Aristote, Métaphysique (livres Α α Γ Ε Ζ Η Θ Λ), présentation et traduction de Frédéric Gain, L'Harmattan, 2023

Aristote, Métaphysique (livres Α α Γ Ε Ζ Η Θ Λ), présentation, traduction et notes de Frédéric Gain, collection Ouverture philosophique, L'Harmattan, septembre 2023.

 

Frédéric Gain, spécialiste de philosophie antique, professeur en classes préparatoires littéraires, vient de faire paraître un document de travail remarquable par ses qualités de clarté sur un texte présentant souvent une obscurité redoutable et très justement redoutée par le lecteur moderne.

Il a accordé un entretien à L’Œil de Minerve.

 

 

 

 

 

- Comment votre intérêt pour la philosophie et plus particulièrement pour la philosophie antique est-il né ?

- J'ai toujours recherché la cohérence et l'intelligibilité. Après des études scientifiques au lycée, je me suis rendu compte que les sciences calculaient, prédisaient, mais qu'elles ont des domaines distincts et des méthodes différentes : elles ne nous proposent pas une vision unifiée de la réalité. Et c'est cela qui m'intéressait ! Je me suis donc lancé dans des études de philosophie. J'avais eu le goût de la philosophie dès la terminale. Et j'ai suivi une classe prépa, le cursus de philosophie à l'École normale supérieure, etc. (agrégation, thèse). Et je trouve que dans une époque en pleine mutation comme la nôtre, voire en perte de repères, la philosophie ne nous donne pas de repères figés ; elle nous apprend à nous repérer ; c'est ça qui m'intéresse en elle : elle nous apprend à nous orienter, à nous orienter dans la pensée comme dirait Kant. Prenons la question du sens de la vie. Eh bien, le philosophe va s'interroger d’abord sur les différent sens du mot sens : quand on lui pose cette question, c'est la direction ; mais c'est aussi et avant tout peut-être la signification : est-ce que la vie est quelque chose qui doit recevoir une signification ? - ça sera la question de base dont partira le philosophe : est-ce qu'elle est comme un mot, comme un discours ? est-ce que le sens de la vie n'est pas finalement la vie elle-même ? est-ce qu'il ne faut pas être dans la vie plutôt que de rechercher un sens ? Donc ça, c'est le questionnement philosophique pour moi. Cela n’aboutit pas forcément à des réponses ; mais cela balise les problèmes.

Pour en venir à la philosophie antique, j'ai été porté vers elle parce que je m'intéressais beaucoup au grec. C'est quand même la langue, une des langues, de la philosophie antique. J'avais aussi un intérêt pour une philosophie qui est encore en train de construire ses concepts : tout n'est pas encore figé dans la philosophie grecque ! C'est une philosophie qui est vraiment en train de se faire, qui n'est pas encore acquise, dont la possibilité a encore à se prouver, à être prouvée. Et ce que j'appréciais, c'est l'importance de la logique - qu'on a un peu perdue par la suite. Dans l'idéalisme allemand, je ne trouvais plus tellement de logique ; il n'y avait pas ce souci, cette exigence de logique qu'on trouve chez Platon, chez Aristote, chez les Stoïciens. Je voulais une pensée qui soit à la fois cohérente et avant tout rigoureuse logiquement. Et chez Aristote, qu'on considère souvent comme un penseur systématique, il y a un aspect qui reste dialogique. Aristote est en dialogue avec les Mégariques, notamment dans La Métaphysique - un débat avec des interlocuteurs qui ne sont pas toujours présents, mais qui sont là virtuellement, des interlocuteurs parfois fictifs… Ce qui m'a marqué aussi, c'est le programme de l’agrégation externe en 2001 : on avait la nature, Platon, Descartes et Fichte ; et j'ai lu pratiquement tout Platon. C'est par les Formes, par la philosophie de la nature, par le Timée, que j’en suis venu à Aristote… dans une démarche un peu comparative. C’est par le livre Z que je suis venu à La Métaphysique d'Aristote – même si je considère aujourd'hui que ce livre n'en est pas le livre central. Mais ç’a été mon angle d’attaque initial.

