Jean-Luc Marion, Sur la pensée passive de Descartes, PUF, 2013, lu par Baptiste Klockenbring
Par Jeanne Szpirglas le 06 décembre 2013, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Jean-Luc Marion, Sur la pensée passive de Descartes, Paris, PUF « Epiméthée », 2013.
Sur la pensée passive de Descartes – Le dernier ouvrage en date de Jean-Luc Marion, est à au moins deux égards un ouvrage d’accomplissement : tout d’abord, il se présente comme la dernière touche d’un long et patient travail d’interprétation de l’œuvre cartésienne. Mais s’il se présente comme le dernier mot de Marion sur Descartes, c’est aussi que celui-ci y découvre l’achèvement de la philosophie cartésienne elle-même.
Descartes – la pensée, en chair et en os.
L'achèvement de la philosophie de Descartes se trouverait dans ce concept de pensée passive, la clé permettant une compréhension cohérente d’une pensée polymorphe trois fois recommencée – et trois fois commentée par Marion.
La difficulté au départ, semble classique : s’il est vrai que Descartes place dans la distinction des substances matérielle et pensante le cœur même de ce qu’il estime lui-même être sa percée philosophique, et s’il est vrai que la distinction domine presque toutes les Méditations, « tout finit par aboutir à une troisième substance », comme si la logique même de la distinction devait se résoudre dans l’union, c’est-à-dire dans ce qui semble en première analyse la contredire. Or cette aporie, qui serait née de la prééminence de la tonalité métaphysique des débats suscités autour de l’œuvre cartésienne voilant la concrétude de l’homme incarné, ferait à suivre l’auteur l’objet d’une reprise à nouveaux frais et à travers un nouveau lexique, significativement français pour l’essentiel, dans la correspondance avec Elisabeth et avec Christine de Suède et dans Les Passions de l’âme. C’est ainsi selon Marion à la croisée de la Meditatio VI et des Passions de l’âme que se fait jour explicitement une dimension essentielle du cartésianisme – et qui fait en un sens l’un des caractères les plus inouïs, et en un sens modernes, de Descartes – : la pensée dans son irréductible dimension de passivité. Il s’y agit d’approfondir la cogitatio jusque dans sa passivité, qui en constitue selon cette lecture l’une des modalités essentielles et pourtant négligée, préfigurant de façon frappante la notion phénoménologique de chair. L’enjeu de la dernière pensée de Descartes, à partir de la VIème méditation et jusqu’aux Passions de l’âme, serait ainsi moins de tenter de résoudre les prétendues difficultés du dualisme, (puisque celles-ci sont comme le martèle Marion à juste titre, déjà résolues par le factum rationis de l’union, fait aussi indiscutable qu’inexplicable), que de tenter de faire un bon usage de l’union en creusant la notion de passion, et en élaborant une doctrine de la vertu, véritable cœur battant du cartésianisme.
D’où les deux hypothèses de lecture de Marion : d’une part, la passivité de la pensée est ce qui permet de réunir la question de l’union et la recension des passions, pour la prolonger dans une doctrine des vertus, accomplissant le dernier mode de la res cogitans, et plus globalement, de fournir en cela non seulement la clé de la cohérence du dernier Descartes, mais plus encore, d’esquisser ce que bien peu d’interprètes ont réussi à propos de Descartes, une interprétation de son œuvre, qui aille des Regulae aux Passions de l’âme.
Chapitre I : l’existence des choses matérielles ou le « scandale de la philosophie ».
