Xavier Roth, Georges Canguilhem et l'unité de l'expérience. Juger et agir 1926-1939, Vrin 2013, lu par Thibault Clément

Xavier Roth, Georges Canguilhem et l'unité de l'expérience, Juger et agir, 1926-1939, Librairie Philosophique J. Vrin, « L'Histoire des Sciences - Textes et Études », 2013. 250 p.

 

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Nous voudrions commencer par indiquer ce qui, pour un professeur de philosophie, pourrait être à l’initiative de la lecture de ce livre. Pour ce faire, nous tenons à citer l’ « avertissement » que Georges Canguilhem et son collègue Camille Planet donnent en 1939 à leur Traité de logique et de morale : « Un recueil de renseignements et d’opinions disparates peut former, s’il est habilement ordonné, un travail documentaire utile, et à ce titre prendre quelque valeur didactique ; mais il ne donnera qu’une idée lointaine de la réflexion philosophique.

Celle-ci, comme on le voit chez les grands maîtres qui l’ont pratiquée, consiste dans la recherche et finalement le choix de quelques principes qui doivent permettre d’apprécier la valeur des renseignements, et de juger les opinions apparemment divergentes ; le choix se justifie lui-même par la cohérence des jugements qu’il rend possibles, et par l’unité qu’il assure ainsi à l’esprit. Si un enseignement philosophique a un sens éducatif, c’est pour autant, croyons-nous, qu’il peut donner le goût de cette unité. Encore faut-il qu’il en figure lui-même la possibilité, en quelque sorte “par l’exemple”. » Or, ces exigences de « choix », d’engagement, de cohérence, d’unité et  d’ « exemplarité » du propos  rappelées régulièrement par l’Inspection pour le cours de philosophie peuvent prendre leur sens dans ce qui est soutenu ici à l’époque par celui qui n’est pas encore Inspecteur général. Ainsi, ce qui peut intéresser le professeur de philosophie dans l’ouvrage de Xavier Roth, c’est qu’on y voit en quelque sorte en creux comme une généalogie philosophique de ces exigences.

Mais il faut, pour bien présenter le livre de X. Roth, débuter par un commentaire de ce long titre un peu énigmatique et signaler qu'il n'est pas réservé aux spécialistes qui voudraient approfondir leur connaissance de l'éminent philosophe des sciences de la vie qu'a été Georges Canguilhem. En effet, cet ouvrage permet certes de saisir la genèse de la pensée de Canguilhem sur la période qui s'ouvre en 1926 avec les premières publications du jeune philosophe dans Libres Propos, la revue d'Alain, son maître, et qui se termine au moment où Canguilhem s'apprête en 1939 à se lancer dans sa thèse de médecine qui donna le jour à son œuvre sans doute la plus connue : Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943). Disons immédiatement que cette période est aussi celle choisie pour le premier tome des œuvres complètes de Georges Canguilhem (Ecrits philosophiques et politiques 1926-1939) publiées en 2011 chez Vrin sous la direction de Jean-François Braunstein et Yves Schwartz, et auquel Xavier Roth a également participé. Dans sa présentation « Jeunesse d'un philosophe », Yves Schwartz explique ainsi combien au cours de cette période « la pensée et la personne du philosophe sont ici présentes en acte, comme appelées à se prononcer sans tergiverser », et en effet « il faut dire, rappelle Y. Schwartz, que cet entre-deux-guerres n'épargne pas qui se sent comptable des options de civilisation à trancher. »
L'ouvrage de Xavier Roth permet donc certes une meilleure compréhension de l'origine du concept phare canguilhemien de « normativité biologique », mais si c'est un livre d'histoire de la philosophie, il ne l'est pas en raison de la mise au jour de l'histoire la pensée d'un seul homme - ce qui limiterait et fausserait d'ailleurs une saisie juste de cette pensée. Non, si l'ouvrage de Xavier Roth nous permet de mieux saisir la philosophie canguilhemienne, c'est précisément parce qu'elle existe comme telle et non pas seulement comme celle d'un épistémologue ou d'un historien des sciences de la vie, et parce que comme telle, elle se situe dans un héritage (disons une philosophie de l'esprit) qu'elle assume pour mieux le dépasser (vers une philosophie de la vie). Or, Xavier Roth nous montre ici à quel point la pensée de Georges Canguilhem est redevable d'un réseau de problèmes de philosophie générale, d'une certaine façon de les traiter, propre à une école française de la philosophie trop souvent oubliée (aussi l'est-elle même dans le titre), qui va de Jules Lachelier à Alain, en passant par Jules Lagneau, et qui apparaît ici fondamentale pour ce qu'elle mettra au jour notamment avec Canguilhem et ses multiples disciples dont Michel Foucault - M. Foucault pour qui Canguilhem est « la clef de voûte de toute une génération d'intellectuels » (p. 136). Mais Xavier Roth nous permet par la même occasion de mieux saisir des auteurs canoniques dont ces penseurs héritent, et en particulier Descartes et Kant. Or par sa clarté et la précision des références, cet ouvrage est souvent exemplaire. Ce livre, ouvrage d'histoire de la philosophie et de philosophie générale est donc loin d'être un ouvrage sur la seule pensée de G. Canguilhem.

