Marie de Marcillac, Ulysse chez les philosophes, Classiques GARNIER, lu par Flavie Garnier-Sacre.

Marie de Marcillac, Ulysse chez les philosophes, Classiques GARNIER, 2015, Collection « Perspectives comparatistes », 540 p.

MdaMS01b.png

 

Cet ouvrage est la reprise d’une thèse de littérature comparée, écrite par Marie de Marcillac sous la direction de Tiphaine Samoyault et soutenue le 8 décembre 2011 à l’Université Paris 8 de Vincennes Saint-Denis. Contrairement à ce que son titre peut laisser supposer, l’objectif de l’auteure n’est pas de réfléchir à la récurrence du nom d’Ulysse dans l’ensemble de l’histoire de la philosophie mais uniquement dans un corpus de textes philosophiques écrits après la seconde guerre mondiale.

Le constat de départ est le suivant : il existe un engouement manifeste d’un certain nombre de philosophes européens et américains pour le personnage d’Ulysse. Horkheimer, Adorno, Jankélévitch, Arendt, Heidegger, Lévinas, Foucault, Derrida, Deleuze, Serres, Nancy, Lacoue-Labarthe, Gadamer, Conche, Castoriadis, Davidson, Diano, Bloch, ont pour point commun de se référer au personnage d’Ulysse à un moment donné de leur œuvre.

         Comment expliquer cette fréquence en cette période particulière de l’histoire?

1) Ulysse, nom intertextuel

Certes, l’usage et la finalité de cette référence varient considérablement en fonction des auteurs au point que la figure d’Ulysse subit une véritable métamorphose d’un texte philosophique à l’autre. Peut-on, malgré ces variations, identifier un fil conducteur interprétatif  au sein même du corpus et le nom d’Ulysse peut-il, grâce sa plasticité, relier tous ces fragments textuels ?

Ulysse est un point de convergence. Marie de Marcillac l’envisage tout d’abord comme un nom intertextuel, puis comme un personnage intelligent et enfin comme une figure. C’est cette façon de plus en plus spécifique d’appréhender ce personnage qui l’amène à le penser comme « une clé d’entrée, mais aussi un guide » pour cheminer dans cette philosophie de l’après-guerre. Ulysse est aussi compris comme un personnage philosophique qui ouvre à autre chose qu’à la philosophie, à d’autres horizons de réflexion et donc à l’interdisciplinarité.

Ulysse est dans une première partie posé comme un nom intertextuel. L’usage du concept d’intertextualité pour comprendre le rôle d’Ulysse dans ces différents textes est original puisque celui-ci est généralement  réservé à l’analyse littéraire. Cet usage  est justifié par l’existence d’ «une certaine portée herméneutique de l’intertextualité qui rend possible son utilisation pour des textes philosophiques ». Cette idée d’une intertextualité philosophique suppose que tout texte est porteur d’une référence, à un ou à plusieurs autres textes. Tout discours contient de multiples discours. Le sens et les signes se transposent d’un texte à l’autre. L’objectif de l’intertextualité est ainsi la mise en relief de l’altérité de tout discours, en particulier quand celle-ci ne va pas de soi. Il faut, dès lors, identifier, à côté des intertextes explicites, des intertextes implicites. Comme nom intertextuel, Ulysse n’a donc pas seulement le statut d’une référence, d’une paraphrase ou d’une citation, mais il est au contraire créateur d’un discours nouveau, et ce en littérature comme en philosophie

Qu’est-ce qui autorise, dès lors, à penser Ulysse comme un nom intertextuel ?

Quelque soit l’Ulysse de référence – car ils sont multiples : celui de Joyce, celui de Dante, celui d’Homère – il s’opère un métissage entre littérature et philosophie. Comme si le texte philosophique devenait littéraire tout en laissant le texte littéraire acquérir une dimension philosophique. Un exemple développé dans l’ouvrage est celui de la paraphrase qu’opèrent Adorno et Horkheimer dans  Ulysse ou le mythe de la raison  où les auteurs reprennent toutes les aventures du personnage d’Homère, de façon chronologique pour montrer comment, dans L’Odyssée, la raison s’oppose au mythe.

Mais s’il existe plusieurs Ulysse, il faut noter que le texte d’Homère se donne comme une sorte de paradigme, ou un intertexte commun à tous les textes. L’œuvre d’Homère est cependant rarement envisagée dans son ensemble, la plupart du temps fragmentée, ce qui de fait, déforme la référence. Certains épisodes sont ainsi privilégiés et d’autres, au contraire, passés sous silence.

