Frédéric Gros, Le principe sécurité, Gallimard 2012, lu par Thierry Novarese
Par Florence Benamou le 20 novembre 2013, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Frédéric Gros, Le principe sécurité, Editions Gallimard, 2012, lu par Thierry Novarese
F. Gros procède dans son ouvrage à une saisie historique de la notion de sécurité, il divise en 4 grandes périodes sa signification et son usage. Quatre temps de la sécurité, qui se succèdent et éclairent à chaque fois une orientation différente de notre société tout en pérennisant un concept accompagnant la société occidentale de sa construction à son présent. Cette vision historiographique de la sécurité permet un séquençage du concept et ainsi un géométral de son usage, une vision de son adaptation aux époques et aux préoccupations des hommes. La transformation du concept de sécurité serait ainsi le marqueur des évolutions des sociétés. Le constat de F. Gros est cinglant : au fil du temps la sécurité est devenue une arme qui masque les plus grandes injustices et destructions. Elle serait non pas la lente construction d’un idéal de liberté et le véritable thermomètre de la démocratie mais ce qui la menacerait aujourd’hui.
Chap. 1: la sécurité comme sagesse
F. Gros commence par analyser la sécurité comme la disposition de l’âme propre au sage. Au IIIe siècle avant J-C la sécurité est une technique spirituelle qui permet d’atteindre dans le travail de l’esprit un certain apaisement. Le stoïcisme retient l’attention de F. Gros avec un éclairage sur la pensée de Sénèque dans son articulation avec les notions de "grandeur d'âme" et de "tranquillité". Il s’agirait de la construction d’une quadruple sécurité garantissant la vérité de la représentation, du désir, de l’agir enfin de la mort. Ces quatre pôles visent à faire du sage une "forteresse inexpugnable", un rocher dans l'agitation du monde. Et pour fabriquer cette cuirasse le sage devra suivre une hygiène de vie à travers des exercices qui lui permettront d’en approcher. Puis suit un travail sur l’épicurisme, le but de tout homme étant le plaisir il doit pour l’atteindre se protéger de l’agitation du monde et des plaisirs creux. Dès lors la richesse matérielle et les honneurs sont des écrans à la vraie plénitude, il faudra donc sécuriser l’âme par des techniques. C’est la mémoire qui prend alors la place de « verrou » de la sécurité en permettant à chacun de se remémorer le souvenir des jours heureux. Ce voyage grec s’achève avec les sceptiques, l’auteur prend soin de rappeler qu’ils ne sont pas nihilistes mais au contraire des chercheurs de vérités qui se sont épuisés dans une quête impossible et sans fin. La sécurité ne se trouve pas supprimée mais transformée : elle s’obtiendra désormais par la suspension du jugement, par l’exercice du doute. C’est le renoncement à toute certitude qui serait la véritable sécurité, l’angoisse ne naît pas du doute mais d’un dogme qui porte en lui la peur du « vacillement » de la vérité comme « l’ombre suit le corps » (Sextus Empiricus).
Chap 2: la sécurité comme absence de dangers.
L’étude du millénarisme est le second chapitre que traite F. Gros, cette doctrine annonce un monde parfait de joie, sans violence ni haine ; elle reprend la Bible pour projeter l’homme dans un état supérieur de l’humanité commandé par Jésus. L’influence de ce courant théologique perdurera bien longtemps après sa condamnation par l’Eglise comme hérétique. Elle tire sa force d’une lecture du Psaume 90 : Dieu fit le monde en 7 jours, chaque jour pour Dieu équivalant à 1000 ans aussi l’histoire des hommes durera 6000 ans puis viendra un repos terrestre de 1000 ans.
Paradoxalement cette période s’ouvre par de grands méfaits, par les crimes de ceux qui prétendent que seul l’amour du Christ est réel ; éternelle ritournelle du sang pour fonder la paix. Le Millénarisme nait au IIème siècle pour être déclaré hérétique dès le IVème siècle, son influence sera notable en Occident d’abord par les « croisades des pauvres », armée fanatique de gueux tuant par amour de Dieu, en route vers une Jérusalem qu’ils ne verront jamais. La « croisade des enfants » suivra qui mettra sur les routes une foule d’enfants qui finiront esclaves, abusés par des pirates censés les embarquer vers la terre sainte. La « Croisades des pastoureaux » est la moins connue, une marche vers Jérusalem de dizaine de milliers de paysans en haillons qui iront de pogroms en tueries.