On peut dire que cette étude nous propose en outre une sorte de généalogie de la philosophie française du XXe s. bien que la période envisagée concernant le parcours de Canguilhem ne porte de façon paradoxale que sur à peine plus d'une dizaine d'années. Mais cette période restreinte est significative et féconde en ce qu'elle est transitoire ; or ce livre est sans doute plus essentiellement une réflexion sur la transition. « Si ce passage mystérieux d'une philosophie de l'esprit à une philosophie de la vie constitue un véritable enjeu, explique X. Roth, c'est qu'il déborde largement l'intérêt pour la biographie intellectuelle de Canguilhem. Nous croyons en effet que ce passage est symptomatique d'une crise vécue par une grande partie de la philosophie européenne durant les années 1930, crise qui sera lourde de conséquences sur ce que beaucoup considèrent comme l'âge d'or de la philosophie française : à savoir la génération des Foucault, Althusser, Derrida, Bourdieu... » (p. 136)
Fait remarquable, la transition entre les deux parties de l'ouvrage de X. Roth se détache très clairement comme une partie elle-même distincte sur seize pages. Et en effet, le propos est structuré en deux moments, celui où Canguilhem colle à l'héritage de ce que X. Roth appellera le « “style  de pensée” réflexif », et celui où le philosophe est amené à faire fructifier ce legs bien au-delà de lui-même. Or, tout l'enjeu est de comprendre alors pourquoi et comment ce dépassement s'effectue.
Pour mieux saisir la portée polémique d'un tel travail sur la transition, il faudrait rappeler qu'on a souvent pris Canguilhem pour celui qui, à la suite de Nietzsche, aurait mis à mal la rationalité des normes. On pourrait alors s'étonner de voir à quel point, jeune, Canguilhem semblait tenir à un certain rationalisme hérité de Descartes et Kant, en passant par Alain et ses maîtres : un regard pour le moins condescendant se poserait ainsi sur une apparente naïveté d'une pensée prise à ses balbutiements. Ce serait faire comme s'il y avait une sorte de conversion de l'ordre d'une révélation mystique, un saut, qui aurait fait abandonner à Canguilhem le rationalisme de sa jeunesse au profit d'une forme de nietzschéisme, faisant alors du concept canguilhemien de « normativité » une simple variante de la « volonté de puissance ». Mais s'il s'agit bien de transition ici, c'est qu'il ne s'agit pas de renier ce qui précède : faire droit à l'épreuve rencontrée, au problème, ce n'est pas déclarer comme nul et non avenu ce qui était tenu pour essentiel avant cette rencontre. Et la transition n'est pas non plus seulement le moment négatif : c'est le moment où ce qui était soutenu jusque là doit être réévalué pour permettre à ce qui doit être tenu pour encore essentiel de survivre à « l'épreuve du feu » (selon l’expression de X. Roth). Or cet "encore essentiel" n'est pas tout à fait un "déjà là" : ce qui est encore essentiel est réévalué et prend une nouvelle teinte par un nouvel usage. La mise au jour de cette transition nous permet, pour reprendre le mot de X. Roth lui-même,  de saisir les « coutures » d'une pensée singulière ; or il y a ici sans doute un fil d'Ariane qui coud la pensée et qu'il s'agit de retrouver.