 

- Dans votre travail philosophique, vous semblez accorder un rôle très important à la traduction. Pourquoi ?

- Dès ma thèse, qui avait pour objet l'étude des modalités d'une approche rationnelle du devenir chez Platon et Aristote, j'accordais une importance à la traduction. Je considérais que le rapport avec un texte déjà traduit était insuffisant ; il fallait ce contact avec le texte. La traduction me permettait de saisir sa structure logique, de voir aussi les concepts se constituer, de comprendre toutes les difficultés de la traduction de La Métaphysique d'Aristote. Par exemple, lire essence là où le grec dit τὸ τί εστιν dans La Métaphysique d'Aristote, cela induit d'emblée une lecture un peu essentialiste, alors que l’expression, si on la traduit littéralement, signifie « le ce que c'est ». La lettre du texte est donc un élément indispensable de sa compréhension : ainsi, pour Aristote on peut dire qu'il y a un « ce que c'est » même pour les qualités accidentelles des choses, alors qu'aujourd'hui on ne dirait pas qu'il y a là une essence : essence a un côté un peu trop scolastique, un peu trop figé. Alors, j'ai commencé à traduire des textes de La Métaphysique au début de ma thèse en 2002. Mais c’est un peu plus tard que nous avons fait avec Michel Crubellier une traduction destinée aux étudiants ; et comme il y avait des chapitres qui m'intéressaient peu à l'époque, il avait gentiment proposé de m'aider, de compléter la traduction : moi, j'avais traduit sept chapitres ; et il avait complété Α par α - un livre que je considérais comme peu important. Voilà, c'est pour ça qu'on aura aussi α dans la traduction. Le contexte étant posé, le but était bien sûr d’être utile à des étudiants de licence ; c’était un texte qui servait de base de cours - à une époque où les traductions de La Métaphysique n’étaient pas nombreuses : il y avait les deux traductions de Tricot et celle de Jules Barthelémy-Saint-Hilaire, revue par Paul Mathias ; il y avait aussi Α traduit chez Mille-et-une-Nuits par Cyril Morana si je me souviens bien. Ce n’était pas l’abondance de biens qu’il y eut par la suite : quand j'ai commencé mon projet, il n’y avait pas la traduction Pléiade de Christian Rutten et Annick Stevens, etcLa Métaphysique restait un continent à explorer ! Et mon désir, c'était que le travail fait ne soit pas perdu. On connaît la durée de vie des fichiers sur un ordinateur. Ma volonté, c'était de fournir un texte compréhensible et utilisable par des étudiants de premier cycle, leur permettant d’avoir une image en français de ce texte ardu pour le moins, sans être tout à fait conforme au standard des publications universitaires : je n'insiste pas tellement sur les difficultés de traduction. Quand on traduit, il faut prendre le risque de proposer quelque chose : on ne peut pas donner cinquante alternatives, cinquante autres possibilités. À chaque fois, traduire, c'est faire des choix. Quant aux variantes, c'est-à-dire aux leçons qu'on trouve dans d'autres manuscrits, je les traduis - ce qui permet au lecteur non-helléniste d’avoir un accès que normalement seuls les hellénistes peuvent avoir au texte ; et cela en me fondant sur l'édition Jaeger, qui est bien sûr rigoureuse, mais qui aujourd'hui va peut-être céder la place à d'autres éditions, parce que le travail de recension de Jaeger finalement est ancien et qu'aujourd'hui on découvre que certaines leçons qu'il attribuait à certains manuscrits ne le sont pas : ce sont des additions ; ce sont des corrections… donc c’est compliqué… mais la base, ça a été cette édition. Le public visé, c'est avant tout des étudiants ; cela peut être aussi des étudiants de classe prépa, comme ceux que j'ai en ce moment : on travaille sur le programme la métaphysique. Je dois dire que ce qui m'a déterminé à publier ce texte (j'y avais renoncé à un moment), c'est justement le besoin d'avoir un texte pour mes étudiants.

