmes qu’est la démocratie.
Dans le chapitre II, Bruno Karsenti mobilise l’œuvre de Louis de Bonald, «ce théologien scolastique égaré dans le monde moderne» (Koyré). Que la pensée contre-révolutionnaire constitue l’une des matrices de la pensée sociologique a d’abord de quoi surprendre, tant les sciences sociales semblent trouver leurs conditions d’émergence dans des sociétés susceptibles de se penser et de se gouverner elles-mêmes - autrement dit dans des sociétés démocratiques. Bruno Karsenti nous donne à lire un Bonald résolument moderne, s’employant, en véritable précurseur de la sociologie, à penser l’ordre social sans recourir au mythe post-révolutionnaire du sujet souverain. Mais surtout, Bonald repère la nature sociale et relationnelle du pouvoir, prenant ainsi le contrepied de la pensée politique classique. La figure du médiateur ou du ministre permet de penser une autorité sociale distincte du pouvoir, la théorie de l’action sociale culminant dans une théorie de l’anoblissement, c’est-à-dire de la constitution d’une classe sociale susceptible d’incarner cette autorité.
Le chapitre III consiste en une lecture de l’œuvre politique de Rousseau. Celui-ci a imposé la démocratie comme «question qui sous-tend toute construction institutionnelle». On sait que la démocratie est pour Rousseau un type de gouvernement, et que l’une de ses faiblesses tient à la superposition qu’elle engage entre souveraineté et gouvernement. La modernité de Rousseau réside dans la tension structurelle qu’il décèle entre la volonté du «corps du peuple» (la volonté générale) et la «volonté de corps» qui anime tout gouvernement. Bruno Karsenti relève alors avec Rousseau que la neutralité gouvernementale est un leurre, dans la mesure où «le gouvernement comme tel est une chute», étant «corruption par lui-même».
Le chapitre IV engage un dialogue avec les Principes du gouvernement représentatif (1986) de Bernard Manin. Il examine les modalités par lesquelles un gouvernement peut être réputé légitime. La démocratie représentative recèle un élément aristocratique qui tient à la consistance du représentant. Celui-ci n’est pas chargé d’un mandat impératif ; il n’est pas non plus révocable à tout instant. Pour que ce gouvernement ne soit pas seulement aristocratique, il faut que les individus puissent sélectionner librement et également les qualités qu’ils jugent politiquement pertinentes chez leurs représentants. L’élection est le choix de ce qui vaut politiquement : autre manière de dire que la politique des temps démocratiques est exclusivement affaire d’opinion. La lecture proposée par Bruno Karsenti le conduit à expliciter la constitution d’une aristocratie de la classe politique, c’est-à-dire la façon dont le pouvoir en régime démocratique se reproduit.
Les chapitres V et VI proposent une lecture des cours donnés par Foucault au Collège de France dans les années 1970. Bruno Karsenti y examine les usages et les variations du concept de gouvernement dans la pensée foucaldienne. La politique se trouve reconduite à l’élément non politique qui la détermine et la singularise à l’époque moderne : le gouvernement, en tant que mode d’action sur les hommes élaboré par le pastorat chrétien. Il s’agit pour Foucault d’expliquer comment ce dehors de la politique a pu devenir son point névralgique, ou comment la politique a pu se trouver progressivement ramenée à une pure et simple «affaire de bergerie». La lecture du cours de 1975-1976, Il faut défendre la société, permet de proposer une généalogie du concept de société (confondu alors avec celui de nation) à partir du discours de la réaction nobiliaire. La société apparaît comme «un tout organisé de façon immanente» qui ne trouve pas son principe d’unification dans la loi mais dans une communauté morale. Ce concept de société permet de penser la pratique gouvernementale moderne lorsque celle-ci, par l’intermédiaire des «dispositifs de sécurité», s’applique à une population.
En lisant dans le chapitre VII l’ouvrage de Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours (2008), Bruno Karsenti examine ce que peut signifier «être moderne, si la modernité est constitutivement traversée par un rapport à soi qui accorde aux sciences sociales le rôle de foyer épistémique majeur». Le projet démocratique moderne ne va pas sans un idéal en mesure de «résoudre la question de l’engagement dans une vie sociale». Renouant avec l’exigence rousseauiste d’une religion du citoyen, Descombes pointe ce qui excède, dans les sociétés démocratiques, le simple consensus intersubjectif. Il appelle de ses vœux une religion civique moderne, fondée sur une idée religieuse de l’homme. Elle exigerait un acte de foi susceptible d’attacher le cœur des hommes à leur société.