Or quelle est la teneur de cette transition ici ? Quels sont les enjeux sur lesquels porte cette transition, et par quel problème cette transition est-elle amenée ? Deux axes de questionnement et de problématisation sont formulés explicitement sur deux lignes distinctes dans le titre de l'ouvrage de X. Roth : « l'unité de l'expérience », « juger et agir ». La grande question de philosophie générale qui est en effet posée au départ (et comme intimement liée au nom de Canguilhem dans le titre) serait « l'unité de l'expérience », et cette question (« le problème philosophique par excellence » p. 153) imposerait une articulation entre le jugement et l'action. L'expérience  ne serait-elle pas impossible, c'est-à-dire réduite à un chaos d'impressions, si elle n'était unifiée par un être qui l'organise, voire la polarise ? Or si cette activité organisatrice ou valorisante relève du jugement, le jugement est-il une activité purement intellectuelle, effectuée par l'entendement, pour agir ensuite ? Ou, au contraire, l'entendement est-il « débordé » par l'action ? Quel est finalement le problème qui « heurte » la pensée du « jeune philosophe » et qui force à ce dépassement d'une philosophie de l'entendement, amenant à articuler à nouveaux frais le jugement et l'action ?
On peut trouver remarquable que c'est la question justement de l'épreuve de la vie (celle tourmentée vécue durant ces sombres années 30) qui met à mal la pensée du jeune philosophe. En effet, les deux moments à considérer, qui vont tisser la pensée de la maturité de Canguilhem ne relèvent pas d'un questionnement seulement scientifique, épistémologique ni même médical : la pensée de Canguilhem n'a pas évolué parce que son auteur serait devenu médecin, mais Canguilhem a choisi de devenir médecin parce que sa pensée a évolué. Considérons en effet désormais les titres des deux grands moments : « Juger et agir (1926-1934) - Canguilhem et le "style de pensée réflexif" » ; « Agir et juger (1934-1939) - L'entendement débordé par l'urgence de l'action ». On constate donc une inversion des rapports et des priorités entre juger et agir : il s'agit pour Canguilhem de réinscrire le rationalisme enseigné par ses maîtres dans la perspective d'une activité vitale qui le met constamment à l'épreuve, lui échappe, le met en mouvement, le déplace. Au fond, la thèse de X. Roth consiste à montrer qu'il ne s'agit pour G. Canguilhem à aucun moment d'abandonner la rationalité.