Je propose aussi une présentation qui problématise la métaphysique. Ce n’est pas une présentation dogmatique ; c'est vraiment pour mettre en perspective les différentes lectures notamment la science de l’étant en tant qu’étant et la science première : ce sont les deux directions qu'on peut essayer d'articuler. Je propose un résumé de chaque livre ; mais cela ne prétend pas être un commentaire bien entendu.

Je recherche aussi une certaine beauté de la traduction dans la mesure du possible (κατά δύναμιν, comme diraient les Grecs). C'est-à-dire qu’il n’est pas possible de faire passer totalement Aristote en français. Mais le but est quand même d'avoir un texte lisible et si possible agréable. Voilà ! Pour moi, le travail du traducteur est distinct de celui du commentateur. Il faut laisser ouvertes toutes les possibilités compatibles avec la grammaire grecque, donc laisser une certaine marge pour le commentateur. Bien sûr, il y a des problèmes. En grec, κα peut vouloir dire et ; mais ce mot peut aussi vouloir dire c'est-à-dire ; il y a des moments où j'ai traduit κα par ainsi que ou par et, alors qu'un commentateur pourrait dire finalement : « C'est la même chose ! Ce ne sont pas deux choses distinctes qu'Aristote relie ! Il est en train de gloser une expression ! » Alors, le reproche qu'on pourrait m'adresser, ce serait que cette traduction est trop populaire pour ce qu'elle a de savant et trop savante pour ce qu'elle a de populaire. Mais c'est un risque à prendre. Je ressentais comme une nécessité intérieure de traduire de cette façon. Bien sûr, ce n’est pas parfait ; mais au moins c'est personnel. C'est ce qui m'intéresse : quelque chose de personnel, qui n'est pas une traduction mécanique, qui n'est pas non plus une traduction tout à fait standard.

 

- Quelle lecture faut-il faire de La Métaphysique ? Y a-t-il une cohérence dans ce recueil ?

- Il y a deux points, deux questions différentes dans ce que vous dites. Il y a la question du choix que j’ai fait, des huit traités que j'ai retenus sur les quatorze. Ce n'est pas du tout parce que je les considérerais comme inauthentiques que je n'ai pas traduit les six livres restants. Tout simplement, il y a une contrainte de temps : j'ai mis à peu près vingt ans à traduire ces huit livres. Si j'avais voulu tout traduire, je n'aurais peut-être pas été là pour assister à la publication. Il y avait aussi une contrainte de format : je me suis rendu compte qu'il ne fallait pas dépasser les 500000 caractères ; et on était presque à 500000 avec la présentation. Donc, je me suis dit : « Finalement, ça tombe assez bien ! » De ne pas traduire B, c'est assez discutable, puisque c'est le livre des apories, le troisième, qui introduit à toute la métaphysique. De ne pas traduire I, aussi c'est discutable, puisque l’ensemble Ζ, Η et Θ se finit avec lui ; et logiquement, I (le livre sur l'unité, sur l'Un), on sait que c'est important… Mais je dois dire que ces deux livres, B et I, m'avait fait caler dans ma lecture quand j'étais en classe préparatoire ; ce sont des livres qui m'avaient un peu rebuté, ennuyé. Et je pense que justement pour des étudiants il est important de commencer par les livres principaux, ceux que j'estime les plus représentatifs de ce que peut être pour Aristote la métaphysique. C'est pour cela qu’il y a cette sélection. Je pense que les livres que j'ai traduits sont vraiment ceux par lesquels on doit commencer.

