Jean-Pierre Lebrun, La Perversion ordinaire, Flammarion 2015, lu par Stéphane Champié

Jean-Pierre Lebrun, La Perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, collection Champs Essais, Paris, Champs Flammarion, 2015, édition originale 2007 aux éditions Denoël (436 pages). Lu par Stéphane Champié.

Jean-Pierre Lebrun, psychiatre, psychanalyste, ancien président de l'Association Freudienne Internationale, a entamé depuis plus de 20 ans un travail critique de lecture des transformations de la société, à l'aide des instruments fournis par la discipline psychanalytique.

L'inspiration de Jean-Pierre Lebrun est clairement lacanienne.

Depuis l'ouvrage de Freud intitulé Psychologie des masses et analyse du moi (1921), la psychanalyse a ouvert un champ dans lequel la société et les formations de la culture sont mises à l'épreuve d'une herméneutique mettant à jour les liens entre configurations pulsionnelles, culturelles, désirantes, et leur incidence sur le sujet en voie d'humanisation.

L'enjeu principal de cet ouvrage est de penser les conditions et les transformations du processus de subjectivation psychique  par lesquelles l'être parlant peut encore apprendre la renonciation à la jouissance, à la toute-puissance, à la non-séparation, telles que les élabore la psychanalyse d'inspiration lacanienne. "La condition d'être parlant suppose toujours d'avoir consenti à la perte."p28. Le travail du négatif au cœur du sujet comme essentiel à sa constitution peut être considéré comme le fil  directeur de l'ouvrage.

Le ton "brûlant", voire pessimiste de l'ouvrage est donné par la confrontation entre les mutations actuelles de la société, que l'auteur cherche à penser, et la crise totalement inédite traversée par nos sociétés. Crise de la hiérarchie, des places sociales et sexuelles, de l'altérité pourtant irréductible, sont autant  d'éléments d'une lecture de "nos "sociétés avancées" engagées dans une crise de civilisation caractérisée par un refus fondamental doublé d'une croyance erronée: refus du vide et de la perte, croyance en la possibilité d'un sujet auto-référencé ne s'appuyant sur aucune valeur, transcendance ou institution respectable. Ce que l'auteur interprète comme le surgissement de "la perversion ordinaire". Le moment radicalement critique selon J.P Lebrun auquel est rendue notre société est « une communauté de dénis » dans laquelle  la fonction même de la limite, du manque, de la frustration sont mis en question. Plus profondément, dans l'ordre éducatif, "tout se passe comme si les parents étaient alors devenus les responsables des limites qu'ils imposent à leurs enfants".p30. L'auteur cherche ainsi dans son ouvrage à mettre en évidence la mise en cause du Tiers, de l'Autre, du lien social précédant le sujet c'est-à-dire des places symboliques et même de la pertinence de toute place.

Positivement, l'auteur se donne pour tâche de contribuer à une réévaluation de la fonction positive du manque et du vide comme constitutifs du désir. Au sein de ce danger qui croît, il s'agit de pouvoir rendre possible le rapport à la pensée. "Pour pouvoir penser, il faut avoir appris à se soutenir dans le vide. "p29

L'ouvrage déploie ce propos en neuf chapitres reprenant pour partie des articles publiés.

Le premier chapitre s'intitule Ce que parler veut dire.

Ce premier temps cherche à poser le rappel des fondements théoriques dont se réclame l'auteur qui permettront la lecture de la crise de légitimité qui affecte selon J.P Lebrun notre temps. L'auteur reprend la théorie de Lacan qui fait de l'homme un "parlêtre", c'est-à-dire un sujet troué, barré, divisé par le rapport au langage qui ne lui assigne nulle place préalable. Cette "négativité constituante du sujet"p56 est justement ce qui va rendre possible l'émergence "de ma singularité, de mon désir propre".  Nulle place assignée une place à assumer, selon l'ordre de son désir profond, ce qui ne peut se faire sans relation à l'Autre. L'autonomie du sujet s'adosse sur l'Autre sinon elle n'est que jouissance.