Le premier chapitre repart ainsi des multiples difficultés que posent la corporéité et la démonstration de l’existence des choses matérielles, telles qu’elles se font jour dans la VIème Meditatio. Le titre même de celle-ci semble de fait ambigu, renvoyant tout à la fois à la distinction et à l’union, « ce qui, note Descartes, se contrarie », et à l’existence des choses matérielles, dont on ne voit pas clairement le rapport avec la première question. D’autant que non seulement les deux questions ne se recoupent pas, mais redoublent bien plutôt les difficultés : faut-il, notamment, compter mon corps dont il s’agit de souligner la distinction réelle d’avec l’esprit, parmi les choses matérielles dont il s’agit de démontrer l’existence ? Du reste, quelle est la réelle portée démonstrative de cette preuve, dont le synopsis qu’en propose Descartes lui-même, relève qu’elle manque d’évidence, et parfaitement inutile – bref, en quelque façon, inutile et incertaine ? C’est du reste ce point qui retient tout d’abord Marion, pour avoir été précisément négligé par les objecteurs du vivant de Descartes, et n’avoir resurgi que dans la fameuses note de Kant, affirmant dans la seconde édition de la Critique de la Raison pure (BXXXIX) que l’absence de preuve convaincante de l’existence des choses hors de nous « restait un scandale de la philosophie et de la raison humaine en général », objection consacrée par la phénoménologie husserlienne (Cf. Méditations cartésiennes, § 7). Or un tel scandale ne peut se manifester que si précisément Kant et tous ceux qui après lui reprendront cette critique, partagent précisément le présupposé selon lequel l’existence des choses hors de nous a besoin d’une preuve. Le seul argument positif en faveur de l’existence réelle (la magna propensio)paraît [dès lors] en effet bien éloigné de la rigueur nécessaire à l’établissement d’idées claires et distinctes, et impropre à emporter l’adhésion. Quant à l’argument selon lequel mes idées devraient, en vertu de la véracité divine, offrir une certaine similitude avec leurs causes, il tombe de lui-même si comme Marion on songe aux nombreuses et constantes critiques que Descartes adresse à cette doctrine.
Demeure dès lors, à la fin de ce premier chapitre une question béante : pourquoi s’être embarrassé de proposer une démonstration inutile et incertaine de la réalité non moins douteuse des choses, plutôt que de penser l’existence, quant à elle indiscutée, de mon propre corps, pourtant affirmée dès les premières lignes de la Meditatio VI ? Marion y voit l’indice que la démonstration de l’existence des choses matérielles n’a au fond pour but que d’indiquer sur un mode défectif et comme par contraste, la certitude de ma chair, et de ma chair pensante, à laquelle s’attache le second chapitre.
Chapitre II : Les corps et ma chair.
Une fois rappelée l’aporie – certes fort documentée, mais que Marion éclaire sous un jour nouveau – de la première question, Marion en vient ainsi au second propos de la Meditatio VI, scil. celle du corpus meum et à la question de leur place respective dans l’ordre des raisons (et celui des choses). La sixième méditation commence ainsi par l’affirmation de l’existence d’au moins un corps, le mien, en tant qu’il est requis et mis en œuvre dans le mode de la pensée qu’est l’imagination ; or l’imagination étant un mode de la cogitatio, et partant indubitable, l’existence de mon corps en tant qu’elle est requise par celle-ci, hérite de cette indubitabilité. C’est donc au titre de la pensée, note Marion non sans malice, que mon corps tire la certitude de son existence – « version non politique, [et par anticipation] mais d’autant plus principielle de l’habeas corpus ». D’où l’équivocité fondamentale de ce que j’appelle corps, qui selon Marion commande l’interprétation de la doctrine cartésienne en totalité. Ce corpus meum n’est pas seulement mien, « il est aussi moi » « parce que je sens en et par lui », « présence en personne de l’ego en tant que pensant corporellement, plus exactement pensant en chair et en os », le corps fait face à ce qui se détermine comme les autres corps, qui n’ont le titre de corps que quasi métaphoriquement, dans le prolongement de ma chair propre. La distinction entre res cogitans et res extensa, se raffine ainsi en une distinction entre corps de pure étendue, du monde matériel (alia corpora), et mon corps de chair (corpus meum), différence autant ont[olog]ique qu’épistémologique. Reste dès lors à comprendre 1) comment ce corps peut être mien, en quel sens comprendre l’affectation d’une région de l’étendue à une mens, les deux n’ayant aucune commune mesure ? 2) l’énigme selon laquelle l’union à la mens fournit l’unité à cette parcelle étendue qu’est mon corps. C’est l’occasion de faire la généalogie de l’expression fameuse « comme un pilote en son navire » – où Descartes se retrouve sur la position d’Aristote, alors même qu’il s’est défait des moyens conceptuels de la fonder. C’est ici que Marion esquisse ce qui constituera ensuite le cœur de sa thèse : c’est par la souffrance, c’est-à-dire la passivité essentielle de l’âme qui souffre, comme, dans et par le corps, que je suis (dans) mon corps, meum corpus ; je connais ainsi mon corps en m’éprouvant moi-même dans le manque de la souffrance. Telle est, selon Marion, l’ultime découverte de Descartes.