Sur le deuxième aspect de la question, sur la lecture unitaire que je propose de La Métaphysique, je fais l'hypothèse que les quatorze livres n'ont pas été réunis par hasard, que ce soit Andronicos de Rhodes ou un autre un peu avant qui soit l’auteur de cette réunion. Ce n’est pas par hasard qu'ils sont ensemble : ils se rattachent tous à un même projet et (on peut même dire) à une seule discipline. Cette discipline bien sûr, nous pourrons l'appeler la métaphysique, parce qu'elle n'est pas la philosophie première proprement dite. Aristote utilise l’expression de philosophie première ; on aurait pu donner ce titre à l'ensemble du recueil ; si on ne l'a pas fait, c'est précisément parce que la métaphysique ne se réduit pas à la philosophie première. Cette science sans nom doit s'articuler d'une certaine manière à elle. Il y a une distinction, peut-être formelle, entre les deux. Et, pour moi, l'unité se construit à partir du livre Γ. Je pense que le livre Γ est vraiment le livre central de La Métaphysique, celui à partir duquel tout rayonne. Il faut partir vraiment de la science de l'étant en tant qu'étant. Et il n’y a pas seulement une unité de problématique, comme le pensait Pierre Aubenque. Il y a vraiment une unité de sujet. C'est-à-dire que la métaphysique pour Aristote est une étude finalement générale de tout ce qui est, c'est-à-dire du fait d'être et aussi du fait de ne pas être telle ou telle chose. On s'interroge sur les différents sens du mot étant. Et c'est vraiment cela qui fournit l'unité de la métaphysique. Donc, ce qui fait de la science de l'étant en tant qu’étant, qu’on appellera ici métaphysique, une science et pas seulement un discours vide (il ne s'agit pas de parler de tout, de dire tout sur tout ; il s'agit de parler de tout mais dans une certaine perspective) – ce qui fait d’elle une science distincte des autres sciences (même si ce n'est pas une science particulière), c'est le fait qu'elle étudie tout ce qui est en tant qu'il est. Elle doit sa nature de science, si je puis dire, à sa perspective. Et cette perspective est justement indiquée par le en tant qu’étant dans l'expression science de l'étant en tant qu’étant. En tant qu’étant n'est pas le nom d'un objet, ni d'un domaine ; c'est un angle d'approche. Bien sûr, Aristote rapporte cet angle à une nature unique (dans Γ, 1). Mais le problème, c'est qu'on ne peut pas prendre φύσις ici au sens courant, puisque, si véritablement la science de l’étant en tant qu’étant est universelle, elle ne peut pas porter sur une nature, puisque la nature est simplement l’étant en mouvement. Elle ne peut avoir comme objet une nature au sens aristotélicien ; ce ne sera pas un principe immanent de mouvement et de repos. C'est plutôt la nature au sens platonicien, par exemple à la fin du Cratyle quand il parle d'une φύσις de la navette, si je me souviens bien. De même, il parle d'une science unique par le genre. Or, ce n’est pas le cas ici, puisqu’il est bien connu que l'étant n'est pas un genre ; il en est plusieurs. Donc, on ne peut pas parler de l'étant comme étant un genre unique. Pour moi, Γ, 2 est vraiment un chapitre capital, même s'il est difficile, parfois un petit peu brouillon. Aristote y étudie les différentes manières d’être - ce qui correspond aussi aux différentes manières de ne faire qu'un avec quelque chose ou de ne pas faire un avec cette chose. Donc, on va arriver non seulement aux catégories (ce sont des manières d'être). Mais il y a plein d'autres choses, puisqu’au-delà des dix catégories, on a aussi les processus, qui sont des étants, les acheminements vers la substance, le devenir donc, mais aussi des acheminements vers une qualité, vers une quantité, quand on parle de l'accroissement par exemple ou du contraire, c'est-à-dire des destructions ou des acheminements vers ce qui détruit ces propriétés qu'on attribue à la substance. C’est vraiment très large ! Aristote s'intéresse aux propriétés les plus générales de l'étant. Ce n’est pas seulement le principe d'identité. C’est vraiment la question : « que signifie est lorsqu'on dit que S (un sujet) est un prédicat - ou qu'un sujet n'est pas tel prédicat ? » Bien sûr, dans ce livre, il y a la signification, la thèse de la signification focale (focal meaning) de l'étant : tous les prédicats se rapportent à la substance ; toutes les catégories se rapportent à la première d'entre elles (le blanc, quand on dit le blanc entre guillemets, existe grâce à la substance ; et même il est dit grâce à la substance). Ce chapitre Γ, 2 montre notamment qu'Aristote n'est pas prisonnier de la grammaire ; ça, c'est très important. C’est un reproche qu'on lui fait souvent, qu'il est prisonnier de la grammaire grecque, que sa métaphysique n'est qu'une philosophie de la grammaire. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Certes, Aristote réfléchit à partir de la langue grecque ; il définit les différents sens d’un terme. Mais il est conscient à mon avis que la grille linguistique laisse passer des différences fondamentales. C'est pour cela qu’il passe son temps à distinguer des sens. Et parfois ces distinctions finalement sont plus philosophiques que proprement linguistiques. Prenons l'exemple de l’expression être un : puisqu’étant et un sont convertibles l'un dans l'autre, être un peut signifier l'identité d'un individu avec lui-même, mais aussi l'identité de deux individus de même forme ou espèce, c'est-à-dire quand on partage la même forme : par exemple, à propos de Socrate et Callias, qui sont tous les deux des humains, on peut dire qu'ils sont un, même s'ils sont deux individus distincts. Il y a aussi la communauté de genre : on peut dire d'une certaine façon qu’un chat et une panthère sont un, puisqu'ils sont un en tant que félins. Donc, Aristote est bien au-delà de la langue. Il arrive à penser à partir du grec. Mais on ne peut pas dire qu'il pense seulement en grec. Ça, cela me paraît très important de le souligner.