L'introduction (« Larvatus prodeo, Canguilhem philosophe »), part des représentations habituelles que l'on a de ce membre éminent de l'institution, épistémologue, historien des sciences de la vie, pour  les déjouer en soulevant immédiatement le « rapport paradoxal entre d'un côté, une œuvre technique aux objets strictement délimités, et de l'autre côté, l'écho "universel" qu'elle a pu susciter » (p. 10). Il s'agit donc de montrer à quel point la pensée de G. Canguilhem traite de questionnements de philosophie générale : appliquant ainsi à Canguilhem la fameuse phrase de Descartes (« larvatus prodeo - je m'avance masqué »), X. Roth explique que « tout se passe comme si Canguilhem opacifiait curieusement ses incursions dans le champ traditionnel de la philosophie ». Mais l'essentiel est au fond de comprendre que ces masques (l'histoire du concept de cellule, de milieu, de réflexe...) ne sont portés que « pour appuyer d'authentiques positions philosophiques », dans « le souci constant d'adosser l'argumentation philosophique à un matériau extra-philosophique, en l'occurrence la médecine et l'histoire des sciences de la vie. Comme s'il craignait que le discours philosophique ne se mue en simple jeu de mots dès lors qu'il est livré à lui-même [...] » (p. 15). Il s'agit bien de partir dans cette introduction des préoccupations de la pensée de la maturité du philosophe, pour qui « toute matière étrangère est bonne », et, au fond, soucieux de traiter de « problèmes humains concrets », montrant ainsi qu'il ne s'agit pas de connaître la médecine pour connaître la médecine. De même que Canguilhem dira encore en 1952 : « savoir pour savoir ce n'est guère plus sensé que manger pour manger ou tuer pour tuer ou rire pour rire, puisque c'est à la fois l'aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus de lui trouver un autre sens que lui-même. ». Or c'est justement le « sens » des recherches philosophiques du “Canguilhem de la maturité” qu'interroge X. Roth dès son introduction, pour pouvoir revenir aux fondements de sa démarche, à sa raison d'être au-delà des thèses en apparence seulement épistémologiques ou historiques. Profitant d'une définition de la vie par Canguilhem comme « activité d'opposition à l'inertie et à l'indifférence », X. Roth voit le sens du travail du philosophe se construire sur le refus du « fatalisme et autres déterminismes » (p. 17) - refus que Canguilhem soutient dès sa jeunesse, l'héritant, nous le verrons plus loin, de son maître Alain, et des maîtres de son maître, Lachelier et Lagneau. Il ne s'agirait donc jamais simplement d'épistémologie, mais toujours déjà d'éthique, et même plus précisément de résistance. De ce point de vue, il s'agira aussi de voir, par cette étude de la transition, comment peut s'articuler ce refus fondamental initial avec la volonté postérieure de donner à la philosophie une chair comme venue hors d'elle-même : se profile déjà l'articulation entre l'obligation de tout juger et la préoccupation de l'action concrète.
Ce soin apporté à saisir ce qui fait le cœur de la pensée canguilhémienne dans sa maturité (et, à ce titre, cette vingtaine de pages en est selon nous une très concise et très éclairante présentation) mène X. Roth à considérer le concept de « normativité biologique » (ou, dit-il, « de manière équivalente », de « normativité vitale », de « normativité de la vie », ou encore de « normativité du vivant ») - celui-ci étant d'emblée interprété comme venant d'une philosophie des valeurs : « être vivant, c'est être en proie aux valeurs, au sens où le vivant est ainsi fait qu'il ne peut pas ne pas préférer et exclure » (p. 26).
X. Roth en vient alors à poser « la question qui sera au cœur de ce livre : si l'ensemble des édifices canguilhemiens (...) repose sur l'idée de “normativité biologique”, sur quoi repose à son tour un tel concept ? Quelles en sont ses sources ? Quelle est sa généalogie ? » (p. 27). Et l'essentiel du livre reposera sur cette généalogie qui devra en passer par le traitement de problèmes philosophiques « traditionnels » (selon le mot de X. Roth). « Notre entreprise, explique X. Roth, concernant le concept de "normativité biologique", consistera moins à retracer une naissance, qui est sans précurseur, qu'une formation progressive à partir d'un terreau massivement philosophique. » (pp. 32-33).  Or ce terreau est celui labouré et ensemencé par ses maîtres, dont Alain, qui voit dans le problème de l'unité de l'expérience le nœud problématique des questionnements philosophiques essentiels. Insistons sur le fait que s'il ne s'agit pas de « naissance », mais d'une « formation progressive », c'est bien que la transition est centrale dans cet ouvrage : il s'agira de passer à travers et par-delà ce qui peut éprouver singulièrement la pensée, et non de se laisser naître presque passivement de la pensée d'un autre. Ainsi la généalogie du concept de « normativité » retrace en même temps l'histoire d'une  pensée qui, en France, va des héritiers de Descartes et Kant dès le milieu du XIXe s. aux disciples de Canguilhem jusqu'à la fin du XXe s. La période restreinte annoncée dans le titre suppose au fond l'élucidation de plus d'un siècle de philosophie.