Pouvoir parler, c'est accepter la part d'aliénation présente dans le langage, puisque tout sujet est pris dans les mots de ceux qui l'ont précédé et dont aucun pourtant ne pourra être "le seul mot qui l'aurait vraiment intéressé, celui qui va dire qui il est. " Cette béance du langage, ce trou dont chacun a à assumer la présence pour assumer la responsabilité de sa parole, exige de pouvoir être bordé. La référence au phallus, comme "gardien du vide" est thématisée pour signifier par le concept lacanien de fonction phallique. Cet aspect de la structuration psychique de l'être humain l'empêchant d'accéder à l'Un, au Tout, garantit l'incomplétude de l'être humain et son accès positif à la différenciation.

 

Le second chapitre, usant d'une formulation oxymorique, s'intitule "Comment transmettre... rien".

C'est "la transmission du vide par le lien social" qui va occuper l'auteur, par laquelle le sujet humain consent à un ""moins de jouir", à  "une soustraction de jouissance", intégrant ainsi la limite sans laquelle le sujet se perd lui-même dans la recherche d'une plénitude sans bord, en laquelle nul sujet n'existe. La suite du chapitre, cherchant à articuler le psychique, le singulier et le social, schématise cinq niveaux ou cercles de cette articulation.

- le niveau de l' "humus humain", selon une formule empruntée à Lacan, par lequel tout sujet humain s'organise autour de cette exclusion de la "toute-jouissance"p103. La vie sociale et collective a pour charge de ce point de vue de poursuivre cette exigence sans laquelle nulle existence commune n'est possible.

- le niveau de l'interdit fondateur de l'inceste.

- le niveau par lequel chaque société produit une structuration normée de la renonciation à la toute-jouissance, longtemps sous la forme du patriarcat.

- le niveau de la famille, dans lequel la soustraction de jouissance s'incarne par l'interdit de la jouissance de la mère assuré par le père ou celui qui en fait office. Ce qui interdit réciproquement pour la mère d'être "tout pour son enfant et à faire de lui sa seule chose".p106/107

- le niveau de la renonciation à la toute-puissance infantile, condition sans laquelle le sujet ne peut le devenir "en son nom propre".

La suite du chapitre s'attache  à appliquer ces niveaux constitutifs aux transformations très actuelles de nos sociétés. Le chapitre suivant, intitulé La mutation du lien social,  poursuit cet examen.

L'enjeu est dans ces chapitres de montrer que sans référence au vide dont un autre ou l'Autre est garant, sans transcendance assumée par la société, qu'elle soit celle de Dieu, du père ou de l'institution, les sujets courent le risque du délitement. L'auteur entame une réflexion qui se poursuit sur  plusieurs chapitres destinée à faire entendre la tendance au refus et à l'affranchissement des limites qu'il estime pouvoir lire à l'oeuvre dans le champ social. Le discours de la science et son application ayant déjà déplacé nombre de limites, la démocratie dégénérant en "démocratisme" favorisant le surgissement "d'un nouvel Imaginaire social où la place de la soustraction de jouissance au profit du collectif n'est plus de mise", le règne de la loi du marché, sont autant de conséquences que la référence à Marcel Gauchet permettent de thématiser.

Les chapitres 3 à 6 ont ainsi pour objectif de mettre en lumière Un retournement anthropologique (chapitre 6). Une société dont l'axe fondateur est de penser et de vivre l'autonomie sans référence à l'altérité, à la hiérarchie, à la transcendance court le risque de se vouloir complète, pleine, mais inconsistante. L'auteur en appelle, dans le chapitre 3 à la théorie russellienne des ensembles ainsi qu'au théorème d'incomplétude de Gödel pour penser analogiquement le devenir d'une société qui, préférant la consistance au prix de l'incomplétude, tente de faire émerger l'ordre social sans référence à une tradition, "d'un ordre qui doit émerger des partenaires eux-mêmes".p151

