Pierre-Jean Renaudie, Husserl et les catégories, Langage, Pensée et Perception, Vrin, 2015, lu par Pierre Souq

Pierre-Jean Renaudie, Husserl et les catégories, Langage, Pensée et Perception, Paris, Vrin, 2015

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Dès les premières lignes de son ouvrage, Pierre-Jean Renaudie indexe le problème des catégories à celui de l'énonciation, et interroge le discours dans son origine et ses fondements à partir du Sophiste de Platon.

L'étranger. ― À toi de dire à propos de quoi et sur quoi porte le discours.

Théétète. ― C'est évident : à propos de moi, et sur moi.                         

(Platon, Sophiste, 263a)

 

Ainsi, que se passe-t-il lorsque l'Homme dit quelque chose ? Quelles différences faire entre le contenu du discours et l'objet visé ? À quelles conditions finalement le sujet peut-il discourir et parler du réel ?

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Initiant son travail avec Platon et Aristote, Renaudie nous rappelle qu'il existe toujours un objet du discours et un sens, et donc qu'un même discours peut avoir différents sens selon l'intention qui s'y rapporte et les sujets de l'énonciation. Repoussant tout psychologisme, si ce sens est subjectif il n'en demeure pas moins indexé au réel et dépendant du contexte, maintenant les conditions du « vrai » et la possible adéquation d'un propos avec une chose objective. Alors, le problème est de savoir « comment la pensée peut s'entrelacer à l'Être et comment le discours peut offrir à la première le moyen de se donner une prise déterminée sur ce qui est » (p. 9). Ainsi, s'il s'agit d'étudier à la fois les structures du réel et celles de la pensée, c'est en tant que les premières demeurent les objets possibles des secondes que l'étude des catégories peut faire sens, et où le logos demeure sa condition première. Et en effet, c'est bien dans l' « agencement » des mots que le discours peut dire quelque chose et dans l'agencement des objets que l'Homme peut juger du monde, et « la question des catégories se pose dès lors que l'on essaye de repenser la question de la vérité à partir de l'articulation des formes à l'intérieur desquelles se déploie la connaissance. » (p. 11). Alors, la perspective catégoriale n'apparaît que dans un « décalage toujours possible entre les formes du discours et la structure de la réalité que celles-ci permettent de décrire, elle ne se déploie que sur le fond d'un écart entre l'être et le sens que l'analyse de la structuration syntaxique du discours ou des formes du jugement doit avoir à charge d'élucider. » (ibid.) Dès lors, ne faudra-t-il pas s'étonner de trouver après Platon, et notamment chez Kant, une analyse logique et rigoureuse de la prédication – « ce qui se dit d'un sujet donné » – et donc une étude du discours ou encore de ses modes d'énonciation en fonction d'un objet qu'il soit possible ou réel. 

 

Quelle est l'originalité de l'ouvrage de Renaudie ? Dans Husserl et les catégories, non seulement il montre la filiation historique de Husserl dans la reprise de l'étude catégoriale, mais surtout son écart par rapport aux démarches qui la maintiennent dans le réel. Ainsi, à partir des Recherches Logiques de 1901, les catégories prennent un tournant décisif car, alors considérées comme les concepts purs de l'entendement et le fondement le plus objectif des données de l'expérience, Husserl en fait des lois où l'étude du dispositif catégorial constitue le schéma le plus théorique de la connaissance où c'est la « connexion des vérités » au moyen desquelles se réalise la science et la formalité même des lois de la pensée et de la connaissance qui représente le seul gage de leur validité logique, et non ces catégories prises pour elles-mêmes. Dans ce sens, c'est bien le catégorial qui importe chez Husserl, plus que les catégories elles-mêmes, en tant que « dispositif structurel responsable de l'édification et de l'architecture de la connaissance », lequel est alors susceptible de fonder « l' "essence" idéale d'une théorie en tant que telle » : la Mathesis Universalis (p. 14). Et là, se prépare « le passage d'une théorie des catégories reposant sur la présupposition de l'expérience possible au niveau supérieur d'une analyse formelle du champ de la catégoralité. » (p. 15) « La problématique catégoriale subit ainsi, au cours de sa reprise phénoménologique un important déplacement, en se voyant replié sur les conditions formelles de structuration et de signification de la pensée logique. » (p. 16) 

