Pierre-Luc Desjardins, Devenir le fils. Physique et noétique chez Maître Eckhart, Cerf, 2023

Pierre-Luc Desjardins, Devenir le fils. Physique et noétique chez Maître Eckhart, collection « Cerf Patrimoine », éditions du Cerf, 2023, 328 pages.

 

Pierre-Luc Desjardins, spécialiste de philosophie médiévale, vient de publier un ouvrage sur Maître Eckhart et sur la centralité de son concept de Naissance du fils dans l’âme pour saisir l’unité d’une pensée à l’œuvre dans toute l’étendue de son corpus, aussi bien allemand que latin.

Il a accordé un entretien à L’Œil de Minerve.   

 

 

- Comment en êtes-vous venu à la lecture de Maître Eckhart ?

- La genèse de mon parcours, ç’a été un coup de foudre intellectuel pour la philosophie médiévale. C'est venu très tôt, en début de licence. On a un programme à l’Université de Montréal, très permissif, qui permet à des étudiants, dans certains contextes particuliers, de s'inscrire dès la première année dans les cours de troisième année. Et, dans un cours de troisième année, cours de philosophie médiévale sur des textes de la tradition latine, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon directeur de thèse, David Piché, un professeur passionnant à écouter. Il m'a tout de suite ou plutôt m'a lentement détourné de mes premières amours de philosophie allemande pour m'amener à Maître Eckhart. En fait, Maître Eckhart, c'était un peu un accident. Initialement, en maîtrise, je voulais travailler sur Dietrich de Freiberg, un de ses contemporains, qui est aujourd’hui un peu plus traduit en français, mais duquel à l'époque il y avait qu'une seule traduction anglaise, d’un seul traité, et rien en français ou presque. N’étant pas encore latiniste, je ne pouvais pas du tout travailler sur Dietrich. Et David Piché m'a dit : « Bah ! Travaille sur Maître Eckhart ! » Puisque j'avais fait de l'allemand et que Maître Eckhart a produit une œuvre allemande conséquente, en moyen haut allemand, je me suis dit que ce ne serait pas très compliqué pour moi de m’initier au moyen haut allemand, du moins suffisamment pour mon mémoire de maîtrise. J’ai donc fait mon mémoire de maîtrise sur Maître Eckhart, précisément sur la question du sujet chez Maître Eckhart, dans une perspective très inspirée d’Alain de Libera. Puis, pour le doctorat, considérant que je n’avais pas épuisé la question, j’ai voulu poursuivre sur cette question du sujet. Finalement, au cours de cette recherche, mon autre directeur de thèse, Jean-Baptiste Brenet, à force d’échanges, à force de lire ses travaux, m’a convaincu de réorienter ma perspective sur une éventuelle lecture physicaliste de Maître Eckhart. Brenet lui-même fait une approche d’Averroès de cette manière-là. Et je me suis dit : « Si Maître Eckhart est honnête quand il nous dit, comme vous avez pu le voir dans mon ouvrage, qu’il approche la Révélation à travers des arguments physiques, il est probable que le cadre que Brunet utilise pour lire Averroès peut être transposé à Maître Eckhart ou en tout cas adapté à lui ». Donc, initialement la philosophie médiévale pour moi, c’est une affaire de passion, avant que je n'entretienne avec elle un rapport plus intellectualisé.

 

- Pourquoi lire un mystique aujourd'hui ?

- Quelqu'un qui se serait engagé dans une quête spirituelle pourrait y trouver beaucoup ! Puis il y a des passages assez merveilleux. C’est bien écrit, engageant : le genre philosophique médiéval est un genre qui fait un usage constant de rhétorique, d’images, d’autorités, etc., qui peut être très bien composé. Maître Eckhart est également bien traduit en français (la lecture en moyen haut allemand peut être aride). Si donc on cherche de l’inspiration spirituelle, cela peut être très intéressant. Je sais, par ailleurs, (c’est le médiéviste en moi qui parle) qu’il y a un certain syncrétisme, une certaine pensée New Age, qui s'est emparé de Maître Eckhart de manière plus ou moins heureuse. Certaines personnes qui abandonnent le religieux au profit du spirituel voit dans Maître Eckhart une piste !