Le chapitre 4 étudie La grande confusion  qui résulte de ce qui précède. L'auteur y déploie la pensée d'une série de déviations qui mettent profondément en cause selon lui le sens même d'un ordre social, relationnel et symbolique. Reprenant analogiquement la théorie des ensembles de Russell et le théorème d'incomplétude de Gödel, J.P Lebrun, posant la société comme un système la juge engagée dans une mutation profonde:"Le passage d'une société hiérarchique - donc consistante mais incomplète, puisqu'elle tire sa consistance de son incomplétude - à une organisation sociale qui, au contraire, prétend à la complétude, mais au prix de l'inconsistance. "p146

A titre d'exemples, la notion de "harcèlement moral", dont la délimitation floue est dénoncée par l'auteur, pourrait amener les sujets à imaginer que le travail puisse être dépouillé de ce qui en est une part de l'essence, la souffrance et le renoncement. Le discours sur l'égalité des sexes est lui aussi dénoncé, au nom d'une confusion entre une forme de hiérarchie des sexes fondée sur une interprétation favorable à un "modèle archaïque dominant", récusée, et le maintien nécessaire de la différence des sexes et d'une hiérarchie qui la prendrait en compte autrement. La pensée de Françoise Héritier est ainsi fortement critiquée. Dans les champs politique et psycho-social, cette grande confusion imprime aussi selon l'auteur sa marque. Reprenant un concept élaboré dans un ouvrage antérieur, Un monde sans limite , l'auteur qualifie d' "entousement" par lequel il désigne cette prise dans le "tous" qui fait obstacle à la fois à la relation inter-subjective mais également au processus par lequel tout sujet rend possible l'émergence de son propre désir. C'est la tentation d'un système complet mais inconsistant qui donc guette nos sociétés.

L'absent, ou le manquant, ce sont l'Autre symbolique, l'idéal, le Tiers, le créateur. Ils tendant à être remplacés par un "accord contractuel entre les individus" sans référent ou garant extérieurs que leur propre autonomie ou leur volonté individuelle.

Le chapitre 5 analyse les conséquences de cette mutation dans l'ordre éducatif. Le besoin d'appui chez les « sujets en devenir »pour que la perte, l'intériorisation des contraintes soient acceptées exige que soit légitimée la place des parents et des éducateurs. Or "tout se passe comme si leurs parents -mais aussi leurs éducateurs, leurs enseignants, etc.- ne disposaient plus de la légitimité qui leur permettrait d'occuper pendant le sens nécessaire à la subjectivation, la place d'exception".p219  L'enfant désiré et voulu devient dans la relation éducative un enfant pour lequel poser une limite ne va plus de soi. Si l'autorité est par essence en crise puisqu'elle doit assumer d'amener un autre sujet à plier volontairement sa volonté à une volonté étrangère, cette crise s'accentue de manière insupportable lorsque les enfants ne tolèrent plus la présence de la négativité, de la frustration, de ce qui manifeste l'asymétrie entre l'éducateur et l'éduqué. La nécessité, parfois, d'une parole qui "ne supporte pas la réplique" s'enracine dans « la nécessité de la limite à la toute-jouissance ».p237  Les droits de l'enfant, pouvant mener à une idéologie, ne dispensent pas de l'intériorisation et du sens de la limite.

L'auteur, dans le chapitre 6, va jusqu'à soutenir l'idée d'Un retournement anthropologique.  Cette expression, empruntée à Marcel Gauchet, se veut la formulation d'une crise où l'identification nécessaire de l'individu au collectif est mise en cause. La tendance à l'appréhension de tout autre humain sur un modèle égalitaire, symétrique, laisse le sujet dans l'espérance de la jouissance, ce que l'économie de marché et le système de la consommation exploitent. Ce n'est plus à sa place désirante que le sujet risque de pouvoir accéder, mais à une économie pulsionnelle marquée par la recherche d'une symbiose, d'un sans-limite laissant l'individu centré sur sa jouissance. Usant de l'homophonie produite par Lacan pour qualifier la perversion (père-version), Lebrun produit "le concept de mèreversion".p261