C’est là, selon Marion, le moment husserlien de sa démonstration : en dépit de ce qu’il en déclare lui-même, Husserl demeure, dans les Méditations cartésiennes en effet profondément cartésien, bien au-delà de la meditatio II, et c’est dans cette perspective proprement cartésienne qu’il est amené à la fameuse percée théorique d’une phénoménologie intersubjective, et à la distinction entre corps (Körper) et chair (Leib), dont la propriété essentielle est d’être précisément passivement exposé à la souffrance. Husserl est ici malgré lui le meilleur commentateur de Descartes, en étant son héritier involontaire : de même que chez Descartes les objets de la mathesis universalis (clairement et distinctement conçus) se distinguent de l’infinie variablité du monde sensible, que je reçois passivement par, dans l’épreuve de ma sensibilité, de même chez Husserl, « l’objet intentionnel (…), se connaît par une constitution qui ne m’affecte pas,[…] [là où] la chair s’expose au monde par une passivité affectée » (75). Par elle s’ouvre non seulement un nouveau champs d’expérience, mais c’est elle qui m’ouvre à la connaissance de ce à quoi précisément elle s’oppose, les corpora alia, et me donne ainsi le monde. Dès lors l’extériorité change de signification : elle n’est plus constituées des natures simples, intelligibles, objets de la pure Mathesis, qui restent au fond purement immanents à ma mens, mais par les sensations qui, seules, marquent la transcendance.
Au moment husserlien succède alors un moment heideggérien : en effet, Descartes, au rebours de la critique que lui adresse Heidegger, laisse ici la place à la différence entre Zuhandenheit, modalité selon laquelle l’étant se montre d’abord comme pris dans sa signification usuelle et sensible, et la Vorhandenheit, caractère d’être du pur objet théorique qui se réduit à sa permanence ; et c’est en effet sous cette espèce de l’utilité à la vie que se manifestent les choses du monde à travers les sens : les sens me donnent accès à la connaissance claire, et quasi distincte des choses du monde sous l’espèce de leur immédiate utilité aux commodités de la vie. D’où la révision du mode de phénoménalité des sensibles chez Descartes : si dans l’ordre théorique de la connaissance de l’essence les idées claires et distinctes sont celles portant sur les natures simples, c’est dans l’ordre pratique de la gestion de l’existence, la perception de l’utile et du nuisible, du commode et de l’incommode qui prime, via les perceptions des sens. Or les sens sont un mode de la cogitatio qui se distingue par sa passivité : dès lors, la chair se caractérise avant tout par la douleur, et c’est donc bien ici que s’atteste l’expérience de l’extériorité. Ainsi ne s’agit-il pas tant pour Descartes, dans une optique kantienne, de prouver l’existence du monde extérieur : la question de mon corps, de la chair, qui pouvait passer pour annexe, est en réalité précisément ce par quoi j’éprouve passivement l’extériorité radicale. Dès lors, « le scandale de la philosophie ne consiste pas en ce que cette preuve reste jusqu’ici hors de portée, mais en ceci qu’il faille encore et toujours attendre et rechercher une telle preuve », comme le note Heidegger ; mais si ce reproche doit bien être adressé à Kant, il manque Descartes, pour qui l’existence des choses matérielles, si elle ne se voit pas ne s’en atteste pas moins dans l’usage – et Marion de conclure que Descartes se montre ici phenomenologus larvatus prodeo.
Chapitre III : L’indubitable et l’inaperçu.