Après, pourquoi lire Maître Eckhart ? Si on a une perspective très prosaïque comme la mienne, si on aime les casse-têtes, c'est un auteur très invitant pour ça : il a un style argumentatif peu commun ! Il y a un médiéviste québécois, Claude Panaccio, qui m'a dit un jour lors d’un colloque qu’il peinait toujours à identifier des arguments chez Maître Eckhart. Il est vrai que Maître Eckhart fonctionne beaucoup par autorités, par références, de manière allusive, elliptique. Donc, c’est un style argumentatif qui n'est pas commun et qui peut trancher, par exemple, par rapport à un Thomas d’Aquin.

 

- Voyez-vous une unité dans l’œuvre de Maître Eckhart ?

- Déjà son unité, c'est celle de la vérité. Pour lui, la vérité est une. Et elle est métaphysiquement une. Cela dit, les chemins pour y parvenir sont multiples. Ce qui peut donner l'impression au lecteur qui n'a pas beaucoup pratiqué Maître Eckhart qu’il se contredit, ou qu’il évolue. Je ne veux pas nier qu’un auteur puisse évoluer ; mais ici cela me semble relativement improbable. Certainement, derrière sa pensée, se trouve une certaine représentation de ce qui fait son unité, c’est-à-dire une Révélation intérieure. La connaissance de la vérité, voire la science par excellence, pour lui, vient intérieurement lorsque le croyant est mûr, et lorsque la parole divine se dit en lui. Donc, ce serait ce point-là, ce motif conceptuel-là, qui ferait toute l'unité de Maître Eckhart. Tout ce qu'il écrit, que ce soit sa cosmologie, son épistémologie, sa métaphysique, tout est orienté vers ce point-là, vers ce qu'il appelle la Naissance du Fils dans l'âme.

 

- Quel dispositif invente-t-il pour penser l’unité entre physique et métaphysique ?

- C’est un appareillage qui est ancré autant dans sa lecture de la Révélation biblique que (et c'est pour ça qu'il est intéressant pour la philosophie) dans la tradition aristotélicienne - ce qui au Moyen Âge inclut le néoplatonisme - on parle vraiment de péripatétisme. J’ai voulu mettre en lumière la contribution de certains axiomes aristotéliciens empruntés à la physique, c'est-à-dire, dans le De anima, La Physique, La Métaphysique, des axiomes à teneur physique. On peut repérer chez Maître Eckhart une structure construite sur des autorités récurrentes qui pensent l'articulation du mouvement et de son achèvement : « tout mouvement a une fin », « cette fin est toujours inévitablement extérieure au mouvement ». Maître Eckhart va accepter ces axiomes à saveur aristotélicienne et va les radicaliser absolument. Je suis en train de travailler justement sur un article où je parle de son rapport au livre X, chapitre 3 de l’Éthique à Nicomaque : il y a un exemple où Aristote dit que le point est la fin de la ligne, l'instant la fin du temps. Clairement, Maître Eckhart a ces passages-là en tête, ou en tout cas une version condensée probablement sous forme d’Autorités. Ce qui est certain, c'est que cette idée-là va s'ancrer chez lui, va se traduire dans sa pensée. Il va vraiment faire de l'extériorité de la fin par rapport au mouvement préparatoire le point central, la clé de voûte de sa pensée, de l'articulation de la nature et de la surnature, de la physique et de la métaphysique.

 

- Quel dispositif pour penser cet autre changement qu’est le détachement ?