Pour la lecture unitaire, je suis parti de la science de l'étant en tant qu'étant. Mais on peut l'articuler bien entendu avec la philosophie première, qui en est sans doute une partie, puisque tout ce qui est dit être se rapporte à quelque chose qui est une substance : c'est justement la focal meaning, la signification focale de l’étant. Il faut se demander ensuite quels sont les principes des substances, une fois qu'on a tout rattaché aux substances. On va s'interroger sur les principes qui font de Socrate l'être humain qu'il est ; et du coup on va être amené à la forme Socrate. Il y a bien sûr la matière qui est importante : elle est substance pour Aristote. Mais finalement les principes de l’étant substantiel, donc ce qu'il y a derrière l’expression être humain, c'est la forme humaine, l'homme comme forme. Et c'est comme ça qu'on va arriver à la philosophie première, qui étudie les premiers principes de la réalité. La forme en est un. En effet, pour les substances sensibles non-éternelles, pour tout ce qui est sujet au devenir c'est la forme qui est éternelle et qui constitue le principe. Il y a d'autres substances pour Aristote, les substances non-corruptibles. Dans ce cas-là, on ne peut pas parler de forme, ni de nature. Le Premier Moteur non mû n’est jamais désigné comme forme ; on ne lui attribue pas à mon sens une nature. On dit juste qu'il est acte ou en acte (ça dépend aussi des occurrences et des leçons suivies). Donc, on ne peut pas en dire grand-chose, si ce n'est que c'est un intellect - sachant qu'il y a d'autres intellects pour expliquer le mouvement des sphères. Finalement, on retrouve toujours des substances qui sont principes, que ce soit la forme des substances corruptibles ou ces intelligences supra-lunaires. Et on se rend compte que cette philosophie première comporte quand même deux types de substance. Même si on ne peut pas savoir grand-chose des intelligences. Pierre Aubenque disait que, chez Aristote, la théologie était « la science introuvable ». Néanmoins, toutes les deux s'articulent à cette science de l'étant en tant qu'étant, qui va rattacher tout ce qu'on peut dire d'une chose à la substance, tout ce qu'on peut dire de Socrate à lui en tant qu’humain et tout ce qui est humain aux principes que sont la forme et, en remontant plus loin (puisqu'il faut que le mouvement dans l'Univers ait lieu) au Premier Moteur immobile. Alors, ce n’est pas tant la doctrine aristotélicienne qui m'intéresse. C'est plutôt le geste philosophique d'appropriation du réel. C’est ça qui est intéressant à mon avis chez Aristote ! Chez Aristote encore, la philosophie est à défendre et à construire. Il y a quand même, malgré le côté systématique, malgré la volonté de tout comprendre, de tout embrasser, de tout placer, ce côté dialogique : on est toujours en débat. Et la philosophie n'est pas encore sûre de sa possibilité. Elle doit toujours l'établir, un peu comme dans le Gorgias de Platon, toutes proportions gardées. Il s'agit de montrer que la philosophie a sa place et qu'elle est possible, en la distinguant, dans le cas d'Aristote, de la dialectique et de la sophistique. Il y a encore une philosophie à faire ! Il y a un passage très intéressant, d'ailleurs : c'est quand Aristote s'emporte contre les Mégariques. Si tout est à la fois ainsi et pas ainsi, si donc on refuse le principe de contradiction, pourquoi ces gens-là évitent-ils les puits et les précipices ? Pourquoi admettent-ils que ces précipices sont existants plutôt que non-existants et qu'ils sont dangereux plutôt que non-dangereux ? Il y a ce côté un peu passionné qui transparaît dans le texte de La MétaphysiqueΓ.