 

C'est donc la question de la formalité propre à l'objectivité, dans sa reprise phénoménologique des catégories chez Husserl, que l'ouvrage de Renaudie nous invite à comprendre, en se tournant vers les formes de signification auxquelles la pensée objective doit sa structuration complexe. Aussi, et à l'opposé de Kant, il ne s'agit pas d'un formalisme pur et métaphysique mais de réinterroger le sens de ces formes catégoriales (kategorialen Formen) dans une acception phénoménologique, c'est-à-dire en tant qu'elles peuvent être « remplies », et la visée d’une intention ou encore de la perception. « C’est la raison pour laquelle la logique des catégories, en dépit de son caractère formel, n’en constitue pas moins une "logique du voir", mettant au jour les conditions formelles ou structurelles de la perception, et culminant dans la thèse sans doute la plus fameuse de la sixième Recherche, qui procède à un élargissement sans précédent du domaine de l’intuition afin de reconnaître l’existence d’une intuition catégoriale.» (p. 20) 

 

Le Chapitre I ouvre la question de la synthèse en référence à la sixième et dernière Recherche qui reprend le problème des jugements synthétiques a priori dans la Critique de la Raison Pure et du rôle de l'opération de synthèse dans la connaissance. Dans ce sens nous dit Renaudie, si Husserl reprend la distinction que fait Kant entre « entendement » et « sensibilité », il reproche au dernier « d'avoir manqué la distinction de l'analytique et du synthétique » en ayant « sacrifié la fécondité du champ analytique en le limitant à la non-contradiction formelle » et en refusant une perspective purement phénoménologique (p. 32). Dans ce sens, Husserl pointe notamment la confusion du terme de synthèse (Verbindung) entre le « sens de l'unité des parties d'un tout » et celui d'une « opération de l'entendement ». « Synthèse signifie donc [chez Kant] à la fois l'acte de lier […] et le résultat de l'acte de lier » (p. 34) qui par transposition et dans la réduction de l'activité à son aspect physicaliste définit l'intuition seulement de façon sensible et passive et où l'entendement l'entreprend de façon active dans la liaison du particulier au général d'où, au § 16 de l'Analytique, l' « unité originairement synthétique de l'aperception » (p. 37) et l'affirmation du « Je » transcendantal au détriment de l' « expérience interne » (Die innere Erfahrung). Alors, il faut « selon Husserl repenser le possibilité de synthèses dont le concept nous est donné de façon analytique dans la perception sensible de contenus déjà liés entre eux selon certaines lois essentielles, ce qui doit nous obliger à réaménager considérablement le concept de synthèse, en le comprenant non plus à partir d'une "obscure" théorie des facultés mais d'une analyse fidèle de la perception et de la distinction entre acte et contenu qu'elle emporte avec elle. » (p. 40) Et alors, Husserl montre que la sensibilité permet à l'Homme une appréhension concrète qui prend corps dans l'apparaître lui-même et qui relève de l'organisation immanente du sensible. » (p. 57) L'intuition n'est plus alors comprise, comme chez Kant, à partir de ce sur quoi elle porte mais alors d'elle-même, devenant une modalité effective d'accès aux choses (une Auffasung), mais posant alors le problème psychologique de son étude à partir des « moments figuraux » (figuralen Momenten), l'esprit de l'Homme alors privé d'une « catégorie opératoire correspondante » et d'un accès direct à son analyse (p. 60).