- C’est une question qui m'a énormément travaillé, parce que le détachement occupe une place particulière dans les études eckhartiennes. Déjà, la sérénité, le détachement, c'est un thème depuis longtemps amené dans la conscience du public philosophique grâce aux Questions IV de Heidegger, grâce au texte : « Gelassenheit ». Si vous voulez, il y a toute une histoire de la réception de Maître Eckhart qui passe par l'œuvre allemande et par l'idée du détachement. En plus, il y a des passages, par exemple le Sermon 53, où Maître Eckhart lui-même dit que son programme prédicatif repose sur l'idée de détachement. C’est donc un élément à la fois très bien connu, tenu pour acquis en quelque sorte, et le thème facile sur lequel écrire au sujet de Maître Eckhart. Alors, j’en fais une lecture qui diffère un peu, qui ne fera peut-être pas l'unanimité. Pour moi, le détachement, c’est la loi christique ; le détachement, c'est l’amour par excellence, l’amour le plus développé qui soit. En fait, le détachement est à la fois un processus et un état. C’est le processus par lequel on se détache de toutes les images terrestres nécessairement finies, déterminées : on fait cet effort de retour sur soi, de retour en soi. C’est également l’état auquel on est parvenu lorsqu'on a achevé ce processus, lorsqu'on a aboli la nécessité des images, la nécessité de se rapporter au monde dans un rapport autre que détaché. Aussi le détachement dans sa forme aboutie n'est rien d'autre que l’amour le plus parfait, celui que nous inspire la Loi révélée par le Christ. Il y a des passages, notamment de son impressionnant Commentaire de Jean où Maître Eckhart dit : aimer l’autre comme soi-même, aimer son prochain comme soi-même, ce n’est rien d’autre que d’être entièrement dés-attaché à toute réalité singulière. Si j’aime l’autre comme moi-même, c’est que j’aime l’autre autant que moi-même, comme s’il était moi-même. Je lui accorde autant de valeur qu’à moi-même. Je suis entièrement détaché de l’autre en tant que singulier et de moi-même en tant que singulier. C’est que j'aime l’autre en Dieu et je m’aime moi-même en Dieu. Donc, le détachement se pense, pour moi, de deux manières, à la fois comme un processus ; et dans ce cas-là, il est quelque chose qui se fait dans la nature et qui est un genre d’abstractio au sens d’un dépouillement de la personne, d’un dépouillement de tous les contenus de l'âme, qui permet à l’âme de se vider pour accéder à Dieu. Mais, dans un autre sens, il est la charité, la vertu théologale par excellence ; il est l’amour parfait ; et il est métaphysique également. Le détachement pour l’homme, c’est vraiment ce qui lui permet de passer du monde, de l'amour du monde, qui est la source de tous les péchés selon Maître Eckhart (l'amour de soi, l'amour du monde) à un vrai amour de Dieu, qui exige ce dés-attachement ou, pour prendre une formule des Sermons allemands, la mort à soi-même.

 

- Quel est le statut de la spéculation philosophique pour lui, notamment par rapport à la Révélation ?