Avec la lecture du livre de Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme (1964), menée au chapitre VIII, Bruno Karsenti entreprend un parcours qui vise à prendre la mesure du «séisme provoqué par la pensée de Marx». D’abord, Sebag inscrit la pensée de Marx dans le sillage de la pensée rousseauiste, et déploie un fil rouge reliant Rousseau à Lévi-Strauss : pour chacun, il s’agit de penser la réalité sociale de façon immanente, comme une réalité se constituant elle-même et produisant son ordre propre. Ensuite, Sebag souligne que le marxisme adopte le point de vue de la totalité et rejette vigoureusement toute hypostase, fût-elle économique. De cette façon, le marxisme est un prétendant sérieux au titre de science de l’homme. Le concept de praxis ouvre à une rationalité complexe, joignant de façon inédite théorie et pratique. En effet, «la praxis indiquerait à la fois, pour le sujet, son enracinement historique et le nécessaire dépassement du plan subjectif qu’il représente». Mais ce gain de rationalité ne va pas sans l’apparition d’un hiatus insurmontable : la production de l’ordre social est indissociable de l’impossibilité de formuler un sens unitaire du social. Sebag en déduit que l’objet des sciences humaines ne peut se donner qu’inachevé.
La lecture de Bourdieu menée au chapitre IX permet d’approfondir l’un des problèmes centraux légués par Marx dans L’idéologie allemande : si la pensée du social est elle-même un effet de la division du travail entre travail manuel et travail intellectuel, comment cette pensée peut-elle saisir cette division contradictoire sans la méconnaître et la reproduire, - sans la justifier ? Bourdieu s’attache à produire «une pensée des conditions de la division de la pratique et de la théorie» soulignant la contradiction dont émerge toute théorie du social. Il est ainsi conduit à élaborer un structuralisme de la pratique qui analyse la façon dont le corps socialisé se rend adéquat au monde social. Mais c’est pour souligner aussitôt que le corps est toujours en retard par rapport au monde social qu’il a à investir. Bruno Karsenti met l’accent sur le concept d’hysteresis chez Boudieu, qui nomme cet écart constant, ce décalage toujours renouvelé entre les dispositions subjectives et les situations objectives. Néanmoins, les sociétés pré-capitalistes parvenaient, dans une certaine mesure, à combler cet écart : le corps socialisé (l’histoire faite corps) et le monde social (l’histoire de la production) s’ajustaient, délimitant l’espace d’un foyer. Au contraire, le mode de production capitaliste voue les hommes de la pratique à un désajustement permanent : leurs dispositions et les situations qu’ils vivent ne sont plus congruentes, au point que le «salut par la pratique» ne semble plus opératoire. Paradoxalement, les étrangers à la pratique - les hommes de la scholè - sont désormais seuls en mesure d’ajuster leurs dispositions au monde social, tandis que les hommes engagés dans la vie font l’expérience constante de l’aliénation.
Au chapitre X, Bruno Karsenti repère dans l’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (1999), des «éléments pour une sociologie du capitalisme». Le capitalisme y est analysé comme un système d’action qui mobilise les sujets au travers des logiques de justification qu’il suscite. Mais la nécessité de justifier l’action ne va pas sans un regard critique porté sur celle-ci, de sorte que la critique du capitalisme lui est toujours interne. Le capitalisme, si on le réduit à l’action en vue du profit, est étranger à la morale. C’est pourquoi il suscite des logiques de justification et s’impose à lui-même la critique à laquelle toute critique du capitalisme, aussi radicale soit-elle, ne peut manquer de s’ordonner. Luc Boltanski et Ève Chapiello pointent cette ambivalence à propos du néomanagement des années 1980 : le modèle normatif du projet qui s’impose alors incorpore les exigences de libération et d’autonomie formulées par une certaine critique du capitalisme. Néanmoins, la tâche critique ne doit pas être abandonnée, mais devenir coextensive à ce «nouvel esprit» du capitalisme. La nouvelle critique devra engager le sujet dans son intégralité, dans la mesure où la nouvelle normativité capitaliste investit la vie du sujet dans la totalité de ses aspects.