 

Le Chapitre II s'attache alors à une analyse du sensible qui montre les premiers pas de la distanciation de Husserl vis-à-vis de l'École brentanienne dont il est l'héritier. Tout d'abord, nous dit Renaudie, Husserl va reprendre le concept de « fusionnement » (Verschmelzung), à la Tonpsychologie de Carl Stumpf auprès de qui il était venu rédiger sa thèse à la Halle, lequel constitue le « rapport entre deux contenus et spécialement entre deux contenus de sensation [Empfindungsinhalte], en vertu duquel ils ne forment pas une simple somme [eine Bloße Summe] mais un tout [ein Ganzes]. » (p. 66) Dans ce sens, si le « fusionnement » dépasse les éléments sensibles qui le composent, il ne les transforme pas, mais présente de nouveaux rapports entre eux donnant à la totalité une « quasi-qualité », « un lieu intermédiaire entre une physiologie étudiant les rapports causaux constitutifs des sensations élémentaires et une psychologie consacrée à la description des seules actes mentaux. » (p. 69) De plus, ces fusionnements ne sont pas restrictifs mais peuvent constituer des relations entre les contenus eux-mêmes, formant une sorte d' « étagement » ou d' « entrelacement », par exemple entre l'espace, le temps et l'intensité d'une mélodie dont la perception demeure complexe, et avant toute analyse. Selon Renaudie, cependant, si ce « fusionnement » est repris de façon analogue par Husserl et impulse la sortie d'une perspective purement psychologique en ce qu'il appartient à la logique de l'intuition sensible elle-même, il ne fait que reprendre [à ce stade de la réflexion et en rapport avec la Philosophie de l'arithmétique] le fond problématique kantien, car en s'en tenant « à l'opposition rigide entre les actes psychiques de colligation d'un côté, et les "liaisons situées dans les contenus" de l'autre, Husserl réinvestit très clairement le schéma oppositionnel entre la spontanéité (active) dont relèvent les catégories de l'entendement et la réceptivité (passive) de l'intuition sensible. » (p. 77) C'est donc à partir d'une analyse logique des « connexions » (Verknüpfungen) entre les contenus intuitifs que Husserl va progressivement s'éloigner des « liaisons » et du concept de « fusionnement », pour aboutir dans la troisième Recherche à l'étude de la constitution intrinsèque de l'intuition « valant pour tout Objekt en général » (p. 87). C'est alors à travers l'étude des « rapports de fondation » que l'unité de l'objet va être reprise et une « forme pure » (p. 97) avancée tout en maintenant une « logique de l'existence » contre Kant et toute "logique de la représentation" comme celle de Meinong (p. 101). 

 

Au Chapitre III, Renaudie s'attache donc a la troisième Recherche où Husserl « traite la question de l'unité de l'objet comme une question transversale, qui traverse, d'un côté comme de l'autre, la séparation entre le domaine du sensible et celui impliquant une dimension d'activité intellectuelle » (p. 106). Dans ce cadre, c'est à la fois l'unité elle-même qui est questionnée en tant qu'elle peut être ou non une forme sensible résultant des rapports des fondations entre contenus, mais aussi la possibilité de trouver des unités sensibles sans « une forme sensible susceptible d'en être abstraite » (p. 108). Cela amène alors Husserl à distinguer « l'unité d'identification sur laquelle repose la perception simple et l'acte catégorial d'identification proprement dit » (p. 114), entre le « tout » (Ganze) qui est une forme matérielle et l'« ensemble » (Inbegriff) qui est une forme catégoriale. Ce sont donc deux formes d'unité irréductibles dans la perception que Renaudie va décrire selon le sens même de leur fondation. Aussi, si ces unités catégoriales manifestent un « décollage possible […] par rapport aux liaisons sensibles » (p. 118) et donc une certaine indifférence à l'égard de la matière, elles ne relèvent pas d'un travail d'abstraction idéatrice de type synthétique mais de règles analytiques et a priori. C'est précisément « la raison pour laquelle Husserl ne parle jamais seulement de synthèses catégoriales (comme si les formes catégoriales dépendaient d'une quelconque activité synthétique de la conscience — ce qui irait l'encontre du principe selon lequel les lois catégoriales sont précisément des lois strictement analytiques), mais bien toujours de synthèses d'actes catégoriales (Akt-Synthesis), ce qui signifie simplement que les formes catégoriales ne peuvent s'actualiser que dans des actes qui supposent eux-mêmes d'autres actes sur lesquels ils s'édifient » (p. 123). Alors, parler de conscience synthétique avec Husserl ne signifie pas que la pensée catégoriale s'applique de l'extérieur au sensible pour en effectuer la synthèse mais à l'inverse qu'elle ne peut s'accomplir que dans des synthèses d'actes et donc qu'elle est intégralement fondée sur des actes sensibles et n'est intelligible qu'à cette condition. 