- Quel statut pour la philosophie, pour les sciences philosophiques, puisqu’au Moyen Âge on accepte des divisions faites par Aristote dans sa Métaphysique ? Quel est le statut épistémique de la métaphysique, de la physique, des mathématiques et de la raison humaine en tant qu’elle s'applique à connaître le monde ? C’est une question très intéressante. Ce que je défends, ce que j'indique plutôt du bout des lèvres timidement dans mon livre et ce que je serais prêt à défendre aujourd'hui, ne fait pas l'unanimité. Il y a certains auteurs, comme Kurt Flasch, un grand médiéviste allemand, qui sont allés très loin et ont voulu défendre que la Révélation chez Maître Eckhart pouvait être entièrement expliquée par les outils de la rationalité philosophique et donc qu’il y avait une coordination de la philosophie à la théologie. Alain de Libera a repris cette idée-là : l’harmonie entre raison philosophique et Révélation ou l’harmonie des rationalités (on trouve cela dans un ouvrage plus récent d’une chercheuse qui s'appelle Élisabeth Boncour) aurait pour conséquence qu’il n’aurait pas de hiérarchisation de ces rationalités, que la Révélation et la philosophie ou les sciences philosophiques sont différentes voies d’accès égales les unes aux autres - même si c’est plutôt Flasch qui va dire qu’elles sont égales les unes aux autres : de Libera ne va pas aussi loin. Pour ma part, je pense que Maître Eckhart est un peu plus classique que cela, qu’il défend une position un peu plus proche de celle de Thomas d’Aquin, bien qu’il y ait une rupture réelle par rapport à Thomas, puisque Maître Eckhart ne va jamais abandonner tout au long de sa carrière intellectuelle l’ambition d'expliquer la Trinité à l’aide d'outils philosophiques, alors que Thomas d’Aquin règle ce problème très tôt dans la Somme contre les Gentils en disant que c’est impossible, qu’on a besoin de la Révélation pour comprendre la Trinité. De ce point de vue-là, Maître Eckhart ressemble beaucoup plus à saint Augustin, qui, lui, n'a jamais arrêté d'essayer de rendre un peu intelligibles les mystères tout maintenant que ce sont des mystères. Donc, à la question : « Quel est le statut pour les outils de la rationalité philosophique ? », un passage que j'ai en tête du Commentaire de Jean répond que c’est de la paresse de ne pas chercher à connaître le monde, que c’est un vice intellectuel de ne pas chercher à connaître la réalité, de ne pas chercher à utiliser ces outils puissants de la rationalité philosophique pour connaître Dieu dans la mesure où il est connaissable. Par contre, ces outils ont certainement une limite et restent subordonnés. Pourquoi ? Parce que (et c'est là que je ne fais pas l’unanimité) ils conservent un statut dialectique. La Révélation intérieure est la seule chose qui soit proprement scientifique chez Maître Eckhart. Pas même la Révélation qu’on peut lire ne le serait, puisque Maître Eckhart a des passages où il affirme clairement que tout ce qui est formulé dans une langue extérieure, écrite comme orale, s’éloigne de la Vérité, qui est purement intérieure et dans un langage intérieur – ce qui veut dire logiquement que même la Révélation qu’on lit, même la Révélation qu’on entend prêcher, n'est pas la Vérité elle-même : elle s’en écarte un peu. Et là on a quand même du néoplatonisme ; on a quand même l'idée que l’unité est absolument singulière et n’a rien à voir avec la matérialité. Donc, les sciences philosophiques lui paraissent un outil très pertinent. Elles peuvent même mener vers une bonne intelligence des textes. Sinon Maître Eckhart n’aurait pas autant écrit. Mais il y a un écart infranchissable sans la grâce - un écart entre ce que je peux connaître du monde, de Dieu, sans la grâce, et ce que je peux connaître lorsque Dieu vient finalement dire son Verbe lui-même en moi. Clairement, les sciences philosophiques sont des types de discours qui, tout en ayant leur utilité, demeurent inférieurs en termes de production de connaissance. Et c’est ça qui est intéressant. On a beaucoup lu Maître Eckhart dans son rapport avec Nicolas de Cues, avec l’idée d'une connaissance de la science du monde et l’idée d'une quête de connaissance plus intérieure, moins déterminée. Mais Maître Eckhart parle quand même en termes de connaissance, en termes de quête de connaissance - et cela pour dire que la connaissance du monde, dans la mesure où elle nous oriente vers la connaissance de son Créateur (on a déjà cette idée chez Averroès, chez Thomas d’Aquin) est utile, bonne, mais sans être le fin mot de l’histoire.

 

- Quels axes pour vos prochains travaux de recherche ?

- Depuis mon dépôt de thèse (cela commence à dater déjà : un an s'est écoulé entre mon dépôt de thèse et ma soutenance), j’ai eu l’occasion de travailler, dans la lignée de ma thèse, sur l'épistémologie de la foi. Ce qui est intéressant, c'est qu’on a longtemps abordé la question des rapports entre raison et foi à travers la condamnation de 1277, que traditionnellement on a interprétée comme une manière de rappeler les artiens et les philosophes à leur juste place dans l'institution et de les subordonner à la théologie – ce qui est une vision très moderne des rapports entre raison et foi. Plus récemment, les médiévistes se sont intéressés à ce que les médiévaux eux-mêmes ont dit des rapports entre science et foi, puisque la science c'est tout de même une vertu intellectuelle dans un cadre aristotélicien et que la foi, tout en étant une vertu théologale, c’est un acte de l'intellect. Il y a donc une masse critique de textes dans l’université médiévale dans le locus classicus qui est le Commentaire aux Sentences de Pierre Lombard, qui était, si vous voulez, l’agrégation de l'époque, le passage obligé pour devenir maître en théologie. Là se trouvent plusieurs passages qui invitent les maîtres de l’époque à discuter la définition de l’acte de foi, la définition de la science, les rapports entre les deux, la psychologie de l’acte de foi et de l’acte de science. Ce sont des textes extrêmement riches et qui, par ailleurs, peuvent rejoindre des discussions appartenant plutôt à la philosophie analytique contemporaine. Je m’intéresse énormément à tout cela. Je suis justement en train de publier un article sur un auteur qui a pu influencer Duns Scot et qui est complètement oublié du médiévisme depuis 30 ans, Gonzalve d'Espagne, un interlocuteur de Maître Eckhart également. Et j'ai commencé à travailler sur des Commentaires aux Sentences du XVème siècle toujours dans cette perspective.