Le chapitre III permet à Marion d’approfondir l’équivocité du corps : s’agit-il d’un aveu d’échec ou d’un repentir ? Marion penche plutôt pour une présence de la distinction chair/corps, dès La Recherche de la Vérité, montrant dans une analyse fine et serrée du texte de Meditatio I et II, que si les natures simples matérielles et donc les corpora alia finissent par être récusées, le corpus meum, la chair, malgré un simulacre de suspension, n’est en réalité jamais invalidé par le doute – ce qui autorise donc bien Descartes, au début de Meditatio VI, à repartir de l’évidence du corps propre. En se fondant sur l’équivocité du corps, Marion déconstruit dès lors les critiques de son supposé dualisme : Ryle, en particulier, mais aussi la discussion Moore/Wittgenstein, en renvoyant chacun à sa méconnaissance du texte cartésien, pour établir une analyse de la chair qui englobe la cogitation, sans se réduire à la matérialité, ni, d’un autre côté à la pure activité de l’entendement ; c’est qu’en englobant le sentir dans la cogitatio, Descartes ouvre une dimension de passivité au sein même de la pensée, qui de ce fait échappe à tous les simplismes, et en particulier aux accusations de dualisme inintelligible. Il y a ainsi un ego pensant pensif de la chair, qui ne sent qu’en tant qu’il ressent, et qui en tant qu’il ne peut sentir sans ressentir et donc se sentir, s’atteste avec la même évidence que le pur cogito de la MMII. Marion rappelle alors la critique qu’il estime définitive de Michel Henry à l’égard de toute interprétation intentionnelle théorique du cogito, qui ne devient intelligible qu’à la condition d’être compris comme auto-affection ; et Marion d’en conclure dans une perspective nettement henryenne que « tout sentir implique un ego [cogito]sum, » mais aussi que « toute performance de l’ego[cogito] sum implique un sentir originel, » et partant « le meum corpus comme figure ultime de l’ego. »(133)
Chapitre IV : la troisième notion primitive.
Dès lors, ayant établi la centralité du corpus meum dans l’édifice cartésien, la chair en acquiert le statut de principe, tout comme l’ego, d’une part, et, selon la lecture développée dans les ouvrages antérieurs de Marion, Dieu causa sui d’autre part, qui constituent les deux figures de l’onto-théo-logie cartésienne. L’irruption de la chair commande ainsi un véritable recommencement (le troisième, selon Marion) de l’édifice cartésien sur ce nouveau fondement, qui se marque notamment par l’introduction d’une troisième notion primitive, selon un schéma qui revient, par-dessus les Méditations, aux Regulae ; les conséquences, du reste, en sont considérables : ainsi si l’union de l’âme et du corps (dans le meum corpus) est une notion primitive, il en résulte qu’elle ne saurait être pensée comme une composition, ni encore moins, comme le font les tentatives répétées de naturalisation de la pensée, pensée à partir de l’étendue seule. C’est au contraire à partir de l’expérience incompréhensible de l’union, sa facticité en somme, que nous devons la penser. Cela impose par conséquent l’exemption de la chair des lois communes de la physique : mon corps, en tant que mien, n’appartient pas au monde matériel de la pure étendue, pas davantage que celui immatériel de la pure cogitatio ; c’est ainsi sur le modèle de la création divine qu’il faut penser l’interaction de l’âme avec les corps matériels : c’est du dehors du monde que l’âme agit sur le monde des choses – Marion notant au passage qu’il s’agit là du seul cas d’univocité entre Dieu et les étants créés. Dès lors, cette troisième notion primitive, s’oppose bien plutôt aux deux autres, qu’elle ne fait nombre avec elles. Bien plus, alors que l’opposition de la cogitatio et de l’extensio renforce leur distinction, la troisième vient troubler la connaissance qu’on en peut prendre. C’est qu’il faut comprendre qu’étant primitive, elle ne saurait comme telle contredire à la distinction des deux autres notions ; il faut comprendre l’union comme un véritable re-commencement, qui ne relève comme tel ni de l’extensio, ni de la cogitatio, et ne peut donc être mesurée ni aux exigences de l’une, ni aux exigences de l’autre. Comme le note Marion, l’union impose une redéfinition de ce qu’elle unit. Marion remarque du reste que c’est la pensée qui demande l’union au corps pour s’accomplir comme pensée dans toute ses dimensions, y compris les sens : la cogitatio comme notion primitive ne peut sentir par elle-même alors qu’elle est capable des autres modalités de la res cogitans (Marion aurait pu ici se référer à Patočka , qui opère une démarche similaire, non toutefois à partir des sens et de l’imagination, mais à propos de la volonté, le volo impliquant l’espace et la corporéité) : sentir suppose le ressentir, et donc la « passivité d’une advenue arrivant de l’extérieur », et c’est cette passivité qui ne pouvant relever de la spontanéité active de l’entendement, implique le corps : en ce sens, comme le note la lettre à l’Hyperaspiste d’août 1641, « l’esprit aussi peut être dit corporel », dès lors qu’il peut être affecté par ce qui affecte le corps propre ; c’est là le sens général de la passion, que de désigner toutes les formes de passivité qui adviennent à l’esprit. Ce n’est donc qu’à partir de l’union que la cogitatio peut se déployer dans toute ses dimensions, si bien que la troisième notion primitive est en fait première ; il en résulte deux paradoxes : non seulement l’extension de l’âme en tant qu’unie à un corps, et donc affectée à une portion de l’espace, d’une part, et d’autre part, l’indivisibilité du corpus meum, dont l’unité n’est pas quantitative et ne dépend pas de la matière qui le compose, mais de l’âme qui l’anime. De même, il en résulte un mode du penser, par lequel l’union se connaît, et qui consiste à se laisser aller à la divagation de l’âme unie au corps, aux rêveries éveillées, sans objet, dont Descartes s’avoue coutumier, attestant à sa manière que le corps – le corpus meum – pense. L’union en ce sens reste à la marge des principes de la philosophie cartésienne, d’où le problème de sa compatibilité avec le reste des deux branches cartésiennes de la metaphysica.
