Contre la perfection – L’éthique à l’âge du génie génétique de Michaël J Sandel, éd. VRIN matière étrangère , Lu par Guillaume Lillet

 Contre la perfection – L’éthique à l’âge du génie génétique  de Michaël J Sandel, éd. VRIN matière étrangère Lu par Guillaume Lillet

Dans ce court essai truffé d’exemples, qui servent de point de départ à la réflexion, Sandel oppose une éthique du don à une éthique de l’augmentation et de la perfection encouragée par le génie génétique. Il n’est pas question d’écarter ce dernier d’un revers de la main, mais bien de comprendre dans quelle démarche éthique il doit s’inscrire : une éthique qui prenne en considération le respect de la vie comme don. Ainsi, le génie génétique n’est pas mauvais en soi et n’a pas le monopole de l’augmentation ; tant s’en faut, certains de ses usages sont extrêmement bénéfiques à l’humanité quand d’autres pratiques courantes, loués sur un malentendu, ne seraient pourtant pas moins condamnables qu’une forme d’eugénisme.

Chapitre 1 – Ethique de l’augmentation

Sandel part de l’exemple d’un couple de lesbiennes, sourdes, qui décida d’avoir un enfant sourd, considérant cette spécificité non comme un handicap mais comme un mode de vie possible et enrichissant. Qu’y a-t-il de troublant dans ce choix, même s’il reste pour une part livré au hasard ? N’a-t-on pas aussi choisi le partenaire selon des qualités transmissibles à notre descendance ?

Les avancées génétiques occasionnent un malaise, difficile à formuler, en ce qu’elles sont tout aussi prometteuses qu’inquiétantes. Le clonage, par exemple, prive l’enfant « sur mesure » de son autonomie. D’un autre côté, il pourrait permettre la guérison de certaines maladies. C’est précisément l’usage de moyens médicaux à des fins non médicales qui pose problème. Il faut donc interroger le « statut moral de la nature et la position que doivent adopter les humains face au monde donné », mis à mal par la chirurgie esthétique, l’eugénisme et les thérapies géniques, entre autres. Le problème se rencontre tout particulièrement dans le sport où apparaît la perspective de modifications génétiques généralisées. Il semble y avoir une différence morale entre guérir et améliorer, mais comment la formuler ? L’égalité qui devrait exister entre les individus, d’un point de vue démocratique, n’est pas une réponse probante dans la mesure où existent des inégalités naturelles génétiquement ancrées. 

Quelle différence y a-t-il entre soigner la maladie d’Alzheimer, qui affecte la mémoire, et améliorer les capacités mémorielles simplement imputables au vieillissement ? C’est bien le statut moral de l’augmentation qui est en question ici. Doit-on aspirer à l’augmentation, c’est-à-dire à l’augmentation de ce qui est donné ? Ces difficultés se retrouvent dans ce qui concerne les muscles, la mémoire, mais aussi la taille ou la sélection du sexe. Car même si des technologies de tri évitaient d’avantager l’un des deux sexes, sortirions-nous pour autant du malaise ? Ce n’est pas sur les moyens employés qu’il repose mais bien sur les fins visées, menaçant directement la dignité humaine.

Chapitre 2 – Des sportifs bioniques

Le recours à l’augmentation génétique et aux produits dopants porte atteinte à l’idéal sportif fondé sur l’effort et le talent des individus. Notre humanité s’en trouve également affectée : c’est la liberté d’action individuelle qui est diminuée. Ce désir de domination néglige le « caractère donné des pouvoirs et des réussites humains ». Pourtant l’intérêt du sport est d’exceller dans son domaine, ce qui repose en grande partie sur des talents naturels inégalement répartis. Situation embarrassante pour nos mentalités démocratiques. Le sportif génétiquement modifié ou dopé pervertit malgré tout la compétition. L’augmentation dérange en ce qu’elle déforme le talent naturel, mais nous en acceptons cependant certaines formes comme le régime alimentaire ou l’entraînement. Ce sont aussi des manières artificielles de perfectionner le corps et elles nous heurtent davantage que les augmentations techniques dues aux équipements. Qu’elles soient sans risques pour la santé ne les empêchent pas de nuire à l’intégrité du jeu dont il faut alors déterminer l’essence. « Comment démêler les changements qui améliorent le sport de ceux qui le corrompent ? » se demande Sandel, insistant sur la difficulté de résoudre définitivement ce problème. Tout l’intérêt de sa réflexion consiste à nous placer face à nos contradictions : nous refusons d’une main ce que nous acceptons de l’autre et le problème, d’apparence manichéen, est beaucoup plus confus et équivoque qu’il n’en a l’air. Il s’agit alors de déterminer « si la nouvelle technologie met en évidence ou au contraire occulte les talents et l’habileté qui distinguent les meilleurs joueurs ». Autant les chaussures de sport améliorent la course à pied, autant prendre le métro au cours d’un marathon, comme le fit un jour un compétiteur, est une triche avérée. De même les bétabloquants, qui diminuent les effets du trac sur le musicien, affectent-ils les vertus musicales ?

Nous voyons qu’il est nécessaire de porter un jugement sur les finalités et les vertus du jeu. Que ce soit dans le sport ou dans les arts, notre intérêt pour la performance et le spectacle a conduit les technologie d’augmentation à occulter les talents et les dons naturels des hommes.