 

Le Chapitre IV porte notamment sur le problème du jugement. Selon Renaudie, c'est à partir de la redéfinition du statut même des actes intentionnels, en rapport avec le catégorial, que Husserl prend de la distance avec la théorie du jugement chez Brentano. Plus précisément, la « distinction entre actes sensibles et catégoriaux a ainsi vocation à accomplir conjointement la critique de la conception brentanienne de la représentation et la réforme phénoménologique de la théorie du jugement. » (p. 139) Selon Brentano, tout vécu intentionnel est lié à une représentation et tout jugement suppose une représentation à laquelle il ajoute la dimension de croyance. Aussi, « le propre de la perception, c'est de nous engager à croire en l'existence de la chose, ce qui signifie qu'elle est un acte positionnel et qu'elle doit être, pour cette raison, identifiée à un jugement. » (p. 141) Chez Husserl, explique Renaudie, c'est d'abord la définition d'une nouvelle classe d'actes (« les actes objectivants ») qui va permettre de relier perception, jugement, et représentation. Alors, « il s'agit de montrer que la perception comme le jugement ne sont pas seulement dérivés par rapport à une représentation qu'ils ne feraient que qualifier d'une façon nouvelle, mais qu'ils donnent par eux-mêmes des objets à la conscience et font apparaître quelque chose d'objectif. » (p. 142) Plus précisément, Husserl va distinguer la perception au sens classique et général d'expérience sensible (Wahrnehmung) et la représentation perceptive (perzeptive Vorstellung) faisant apparaître le contenu essentiel du vécu de perception en tant que tel (p. 145). Dans ce sens, si la perception ne nous donne pas elle-même l'existence de la chose, elle peut nous donner l'objet sous la modalité du tenir-pour-vrai et comporte donc une valeur de vérité, en tant qu'elle identifie un objet sans pour autant se confondre avec la pensée présentée à un niveau supra, « dès lors qu'elle fait apparaître non plus seulement l'objet, mais l'objet en tant qu'objet (pour la connaissance), soit l'objet dans son identité objective et en tant qu'il peut être donné dans une perception adéquate [Adäquation], dans le remplissement d'une visée. » (p. 150) Aussi, après avoir montré, contre Brentano, une nouvelle classe d'actes à partir d'une description des actes sensibles, Husserl va élargir la perspective phénoménologique aux actes catégoriaux, sans les confondre avec les premiers, et notamment à partir du concept d'intuition. Si cet élargissement (Erweiterung), qui est au coeur de la sixième Recherche Logique, repose d'abord sur une analogie avec la sensibilité [« dans l'opposition entre le visé et le donné qui définit la structure de toute intentionnalité » (p. 155)], il va s'en écarter dans une critique de la métaphysique moderne en rapport avec une théorie de la connaissance et des facultés. « En conséquence, s'il est essentiel de ne pas réduire le catégorial au sensible et de maintenir leur spécificité phénoménologique en tant qu'ils relèvent d'actes de niveaux différents, cette distinction entre actes sensibles et catégoriaux doit trouver son fondement descriptif à l'intérieur de la perception elle-même, sous peine de réitérer la distinction métaphysique entre sensibilité et entendement qui les pose comme des facultés opposées » (p. 157). C'est alors selon une « loi de fondation » qu'il va s'agir de décrire leurs rapports (p. 160) avec un changement de statut de l'objet de la perception plus qu'un changement d'objet en tant que tel, où l'intention perdure mais diffère en permettant un débordement de l'objet sur la chose, laquelle demeure pourtant première, pour des raisons matérielle et grammaticale. Alors, « le terrain sur lequel se place Husserl pour définir les objets catégoriaux n'est pas celui d'une ontologie — d'une analyse hiérarchisée du domaine de l'être permettant de déterminer à quel degré d'être doivent correspondre les objectivités — mais celui du sens, ou pour le dire autrement d'une grammaire de la perception et du perçu » (p. 170). Et en effet, nous dit Renaudie, la phénoménologie des Recherches n'est pas dupe de cette part irréductible du langage que doit assumer toute description puisque notre activité perceptive s'intègre à notre vie de notre conscience en y faisant sens. Alors, si l'intuition catégoriale ne porte pas sur la matériau sensible (Stoff) mais sur la forme de ce qu'elle représente, elle peut relever le statut syntaxique du perçu, et les « actes catégoriaux rendent ainsi possible une intuition de la formalité même du réel, dans la mesure où cette formalité n'est jamais que le corrélat des formes logiques du jugement ou de l'énoncé par le moyen desquels s'effectue la visée qu'une telle intuition remplit. » (p. 175) Concluant avec Husserl : « Il n'y a [donc] pas de théorie phénoménologique du jugement en soi, il n'y a qu'une analyse englobante des actes objectivants et, à l'intérieur de celle-ci, une analyse du jugement imbriquée en elle. » (p. 177) 