Ainsi, force est de constater que pour les philosophes, le texte de L’Odyssée a un statut particulier : est-il un simple texte littéraire ou bien plus ou autre chose que cela ? Il semblerait que, comme le suggère Castoriadis, l’œuvre d’Homère soit une référence autre, un texte à part, un texte sacré « séparé » mais non religieux qui aurait un statut différent, comme pourrait l’avoir la Bible par exemple.

Les intertextes les plus représentés dans le corpus sont donc L’Odyssée, mais aussi La Divine comédie. L’opposition de L’Ulysse de Dante à celui de Homère est récurrente.  L’Ulysse de Dante n’est pas revenu à Itaque mais parti à la recherche d’un autre monde, par-delà les colonnes d’Hercule. L’Ulysse de Dante peut donc être considéré comme un deuxième Ulysse, un Ulysse moderne qui entreprend un autre voyage vers une destination différente. Il existe en fait une multiplicité d’Ulysse et quand la référence à Homère n’est pas explicite, on peut considérer que le nom d’Ulysse n’est plus un nom propre mais devient un nom commun à part entière.

Comment lire cette pluralité des Ulysse ?

Pour Marie de Marcillac, Ulysse est à comprendre, chez les philosophes du corpus, comme un mythe qui s’exprime à travers différentes versions. Ces différentes versions peuvent cependant être incompatibles entre elles. Quelle est, de ce fait, la valeur de ces interprétations multiples ? Y en a-t-il de meilleures que d’autres ? Ou cette question est-elle sans objet ? Les philosophes ne se servent-ils de la figure d’Ulysse qu’afin d’illustrer ou de rendre compte de leur propre philosophie ? Lévinas fait par exemple un parallèle entre le chien Bobby, qui l’avait reconnu dans un camp, et le chien d’Ulysse qui le reconnaît lors de son retour à Ithaque. L’interprétation par Adorno et Horkheimer de l’épisode des Lotophages comme refus d’un bonheur illusoire procuré par des paradis artificiels, comme peut l’être la religion, est une référence qui sert leur propre thèse et que l’on pourrait supposer opportuniste.

Marie de Marcillac refuse cependant d’interroger la justesse de ces approches afin de se focaliser sur la réception de ces dernières par les philosophes du corpus.

Ainsi, de façon plus générale, Ulysse serait à comprendre dans le corpus, comme un mythe caractérisé comme tout mythe par l’interdisciplinarité. Un mythe au sens de Lévi-Strauss, au sens structural et anthropologique du terme. Un mythe présent dans chacune de ses versions. Le mythe n’a donc pas un auteur en particulier, ce qui compte c’est ce qu’il raconte. On peut donc considérer le mythe comme « la somme de ses variations ». Ulysse est de ce fait un nom intertextuel chez les philosophes parce qu’il est appréhendé comme un mythe à retrouver dans toutes les interprétations proposées dans les textes du corpus.

2) Ulysse, personnage intelligent

Si Ulysse est approché comme un nom intertextuel et comme un mythe dans la première partie, Marie de Marcillac se demande, dans sa deuxième partie, s’il est possible d’appréhender Ulysse, de façon plus radicale comme un personnage conceptuel, dans le sens où l’entendent Deleuze et Guattari. Tout comme elle s’était autorisée à déplacer le concept d’intertextualité, propre à l’analyse littéraire, à la philosophie, elle invente, à propos d’Ulysse, la notion dérivée de « personnage intelligent » qui lui semble, pour Ulysse, plus juste que celle de « personnage conceptuel ».

Ulysse est à la fois un personnage mythique, c’est une de ses hypothèses, mais aussi un personnage intelligent qui a une façon particulière de se fondre dans le paysage philosophique.

Ulysse n’est effectivement pas, à proprement parler, un philosophe, c’est-à-dire un inventeur de concepts. C’est un personnage intelligent. L’intelligence est entendue comme la capacité à relier des éléments qui sans elle resteraient séparés. Cette intelligence en acte s’exprime dans son itinéraire et dans son parcours.

La philosophie est liée à la littérature dans le sens où cette dernière est « une figuration spatiale de la pensée ». Cette dimension « spatiale » du parcours d’Ulysse est présente chez tous les auteurs du corpus, quand bien même leurs compréhensions de son trajet restent très différentes. Certains y voient en effet un voyage du retour quand d’autres l’interprètent comme un voyage fait au contraire de multiples détours. C’est le logos qui crée le lien entre les éléments de cet univers chaotique. Un voyage, un parcours comme mise en œuvre de l’intelligence, un parcours que l’on peut penser en parallèle à celui de la conscience hégélienne qui ne peut se constituer que dans un cheminement.

