Ludwig Binswanger, Rêve et existence, lu par Fabrice Dewolf

Ludwig Binswanger, Rêve et existence, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, Décembre 2012

Binswanger (1881-1966) est le fondateur de la Daseinanalyse, que l’on peut traduire par « analyse existentielle », une nouvelle approche de la psychiatrie inspirée, d’une part par la psychanalyse, par la phénoménologie d’autre part

Binswanger (1881-1966) est le fondateur de la Daseinanalyse, que l’on peut traduire par « analyse existentielle », une nouvelle approche de la psychiatrie inspirée, d’une part par la psychanalyse, par la phénoménologie d’autre part. Freud et Binswanger ont entretenu une correspondance pendant trente ans, à peu près jusqu’au décès de Freud, à la lecture de laquelle on peut s’apercevoir de l’éloignement progressif de Binswanger vis-à-vis de la théorie de l’inconscient psychique et de son paradigme de l’homme pulsionnel, même si dans son aspect thérapeutique d’écoute du patient et de recherche d’un sens, et pas seulement d’une cause, la psychanalyse conserve pour lui quelque chose d’indépassable. C’est en réfléchissant au statut épistémologique et à la pratique thérapeutique de la psychiatrie que Binswanger s’intéresse aux travaux de Jaspers sur la constitution d’une « science de la personne », avant de découvrir en 1913 la phénoménologie de Husserl qui le sort définitivement, selon ses propres termes, de son « sommeil naturaliste ». Elle lui permet de résoudre, grâce à l’intuition catégoriale ou « vue intuitive des essences », la difficulté d’accéder au cœur de l’expérience vécue du sujet malade par la méthode compréhensive sans parvenir jusqu’à l’essence des manifestations pathologiques.

Mais Binswanger se heurte au problème de l’articulation de  l’organisme comme unité psychophysique (qu’il appelle « fonction vitale ») avec l’histoire intérieure de la vie du sujet par laquelle la personne s’ « essencifie ». C’est la lecture de Sein und Zeit, dès 1928, qui lui permet d’y voir plus clair puisque l’ « essencification » du Dasein repose sur son existence. La thèse ontologique de Heidegger d’une structure fondamentale de l’être-là comme être-dans-le-monde  refonde l’anthropologie psychiatrique en dépassant la scission sujet-objet. Pour autant  l’ « analyse existentielle » n’est pas l’analytique existentiale de Heidegger, c’est-à-dire n’est pas une ontologie, mais un principe méthodologique permettant d’approcher la singularité de la « tonalité affective » des différentes flexions du Dasein malade en fonction du corps propre.  A partir de 1960 il reviendra à l’influence de Husserl. Dès 1945, dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty se réfère explicitement à Binswanger, et en particulier à Traum und Existenz, en resituant la « psychanalyse existentielle » de Sartre (L’être et le néant, partie IV, chapitre 2) par rapport à l’œuvre de Binswanger, mais qu’il faudra attendre l’introduction de Michel Foucault à la première traduction en français du texte du psychiatre suisse, en 1954, pour que l’on en découvre l’importance. On peut retrouver cette introduction dans le premier volume du recueil de textes de Foucault : Dits et écrits, 1954-1988. La « Postface » que l’on doit ici à Elisabetta Basso, et dont la belle traduction du texte de Binswanger est assurée par Françoise Dastur, rend bien compte de l’influence du texte foucaldien.

 

Même si ce n’est qu’en 1943 qu’il invente le néologisme « Daseinanalyse », Rêve et existence, paru en 1930,  peut être considéré comme le premier texte de ce courant de la psychiatrie phénoménologique. En identifiant la philosophie phénoménologique comme étant le fondement sur lequel repose la psychiatrie et lui permet ainsi une autocompréhension, Binswanger s’éloigne là encore de Freud qui se montrait très critique vis-à-vis de l’activité philosophique. Remarquons que la Daseinanalyse, comme la psychanalyse avant elle, commencent toutes les deux par une importante étude sur le rêve. Le titre du texte de Binswanger n’est pas à comprendre en tant qu’opposition entre le rêve et l’existence, mais en tant que le rêve apparaît comme une modalité particulière de l’existence. Quelle est la nature du rêve ? En 1928, sous le titre « Variations dans l’appréhension et l’interprétation du rêve depuis les Grecs jusqu’à nos jours », Binswanger dresse un inventaire érudit des textes consacrés à cette question en Occident. Il rappelle que l’explication du rêve comme production de la subjectivité individuelle n’est ni la plus ancienne, ni la plus pertinente, et que sa compréhension doit davantage partir de l’ouverture de l’esprit au monde. Freud s’amusera de cette ivresse spirituelle, mais devant la qualité du travail de Binswanger il renoncera à produire une bibliographie dans les prochaines éditions de sa Traumdeutung.

C’est à partir de sa lecture d’Être et temps que Binswanger va  penser l’activité onirique en relation avec les structures existentielles qui dévoilent le sens de notre rapport au monde. L’espace de la subjectivité onirique entre en résonance avec la tonalité d’ensemble de l’existence du sujet. Il n’y a pas à interpréter le contenu manifeste à partir d’idées latentes puisque les images sont l’objectivation de la tonalité affective. Dans les premières pages de Rêve et existence il montre en quoi l’expérience de la déception se manifeste comme existence privée d’appui, et la structure spatiale du rêve sera alors celle de la chute. Cette image de la chute est liée à la tonalité affective de la déception, qui dévoile le sens de notre rapport au monde. Le sens, comme signification et direction, de la chute est existentiel. Si chez la plupart des personnes la structure spatiale articule dialectiquement un ensemble d’oppositions : chute/ascension, ampleur/étroitesse, ouverture/fermeture, éloigné/proche, etc., chez le sujet malade on assiste à l’exclusivité d’un de ces vecteurs polaires, et c’est l’existence tout entière qui s’en ressent. On saisit mieux pourquoi les rêves des mélancoliques sont plutôt des rêves d’engloutissement, de naufrage, etc., alors que dans la manie, c’est l’inverse. Le Dasein pathologique ne coïncide plus avec le monde commun de l’intersubjectivité. La thérapie consiste alors à ramener à l’être-en-commun-avec-les-autres, à la vie universelle et historique de l’homme éveillé, celui qui s’est isolé dans son monde privé rigide, s’ensommeillant dans une vie biologique au lieu de se l’approprier en se constituant sa propre histoire intérieure. Binswanger s’appuie ici sur la distinction du philosophe Héraclite, dans le Fragment 89, entre le Koinos cosmos (le monde commun) et l’idios cosmos (le monde singulier, privé). Les modes de relation au monde étant liés à une spatialité vécue, Binswanger préconise donc de rester dans la sphère de l’existence, du vécu corporel dans l’analyse du rêve et l’étude des formes pathologiques.

Ce court texte intéressera les curieux de phénoménologie et de psychiatrie, mais aussi ceux que le naturalisme de Freud ne satisfait pas, ou qui cherchent à échapper, à propos de la question du rêve, à l’alternative entre la psychanalyse et les neurosciences. C’est un ouvrage suffisamment accessible pour être conseillé à un élève de terminale, et qui peut être évoqué lors d’un cours autour de la notion de sujet, ou de celles de matière et esprit.

Fabrice Dewolf