Ce qui me paraît intéressant aussi, c’est qu’Aristote nous permet de réfléchir à la question de la métaphysique en général, de la métaphysique aujourd'hui. Est-ce qu'on a besoin d'une métaphysique pour défendre le réalisme philosophique ? Est-ce que le réalisme a besoin d’une fondation métaphysique ou d'un arrière-plan métaphysique ? Le réalisme, je le définirai ici comme la conception selon laquelle le réel précède la pensée. On peut servir de la formule de MétaphysiqueΘ, 10, par laquelle Aristote affirme que ce n'est pas parce que nous pensons avec vérité que tu es blanc que tu es blanc, mais que c'est parce que tu es blanc que nous le pensons avec vérité : il y a vraiment une primauté du réel par rapport au discours et à la pensée, c'est-à-dire que le réel précède la pensée et que la pensée doit s'avancer vers lui, sans pour autant être assurée de le découvrir tout de suite (même si on est sûr pour Aristote qu'il n'y a rien de fondamentalement incompréhensible, du moins dans le monde sublunaire). Quelle métaphysique pour défendre le réalisme, pour échapper à l'ère de la post-vérité, c'est-à-dire à cette conception selon laquelle, à partir du moment où on est sincère, on est dans le vrai (ce qui, pour Aristote, ne peut pas marcher : pour être dans le vrai, il faut suivre une réalité qui nous précède et que nous devons découvrir par notre pensée) ? Ne peut-on pas juste se contenter de la perception, un peu comme les empiristes du XVIIIème siècle, et d'une analyse linguistique, comme on fera aujourd'hui dans la philosophie analytique avec le linguistic turn ? Est-ce que le réalisme, qui est pourtant une philosophie proche du sens commun, a besoin d'une métaphysique pour être défendu ? Le réalisme, qui s'oppose à la post-vérité, s'oppose aussi au relativisme scientifique : quand on pense que les théories scientifiques ne sont que des instruments et que finalement peu importe qu'elles parlent du réel ou pas, ce qui nous intéresse, c'est leur côté instrumental, leur efficacité technique, on dira du coup que les mathématiques sont vraies, parce qu'elles permettent de construire des téléphones portables. Mais ce n’est pas ça, la vérité ! C’est au-delà de ça !