De là le chapitre V, intitulé « L’union et l’unité », qui propose une discussion méticuleuse de la question de l’union et de ses rapports à la substantialité en particulier, où Marion montre pourquoi Descartes résiste à l’idée que l’union soit une troisième substance (idée à laquelle l’entraînent les mécompréhensions de ses premiers lecteurs, qui reconduisent l’union aux catégories classiques de la métaphysique, sans percevoir que la novation inouïe que Descartes a mise au jour réclame une nouvelle conceptualité), tout en la qualifiant de substantielle ; c’est ainsi de ces mauvaises querelles que prennent naissance, selon Marion, tous les mauvais procès que l’on fait jusqu’à aujourd’hui au cartésianisme, faute de l’avoir su lire.
Le Chapitre VI, enfin, « la passion et la passivité », à la fois plus engagé et parfois simplement programmatique, propose une relecture des Passions de l’âme à la lumière de cette pensée passive, analysée comme l’élucidation du fonctionnement de la passivité dans l’exercice de la cogitatio, jusqu’à élaborer une doctrine de la vertu dont la passivité vertueuse (provoquée par la passion de l’activité parfaite, scil. la générosité comme passion du bon usage du libre arbitre) constitue le ressort essentiel.
Si Jean-Luc Marion voit ainsi dans la pensée passive un couronnement de l’œuvre cartésienne, il s’applique à faire de ce livre un couronnement de sa propre œuvre d’interprétation de la philosophie cartésienne, comme s’il nous donnait à voir comment cette nouvelle lecture achève et justifie, moyennant quelque ajustements et quelques palinodies, l’interprétation générale du cartésianisme qui constitue l’axe majeur de sa méditation philosophique en général. Outre une thèse profondément stimulante, Marion nous offre dans ce livre un véritable plaisir de lecture ; celui d’une pensée cheminant avec méthode, qui nous assure constamment que le noyau pensable du monde et de l’expérience humaine, s’il se manifeste et se donne toujours historialement, n’en subsiste pas moins, n’en peut pas moins pour autant à chaque fois être retrouvé. Ceux qui ont suivi ses cours retrouveront ainsi parfois le ton inimitable du professeur Marion, avec cet incessant et rugueux travail sur la langue (en fait sur les langues ; avec une apparition remarquée du Tchèque dans le répertoire déjà vaste de Marion !), ces démonstrations patientes et méthodiques, longuement étayée sur des références parfois improbables et des rapprochements toujours détonants et féconds, terminées sur le ton triomphal de celui qui redécouvre devant son auditoire ce qu’il a auparavant patiemment médité ; son goût enfin pour les thèses audacieuses, parfois provocatrices, souvent malicieuses, et son sens de la formule frappée qui remet tout en perspective – sans oublier le plaisir manifeste qu’il prend à penser : car c’est un livre dont on sent qu’il est écrit avec plaisir, et que l’on lit avec plaisir. Marion opte du reste ici pour une relégation de ses démonstrations les plus arides dans les notes, ce qui donne un texte agréable à lire, et accessible à tout honnête homme, pourvu d’un minimum de culture cartésienne.
Baptiste KLOCKENBRING.