 

Si le Chapitre V a une valeur synthétique, il précise la « prise » de la pensée catégoriale sur le monde. Reprenant la notion de synthèse mais n'opposant pas intuition et concept comme chez Kant, c'est bien la question de l'unité et de l'identité de l'objet de connaissance que Husserl décrit, tout en distinguant la réalisation d'une identification et la thématisation explicite de celle-ci. Ainsi, explique Renaudie, « l'identification ne prend pas le même sens selon qu'elle vise une identité et la représente pour elle-même ou qu'elle se réalise simplement dans la mise en présence perceptive directe de l'objet. » (p. 183) Dans ce cadre, la « synthèse de remplissement » marque la possibilité phénoménologique de se faire rencontrer deux modalités intentionnelles de la conscience, la visée de signification d'un côté en rapport avec la pensée, l'intuition remplissante de l'autre en la resituant dans le contexte d'actes. Ce « qui constitue l'identité phénoménologique de l'objet n'est alors ni la visée intentionnelle de signification, ni l'intuition qui vient la remplir, mais c'est la rapport intentionnel de l'une à l'autre, et la "forme d'unité phénoménologique originale" qui se dégage avec cette conscience de remplissement. » (p. 185) De ce rapport « plastique » entre signification et intuition provient alors la connaissance qui se réalise sous la forme de synthèses de remplissement, sans pour autant y voir un recouvrement, le vécu du conflit pouvant aussi poser une unité. Husserl décrit des synthèses catégoriales pouvant intervenir en amont de l'intuition (« synthèses simplement présumées »), elles s'appliquant seulement sur les formes de signification et des contraintes qui pèsent sur la production de sens (bloß vermeinten Synthesen), et qui sont purement conceptuelles. Les conditions de sens dépendraient donc en premier lieu de la grammaire comme "armature logique de toute langue" (p. 190). À partir de l'étude du § 63 de la sixième Recherche, Renaudie pointe ces lois grammaticales qui vont progressivement creuser l'écart entre pensée catégoriale et intuitivité, où la « liberté » de notre pensée (Freiheit) va elle s'exprimer dans la combinaison des formes de signification, « sans avoir pour cela nécessairement besoin de quelque chose qui leur corresponde réellement dans l'objet donné à l'intuition sensible » (p. 194). Et en effet, ces lois ont "le caractère de lois entièrement pures et analytiques, elles sont pleinement indépendantes de la particularité des matériaux " (p. 197), selon la distinction fondamentale établie par Husserl dans la seconde Recherche entre les fonctions intellectuelles appartenant en propre à la pensée et celles relevant de l'intuition, « a priori analytique-formel d'un côté et a priori synthétique-matériel de l'autre », reprenant et développant finalement la pensée kantienne et « le partage un peu rapide de l'analytique a priori et du synthétique a posteriori ». Ainsi, le kantisme est renversé « dans la mesure où les catégories ne sont plus l'outil par excellence de la synthèse du sensible, et où elles assument au contraire un statut strictement formel en étant soumises à des lois analytiques, là où l'a priori matériel se passe purement et simplement de toute participation "active" de la conscience de synthèse. » (p. 199) Aussi, et à la différence de Kant, « la doctrine de l'intuition catégoriale n'a en aucun cas pour fonction d'établir un point de passage entre les contenus provenant de l'intuition et les formes de signification » (p. 200) ; à l'inverse, c'est la distinction fondamentale entre signification et intuition qui permet à la dernière de s'étendre au domaine catégorial tout en reprenant son action au domaine du sensible et en élargissant le pouvoir de l'intuition et de la perception. 