 

- Pouvez-vous nous donner un exemple de votre travail de traducteur face à une difficulté bien particulière ?

- Vous me posez la question du fameux τ τί ν εναι, je pense, notamment dans le livre Z, que Tricot traduit par l'impossible quiddité, un terme qu’il a sans doute repris à des scolastiques. J'ai essayé quelque chose de plus simple et qui fonctionne bien : c'est l'être essentielL'être essentiel d'une chose, cela a comme avantage de ne pas casser la continuité des phrases, puisqu’on peut dire : « on recherche l'être essentiel de telle chose ». C'est assez pratique. Dans τ τί ν εναιεναι est un attribut : « ce que c'est qu'être pour telle chose » ; et τ τί ν εναι, notamment dans le chapitre 4 du livre Z, fonctionne avec l'expression τ εναι plus datif, τ εναι τίνιc'est-à-dire l'être-del’être-pour-telle-chosel'être-qui-appartient-à-telle-chose. Donc, c’est vraiment très pratique, l'être essentiel ! Je ne suis pas le seul à l'utiliser : Enrico Berti aussi a traduit τ τί ν εναι par l’être essentiel. Dans l'imparfait, dans τ τί ν εναι (ce-que-c'était-d'être-pour-telle-chose), il y a, à mon avis, une valeur de rappel : c’est ce qu'on présuppose que la chose est, ce qui est présupposé, ce qu'on a admis ou ce qu'on admettait que la chose est ; il y a cette valeur de rappel d'une définition connue.

Mais il y a d'autres difficultés, des difficultés lexicales. Il y a la fameuse οσία. On pourrait la traduire par essence, par substance. C'est un dérivé du verbe être, peut-être du participe οσα (mais on ne sait pas trop), du féminin οσαétant(e) : ça serait l'étantité d'une certaine façon. Moi, j'ai trouvé qu'il fallait choisir, qu'on ne pouvait pas jouer entre essence et substance. C'est-à-dire qu’Aristote utilise οσία plus génitif sans que cela veuille forcément dire essence-de. Notre distinction substance/essence ne fonctionne pas. Il faut savoir que pour Aristote les substances, ce sont des objets. C'est-à-dire que l’οσία n'est pas seulement ce qu’est l’objet ; c'est elle-même un objet : c'est l'homme en tant qu'il est homme. Et on peut même dire qu'il n’y a pas de différence entre la substance première et la substance seconde, pour reprendre les termes des catégories d'Aristote ; c'est-à-dire qu’il n’y a pas de différence conceptuelle entre l'homme individuel Socrate et l'espèce humaine, la forme de l'homme, qui est le principe de ce qu'il est. Les seules différences concernent en fait les accidents qui sont liés à la matière ; la forme est ce qui est précisément l'homme individuel. Donc, on peut traduire οσία par substance quand on parle justement de la catégorie de substance (homme dans le cas de Socrate). Mais on peut aussi la traduire par substance-de quand on cherche les principes qui font de Socrate ce qu'il est.

Une autre difficulté, c'est aussi le fameux τόδε τι. Je le traduis par cette chose déterminée, souvent entre guillemets, mais pas toujours. Dans « cette chose déterminée », le terme déterminée ne fait pas tant allusion à l'individualité au sens numérique, c'est-à-dire un homme à côté d'un autre (la distinction numérique entre deux individus), mais plutôt à la déterminité du concept, c'est-à-dire être-quelque-chose-de-déterminé, un homme plutôt qu'un chat, par exemple. Il faut savoir que τόδε τι est synonyme de substance chez Aristote. Il n’y a pas ce côté substance individuelle ou individuée par sa matière qu'on pourrait tirer d'une certaine lecture de Tricot.