Le travail mené par J.P. Lebrun vise à repérer dans un certain nombre de comportements les conséquences de ces mutations selon lui anthropologiques, qui donnent naissance à des "néo-sujets", tendant toujours à s'engluer dans la jouissance. Par la convocation d'un certain nombre de films (parmi lesquels L'Enfant, l'Esquive, ou De battre mon cœur s'est arrêté), l'auteur tente de thématiser la naissance de nouveaux sujets qui pourraient émerger sans la référence à la discipline des pulsions, à l'Autre, selon une logique perverse, au sens d'une structuration perverse du social, et non nécessairement des sujets. En elle, se trouve à l'œuvre selon l'auteur un retournement de ce que la psychanalyse lacanienne a tenté de mettre à jour de la constitution des sujets.

On comprend que le chapitre 7, intitulé "Vers la généralisation d'une perversion ordinaire?", occupe une place centrale dans l'économie de cet ouvrage. Ce chapitre mobilise particulièrement la théorie freudienne de la Verleugnung, soit le déni ou le démenti de la castration symbolique. L'auteur y défend l'idée selon laquelle "ne serait véritablement pervers que celui qui serait amené à devoir nier radicalement l'altérité de l'autre".p313 De manière synthétique, le propos de l'auteur vise à relier refus de la perte de jouissance et incapacité à se structurer dans une reconnaissance de l'altérité de l'autre. Distinguant les notions de Verleugnung (démenti), de Verdrängung (refoulement) et de Verneinung (dénégation), l'auteur tente d'isoler les conséquences

spécifiques du démenti de la réalité symbolique liée à la castration, par laquelle chacun reconnaît qu'il n'est pas tout. Comme si la société ou le réel que se représente le sujet pouvaient rendre possible, ou devaient rendre possible, une satisfaction pleine et entière. Et parce que les sujets humains en passent pour leur structuration psychique par la reconnaissance du manque, de la perte, comme le répète l'auteur au long de son ouvrage, le refus normalisé de ces éléments peut conduire selon l'auteur à cette perversion ordinaire qui donne son titre à l'ouvrage.

Les deux derniers chapitres constituent une typologie de ceux que Lebrun appelle les "sans autrui" ou sujets des limbes, sujets des bordures (chapitre 8) et la manière dont l'analyse aujourd'hui (chapitre 9) doit pouvoir intégrer ses mutations dans son travail.

En guise de conclusion:

Nous reprendrons en premier lieu une objection que l'auteur taxe lui-même d' "idéologique sinon dogmatique":"On pourra nous objecter bien sûr qu'on s'est livré ici en fin de compte à un repérage de l'univers psychique des néo-sujets avant tout en termes de déficit".p384 Si l'ouvrage produit un vif effet d'inactualité, permettant une mise en perspective du lien entre mutations sociales à l'oeuvre et effets induits sur les sujets, l'insistance sur les dégâts produits par les remises en question selon l'auteur de la relation symbolique au père, à l'Autre, au tout-Autre donnent le sentiment d'une déliquescence sans recours. Penser ce qui devient est toujours d'un pari risqué.  Plus précisément, on aurait souhaité que l'auteur nuance son propos, notamment lorsqu'il est question de la remise en cause de la structuration psychique des sujets. Si véritablement, la société produisait des individus n'ayant pas renoncé à la jouissance, seraient-il entrés dans le registre du langage? Sans réorganisation des pulsions, accèderaient-ils à la possibilité de ne pas détruire tout autre et eux-mêmes? Ce retournement anthropologique a t-il à proprement parler lieu? Que les sociétés occidentales soient travaillées par de profondes mutations, cela est certain.

La face positive de cet ouvrage, pour en terminer, réside peut-être, moyennant nuances, dans cette mise en perspective critique d'un discours convenu qui n'est pas mise à l'épreuve de la question. Il possède donc une dimension heuristique propre, n'en userait-on que pour penser contre.

Stéphane Champié