Chapitre 3 – Enfants sur mesure et parents créateurs

Sandel part de ce présupposé qu’il faut accepter les enfants comme ils sont, tel un don de la nature, et rester ainsi ouvert à l’imprévisible. L’enfant ne saurait être le résultat d’une ambition, forcément démesurée, de maîtriser le mystère de la naissance. Contrairement au sport ou à la médecine, qui sont orientés vers une fin spécifique, l’amour parental est inconditionnel. La médecine pourrait être considérée comme une volonté de maîtriser la nature, mais elle cherche en réalité à préserver ou à restaurer une santé nécessaire à l’épanouissement humain. Cependant, cet amour inconditionnel est à la fois un amour qui accepte et un amour qui transforme entre lesquels doit s’établir un équilibre. Indépendamment du génie génétique, les parents cherchent toujours à améliorer leur progéniture. Finalement, s’il est sans danger, en quoi l’eugénisme est-il alors contestable et si différent de l’éducation ? Beaucoup d’enfants subissent une grande pression à la performance, notamment dans leur cursus, qui pourrait s’avérer tout aussi néfaste qu’un eugénisme incontrôlé. Est-ce un argument ? Si le constat est acceptable, il devrait plutôt conduire à revoir nos manières d’éduquer qu’à développer le génie génétique : nos excès dans ces deux domaines traduisent une volonté excessive de maîtriser la nature et un refus de la dimension donnée de la vie.

Chapitre 4 – Ancien et nouvel eugénisme

Dans ce chapitre, Sandel s’intéresse aux anciens eugénismes qui avaient d’abord pour but de contrôler les naissances, aussi bien aux Etats-Unis que dans l’Allemagne nazie. Cette dernière a jeté l’opprobre sur tout eugénisme. Est-il dans tous les cas inacceptable ? L’eugénisme de libre marché peut être coercitif. Après la découverte de l’ADN, on a par exemple songé à autoriser l’avortement pour des fœtus porteurs du prétendu gène de l’homosexualité. Or même en l’absence de contraintes, comme dans le marché du sperme ou des ovocytes, nous ressentons un problème moral : y a-t-il vraiment une différence entre fabriquer des enfants selon les lois de l’eugénisme et les concevoir selon les lois du marché ?

L’eugénisme libéral se présente quant à lui comme un moyen de réussir dans une vie compétitive, en améliorant des « capacités pouvant servir toutes sortes de fins ». Si elles respectent l’autonomie de l’enfant, de telles augmentations pourraient même être imposées par l’Etat. Tout individu doit pouvoir choisir librement un projet de vie. Cependant, comme le souligne Habermas, autre chose est d’envisager le point de départ de notre vie comme livré à la pure contingence, autre chose de le devoir à une manipulation génétique décidée. La possibilité de donner une forme éthique à sa vie s’articule à la contingence de ses débuts. Porter atteinte au mystère de la naissance « corrompt la parenté en tant que pratique sociale gouvernée par les normes de l’amour inconditionnel ». Négocier en permanence avec le donné exprime une attitude inacceptable face au monde.

Chapitre 5 – Maîtrise et don

Pourquoi devons-nous être inquiets de ce triomphe de la volonté sur le don ? Car cela risque de transformer « trois éléments essentiels de notre paysage moral : l’humilité, la responsabilité et la solidarité ». Les parents doivent absolument rester ouverts à l’imprévisible. Nous devons avoir conscience, pour éviter la démesure, que nos talents et capacités ne dépendent pas entièrement de nous. En outre, l’eugénisme entraîne une lourde expansion de la responsabilité. « L’impulsion prométhéenne est contagieuse » ajoute Sandel. Enfin, la conscience du lien entre don et solidarité empêche une forme d’hybris méritocratique qui, « moins tempérée par le hasard, en deviendrait plus dure ». En voulant à tout prix changer notre nature pour l’adapter au monde, nous entrons dans la pire des aliénations. Cette vision d’une liberté affranchie du donné naturel semble attirante, mais elle est erronée.

Epilogue – L’éthique et les embryons : le débat sur les cellules souches

S’il faut certes apprécier la vie comme don, ce dernier n’est pas nécessairement bon, d’où une défense par Sandel de la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Le problème concerne d’abord le statut moral de l’embryon. Pourquoi acceptons-nous plus facilement la création et le sacrifice d’embryons dans le traitement de la fertilité que dans un but thérapeutique ? Certaines objections se trouvent ainsi face à leurs propres contradictions. Faut-il alors interdire la recherche sous prétexte qu’il est impossible de déterminer précisément à quel moment apparaît l’âme de l’embryon, faisant alors de ce dernier un être humain à part entière ? Le fait qu’il existe une continuité dans le développement de la vie humaine n’en annule pas les étapes : le blastocyste, l’embryon, le fœtus et le nouveau né ne sont pas une seule et même chose. En réalité, la mort des embryons appartient au développement normal de la procréation naturelle. Nous ne réagissons d’ailleurs pas de la même manière devant la perte d’un embryon et devant celle d’un enfant. Respecter les embryons comme vie potentielle ne signifie pas qu’il soit moralement interdit de s’en servir à des fins utiles et humainement nobles, comme promouvoir la guérison et réparer les « failles du monde donné ».

Guillaume Lillet