Globalement, je me suis souvenu de ce que m'avait dit un jour Pierre Pellegrin : « chez Aristote, on a un usage non technique de termes techniques ». C’est un petit peu ça !  Les termes d'Aristote, on va les retenir comme des termes techniques, qui vont devenir les termes de la philosophie elle-même : puissance/entéléchie, matière/forme, etc. Mais chez lui, ce n’est pas encore figé ; c'est-à-dire qu’on peut en faire un usage non technique. C'est un peu comme chez Hegel finalement : il y a des mots qui ne sont pas encore des concepts et qui gardent une trace de leur usage courant.

On peut en prendre comme exemple l'accident, le συμβεβηκός, notamment dans le chapitre 2 du livre E, consacré à l'être par accident. Le συμβεβηκός, on peut, certes, le traduire par accident. On peut aussi le traduire dans certains cas par propriété, notamment dans le premier chapitre de Γ, où il est question d'étudier les propriétés par soi de l'étant en tant qu'étant : on ne peut pas dire que ce sont vraiment des accidents, puisque, s’il s’agissait d’accidents, ce ne serait pas intéressant pour la science. Alors donc qu'on traduit généralement le συμβεβηκός par accident, dans ce chapitre E, 2, on rencontre l’infinitif συμβαίνειν ; et dans ce cas-là, on ne va pas traduire : « c'est un accident pour telle chose d'arriver à telle autre » ; on va dire : « il arrive que (…) », puisque συμβαίνειν, c'est arriverse produire. On peut donc garder une trace de cet usage courant, puisqu’Aristote n'utilise pas systématiquement le participe parfait συμβεβηκός. J'ai essayé de ce point de vue de rendre la traduction un petit peu vivante et de ne pas chercher à y reconnaître des concepts plus ou moins scolastiques.

 

- Quelles perspectives, quelles autres publications à partir de ce travail sur La Métaphysique ? Ou bien envisagez-vous désormais un travail visant une autre direction ?

- Je n’ai pas encore vraiment d'idée. Ce qui est à peu près sûr, c'est que je ne compte pas m'engager dans une traduction complète de La Métaphysique : je vais m'arrêter là pour La Métaphysique ! Même si j'ai un petit regret pour le livre B, puisque ce livre des apories, qui me rebutait au départ, il pourrait être intéressant de l’étudier en connaissant les solutions d'Aristote : quand on connaît les solutions apportées aux apories, notamment en Γ, on peut revenir sur les apories pour voir de quelle problématique, de quel problème Aristote est parti, peut-être dans un rapport au platonisme. Mais ce travail a sans doute déjà été fait ; il y a eu un Symposium Aristotelicum sur le livre B[1]. Il faudrait voir si je peux apporter quelque chose de nouveau et d'original. Peut-être aussi revenir à Kant sur lequel j'avais travaillé et à la Critique de la faculté de juger. Je ne pense pas que Kant soit vraiment ou avant tout le précurseur de l'herméneutique ; je ne le vois pas comme un idéaliste au sens courant du terme. Je pense que, dans cette troisième Critique, il essaie de combler le fossé entre la philosophie d'entendement (dont il a montré la possibilité et les limites dans la Critique de la raison pure) et le besoin de la raison. On pourrait dire aussi qu’il recherche une harmonie entre nos facultés, qu'elles soient intellectuelles ou morales, et l'ordre du monde, l'être d'une certaine façon ou l'étant en termes aristotéliciens. Cela pourrait être intéressant de lire dans cette perspective la Critique de la faculté de juger, y compris dans une perspective théologique, c'est-à-dire en ce qui concerne le rapport entre foi et raison. Voilà qui pourrait être une de mes possibilités ! Mais pour l'instant je pense que j’ai besoin de me reposer de La Métaphysique pour quelque temps !

 

[1] Aristotle, Metaphysics Beta. Symposium Aristotelicum XVI, Michel Crubellier & André Laks (ed.), Oxford, Oxford University Press, 2009.