Mais pourquoi les philosophes choisissent-ils de se référer à Ulysse bien davantage qu’à d’autres personnages « intelligents » ? Ils auraient pu choisir Abraham ou encore Achille mais pour Marie de Marcillac le choix d’Ulysse s’explique parce qu’il est la figure de la pensée occidentale alors qu’Abraham est la figure de la pensée juive. Achille n’aurait pas davantage pu être choisi car il est la figure de la force et Ulysse celle de la mètis, à savoir de la ruse qui permet au faible de gagner contre le fort.

Il semblerait donc simplement qu’Ulysse soit le plus à même d’incarner des pensées qui traversent l’ensemble de l’histoire de la philosophie de l’après guerre : « Dans le contexte de la crise du sujet, Ulysse permet de refonder la personne ».

Il y a donc une actualité d’Ulysse dans cette pensée de l’après 1945. Tout d’abord, pour les philosophes, l’humain se refonde dans une perspective où se distinguent peu l’homme et l’animal. Ulysse propose une certaine vision du monde en adéquation avec les questionnements proposés pendant l’après-guerre. Ulysse permet d’interroger la définition de l’humain, « en refusant toute séparation radicale entre l’homme et l’animal ».

3) Ulysse passe-frontières

Dans sa troisième partie Marie de Marcillac interroge la dimension figurale d’Ulysse qui permettrait, selon elle, un décloisonnement des domaines disciplinaires. En effet, que représente Ulysse pour les philosophes ? N’est-il pas pensable comme un point d’intersection entre philosophie, littérature et d’autres disciplines comme l’histoire ou même la psychanalyse? Comme le lieu de convergence, le centre de perspective de ces discours multiples ?

En effet, Ulysse, « quand il a pour intertexte l’œuvre d’Homère », est un moment inaugural de l’histoire de la philosophie mais aussi, plus largement, de la rationalité. Ulysse est ainsi un personnage qui « fabrique de la raison » mais dans des expressions différentes de la rationalité et qui invente notamment ce type particulier de rationalité qu’est la mètis.

Ulysse est donc un personnage intelligent dont l’intelligence est surtout opératoire et pratique. En effet Ulysse ne dispose pas d’une intelligence proprement philosophique, et peut même, par certains de ses aspects, être en contradiction avec la pensée philosophique. Car Ulysse est l’autre nom de la mètis, mètis qui sera évidemment dévalorisée par Platon puisqu’elle constitue un instrument de manipulation selon lui, qu’utilisent notamment les sophistes.

Ulysse, par cette double conception de l’intelligence, permet à la philosophie de sortir de la philosophie et ainsi de « brouiller les frontières du cloisonnement disciplinaire ». C’est en ceci que la figure d’Ulysse possède une actualité chez les auteurs contemporains, non pas seulement comme figure du philosophe mais aussi comme figure de l’antiphilosophe.

Ulysse est donc à la fois ce nom, ce personnage, cette figure qui rassemble les textes du corpus et ce qui ouvre la philosophie vers un ailleurs qui est celui de l’interdisciplinarité. Même si Ulysse cristallise en effet « des questionnements autour de l’intelligence, de la personne, des rapports entre l’homme et l’animal et des communautés », il n’est pas à proprement parler « philosophe ». Si par définition, la philosophie est toujours au génitif, alors il n’est pas surprenant de considérer que l’usage et la référence à Ulysse faite par les philosophes soit toujours ce qui ouvre à d’autres domaines. Non seulement  Ulysse s’est donné comme le fil conducteur, le lieu d’une synthèse qui relie les textes du corpus choisi, mais il est surtout, en cette période particulière de la pensée de l’après-guerre, un alibi pour que la philosophie puisse enfin dépasser les frontières de sa propre discipline.

L’interrogation de Marie de Marcillac a donc porté sur l’interprétation proposée par les philosophes du mythe d’Ulysse dans cette période tout à fait particulière de l’histoire. Comment, en ce moment de l’après-guerre, la modernité occidentale reçoit-elle et actualise-t-elle l’antiquité grecque ? Ulysse qui par sa ruse incarne la raison comme la mètis, est une référence qui exprime la nostalgie d’une époque où langage et pensée ne se distinguaient pas et où les frontières disciplinaires étaient poreuses. Enfin, Ulysse incarne, d’une façon bivalente, en représentant successivement les deux partis, le débat encore actuel entre la raison pratique aristotélicienne et le rationalisme platonicien. 

                                                                                                                                                                     Flavie Garnier-Sacre.