Ce sera Joachim de Flore qui rompra avec ce millénarisme séculier pour viser la sécurité de l’esprit. Deuxième moment du millénarisme où il faut créer les conditions d’une ferveur et non plus promettre la prospérité pour tous. Les franciscains deviendront les semeurs de ce millénarisme Joachinien en exigeant pauvreté et soumission. On retrouvera ce mouvement jusqu’à la fin du XIVe siècle en Angleterre avec John Ball qui participa au soulèvement des paysans, tout comme Müntzer au XV qui fut décapité pour les mêmes raisons. F. Gros va plus loin encore en faisant de ce millénarisme égalitaire la première forme de communisme : suppression de la propriété, suppression des classes sociales…
Chap 3: La sécurité comme garantie de l’Etat
La troisième étape est celle où l’Etat devient le garant de la sécurité. D’abord il faudra créer une entité politique capable de rassembler les hommes autour d’un territoire, d’une législation et une identité commune. L’idée est de fonder une sécurité effective pour les citoyens d’un même espace à travers trois figures de la modernité : le juge, le policier, le soldat. C’est désormais l’ordre de la société qui devient le gage de la sécurité des citoyens.
La sécurité juridique est annoncée par Hobbes, Machiavel, Rousseau, Locke : ils sont les créateurs de l’Etat moderne. F. Gros rappelle brièvement qu’au delà des polémiques possibles ces auteurs sont les créateurs de l’Etat rationnel moderne,les inventeurs de la modernité politique. S’en suit un travail sur l’établissement d’un droit des gens permettant de penser une régulation supra-étatique des conflits jusqu’à une approche de la SDN et de l’ONU. En découle une analyse de la sécurité extérieure qui se manifeste premièrement par la possession d’une armée. F. Gros navigue ainsi du « droit de guerre » à l’intervention militaire dans l’ex-Yougoslavie, avec cette conclusion : la sécurité ne peut se penser sans la guerre qui devient ainsi le principal facteur d’équilibre entre des pays en crise. Nous quittons la trame d’une philosophie classique et moderne pour entrer dans celle de l’histoire contemporaine de la guerre froide à la lutte contre le terrorisme. F. Gros travaille alors la question de la police comme l’organisation faisant « vivre la règle » (sociale) permettant ainsi de faire obstacle à une liberté débridée. Son rôle sera celui de la préservation de l’autorité publique à travers la notion « d’ordre public », ou dans sa forme extrême avec la notion « d’Etat d’exception » et de totalitarisme. Il met en scène les moyens de cet ordre policier avec « la dénonciation », « l’aveu », « la surveillance » : pointant dans tous ces cas la naissance de la police comme celle d’une monstruosité qui va accompagner toutes les dérives radicales des Etats. On peut ici regretter que l’analyse ne rende pas compte d’autres aspects de l’organisation policière qui portent avec eux au contraire la garantie de l’action républicaine. Ce chapitre mélange, dans un esprit volontaire de synthèse historique, des éléments qui mériteraient chacun un développement plus complet et plus impartial.
Chap 4 – Biosécurité
L’analyse devient polymorphique avec la sécurité comme « continuité d’un processus » : sécurité alimentaire, énergétique, informatique, humaine… La liste ne se clôt pas mais peut se résumer dans la notion de « biosécurité ». Désormais l’individu est visé par le déploiement d’instances de régulations et de contrôles qui finalement atteignent son centre, son « noyau vital » dira F. Gros. La protection du vivant ne connaît pas de limite, la vulnérabilité devient l’argument principal pour intervenir préventivement. Protection, contrôle et régulation sont les éléments d’un triptyque qui dessine la biosécurité.
La sécurité du soin (care) comme la peur de la contagion sont analysées par F. Gros par l’intermédiaire de Michel Foucault. Deleuze n’est alors pas loin, celui qui annonçait « les sociétés du contrôle » avec pour focale une transparence numérique qui conduit à pouvoir tout connaître des déplacements et des habitudes d’un individu, la hantise étant celle du croisement des fichiers numériques qui construirait une nasse dont nul ne pourrait plus s’extraire. Le bilan semble ici déjà connu, il se traduit par ses expressions : « voyeurisme », « totalitarisme policier », « uniformisation », « centralisation ». La régulation serait l’aboutissement de cet empire, son achèvement, agir sur le cadre afin de modifier les comportements des personnes. Son but ultime étant alors « l’autorégulation » où l’Etat lui-même pourra disparaître comme agent, laissant le soin aux marchés de s’administrer seuls, « naturellement ». La perspective critique reprend les cadres d’une pensée qui pense la critique comme seule perspective : on pourrait presque trouver dans ces quelques pages une formulation d’une « pensée du complot » tant l’intention des « manipulateurs » du concept depuis la modernité est posée comme malveillante et aliénante.
Conclusion
F. Gros à partir d’une analyse philologique informée construit une vision d’ensemble de la sécurité où le plus ancien côtoie le plus récent. Survivance des usages du terme qui produirait une addition de ses « qualités ». Puis F. Gros produit un retournement dialectique en faisant de la sécurité la plus grande des menaces, une « catastrophe » écrira t-il. La sécurité serait l’arme ultime d’une économie de marché qui détruirait la planète et ses habitants. Une fin qui semble étendre des liens vers une « écologie profonde » qui ne désavouerait ni le terme utilisé ni la charge critique radicale. Alors que les deux premiers chapitres sont volontairement détaillés et précis, les deux suivants sont plus confus et entremêlent des objets différents sans une analyse des contextes et des spécificités.
Thierry Novarese