 

Alors, et c'est la conclusion, il paraît "absurde" (widersinnig) de fonder le catégorial sur la sensibilité : « que les actes catégoriaux soient des actes fondés sur des actes sensibles n'empêche nullement […] les lois logiques qui régissent les rapports entre les formes catégoriales d'être des lois analytiques, et n'implique en aucune façon qu'elles aient à se régler sur les faits donnés à l'expérience sensible. Il faut donc descendre d'un cran l'argumentation philosophique et reconnaître l'absurdité du "problème de la signification réelle ou formelle du logique" […]. Ce qui est "absurde", c'est la possibilité même de pouvoir mettre en contradiction le "cours du monde réel" (die wirkliche Weltlauf) avec les formes de la pensée, non pas parce que l'un et l'autre ne peuvent pas se rencontrer de fait, mais parce que la contradiction est elle-même une forme logique qui, en droit, ne fait sens que d'un seul côté, à savoir celui de la pensée, et qu'elle en relève en conséquent d'aucun autre niveau de légalité que celui-là. » (p. 205) Et effectivement, la célèbre formule du §6 de la troisième Recherche nous dit : "ce que nous ne pouvons penser ne peut exister, et ce qui ne peut pas exister, nous ne pouvons pas le penser" (p. 206). Non pas une évidence stricto sensu (Evidenz) mais une intuition (Einsicht) de la part de Husserl quand bien même elle se rapporte à la forme, dans le décalage entre la pensée et sa propre logicité. Et comme le souligne Renaudie, lors de la réécriture de l'introduction générale aux Recherches Logiques, « Husserl a voulu insister sur le fait que les vécus auxquels a affaire la phénoménologie ne sont pas les vécus "aperçus empiriquement comme des faits réels" mais ceux que l'on doit pouvoir intuitionner "dans une généralité d'essence pure". » (p. 215) Il s'agit donc bien toujours d'élucidation (Aufklärung), non pas d'explication (Erkklärung), conformément au projet phénoménologique, et de réunir ici la pensée et le réel à partir du catégorial qui définit nécessairement « le format de toute description phénoménologique de la connaissance, non parce qu'il poserait les conditions de l'accès à l'objet en tant que tel, mais parce que cet objet ne peut être thématisé dans sa différence avec la pensée de l'objet, soit comme objet de connaissance, que depuis la pensée elle-même, et sur un terrain déjà catégorialement déterminé. » (p. 226) Le « vécu n'est descriptible que sous une formalité qui lui est propre, et cette formalité n'est autre que celle de la pensée catégoriale à partir de laquelle peuvent s'opérer à la fois sa séparation d'avec son objet intentionnel, et la consécration du fait que cet objet demeure bien, justement, son objet intentionnel. » (p.228)    

 

Husserl et les catégories de Pierre-Jean Renaudie est donc un ouvrage très précis, logique, et technique reprenant le problème des catégories à partir du tournant opéré par Husserl dans ses Recherches Logiques en 1901, lequel évite l'écueil du naturalisme, aussi celui de l'idéalisme transcendental kantien, mais dont les connaissances demeurent incontournables afin de fournir une lecture critique et historique des premiers moments de la phénoménologie en Allemagne. 

Pierre Souq