Le chapitre XI propose une lecture d’un ouvrage de Luc Boltanski, La condition foetale (2004). Bruno Karsenti montre qu’une sociologie de l’engendrement et de l’avortement prend pour objet une condition sociale limite, et renverse le problème posé par Durkheim dans Le suicide. Alors que ce dernier s’intéressait aux sortants du monde social, Boltanski met en place une sociologie des entrants. Il s’attache à relier le problème de l’avortement à celui de l’engendrement, et montre de quelle façon celui-ci implique modalement (comme possible) celui-là. L’engendrement n’est pas réduit à un fait naturel que les êtres humains auraient à subir passivement, mais il est analysé comme une action contradictoire qui consiste, d’une part, à distinguer tel être humain singulier, et, d’autre part, à assumer le fait qu’il aurait pu être tout autre. «Quel qu’il soit et seulement lui» : telle serait la structure paradoxale de l’engendrement. De sorte que notre rapport à l’engendrement et à l’avortement ne peut pas être apaisé, et suscite des «arrangements avec l’irréversible» visant à rendre supportable la contradiction vécue. Le récent mouvement de libération de la femme ne change rien au problème, et renvoie plutôt celle-ci à une difficile solitude, s’il est vrai qu’«aucun être humain ne peut posséder, par soi seul, l’autorité nécessaire pour créer un être humain et le déposer dans le monde» (La condition foetale, p. 93).
Le chapitre XII examine le «Destin du culte des morts» dans les sciences sociales. Loin de constituer pour elles un objet anodin, le culte des morts a été un objet théorique privilégié dans l’élaboration du comparatisme. Lorsque Fustel de Coulanges montre que le culte des morts des anciens nous est profondément étranger, il montre du même geste qu’il existe des types sociaux irréductibles. L’enjeu est alors double : comprendre les sociétés anciennes pour elles-mêmes, sans y projeter notre propre présent ; saisir le présent dans sa singularité, sans le référer aux sociétés anciennes. Pour Bruno Karsenti, il revient à Comte d’avoir mis en évidence le culte des morts adéquat à notre modernité (c’est-à-dire à la période post-révolutionnaire). Ce culte restauré est présenté comme la perpétuation de l’Humanité à travers chaque individu, c’est-à-dire comme la constitution d’un lien générationnel entre les vivants actuels, ceux qui ne sont plus et ceux qui ne sont pas encore. De cette façon, chaque sujet est en mesure de réinventer une continuité historique et sociale après la grande fracture provoquée par la Révolution Française.
L’originalité de la démarche de Bruno Karsenti est incontestable, tant il est rare que la philosophie politique se confronte sérieusement au discours des sciences sociales. Il nous donne à lire des auteurs négligés mais fondateurs (Fustel de Coulanges, Bonald). Mais cette démarche ne va pas sans une difficulté quant au statut exact de la philosophie dans l’ouvrage : s’agit-il de montrer le passage D’une philosophie à l’autre, ou de mettre en œuvre cette philosophie politique et sociale autre ? Pour le dire autrement, a-t-on affaire à un ouvrage d’histoire de la pensée ou à un ouvrage de philosophie ? Il est clair que cette autre philosophie intègre ses propres conditions historiques de possibilité, et qu’elle se doit de les exposer. Mais c’est au prix d’une difficulté à saisir exactement le statut du discours tenu. De plus, le lecteur est confronté à une autre difficulté, qui tient au fait que Bruno Karsenti propose des lectures d’ouvrages que l’on peut ne pas avoir lus. Dès lors, lire des lectures d’ouvrages que l’on n’a pas soi-même lus a quelque chose de vertigineux et parfois même de décourageant. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un ouvrage d’une exceptionnelle probité, dans lequel le lieu théorique d’une articulation entre philosophie et sciences sociales est cherché, voire tenu, du début à la fin, donnant à l’ensemble des lectures proposées une vigoureuse et stimulante unité problématique.
Nicolas Novion