La première partie (« Juger et agir (1926-1934) - Canguilhem et le "style de pensée réflexif" ») couvre une première période durant laquelle Canguilhem semble pour l'essentiel suivre  l'enseignement d'Alain. Et X. Roth s'efforce sur une centaine de pages de retracer avec précision et clarté les grandes lignes d'un courant de pensée rationaliste qui en France s'est voulu l'héritier certes en partie du cartésianisme, mais plus essentiellement encore du kantisme ; et si l'on connaît souvent les courants néokantiens allemands (école de Marbourg, école de Bade, école de Francfort, etc.), il est intéressant de voir comment un autre néokantisme a vu le jour à la fin du XIXe s. avec Jules Lachelier d'abord, puis Jules Lagneau, et Alain ( y sont cités en outre Emile Boutroux et Léon Brunschvicg)  - néokantisme dont il apparaît que toute une génération d'intellectuels du XXe s. est restée redevable. De ce point de vue, l'ouvrage de X. Roth permet de revenir sur des interprétations fécondes de la philosophie kantienne, mais aussi de redonner à la pensée d'Alain toute sa dimension philosophique pour ne pas dire systématique.

Le premier chapitre (« Alain ») insiste sur ce qui, dans le pensée alinienne, paraît fondamental et le restera chez le “Canguilhem de la maturité” : la « critique de la notion de fait brut », le réfutation des « adorateurs du fait », tels Taine ou Barrès, pour qui « ce qui doit être est fonction de ce qui est » (p. 46)  (comme le « sol natal », la « tradition nationale », le « sang familial » p.42 ). On voit d'emblée la portée éthique brûlante de ce refus dans les années trente. Or cette position polémique d'Alain et de son éminent disciple se construit sur une reprise de la philosophie critique de Kant pour qui l'expérience n'est pas une donnée : l'être humain est un « foyer d'organisation des conditions extérieures » et non « un produit du milieu, un carrefour d'influences » (p.49).

Le deuxième chapitre permet justement de délimiter très précisément les contours de tout un courant de pensée, de définir ce que l'on peut entendre alors par le "style de pensée réflexif" et qui non seulement correspond à une réception de Kant en France lors de la seconde moitié du XIXe s, mais qui en outre se confrontera à le pensée influente de Bergson. Le "style de pensée réflexif" affirme non seulement que « tout ce qui se présente à la conscience est toujours déjà un résultat » (p.68) construit par l'activité de jugement, mais conduit aussi politiquement à critiquer le conservatisme et le nationalisme « adorateurs du fait ». « Dans le "style de pensée" réflexif, théorie de la connaissance et morale sont indissociables » (p. 78) L'expérience n'est possible que par l'activité d'unification du jugement, or juger c'est ici agir.

Pour autant si cette « approche réflexive » est, comme le développe le troisième chapitre, clairement une « philosophie d'entendement » (p. 89),  le chapitre IV revient sur cette activité de l'esprit ainsi envisagée, pour préciser combien elle suppose malgré tout un monde qui lui est hétérogène et auquel l'esprit est toujours déjà en train de s'opposer. Suivant de façon toujours serrée l'interprétation que fait Lagneau de la philosophie kantienne, X. Roth montre que « du point de vue réflexif, une "activité pure" n'est pas autre chose qu'une pensée vide de contenu » (p. 94). Il y a donc bien pour l'esprit « choc avec une altérité insoumise à sa réglementation » (p.94) : et X. Roth ne manque pas de rapprocher cette conception d'une activité de l'esprit "fondamentalement polémique" avec la conception canguilhemienne plus tardive du vivant en débat avec le milieu pour en faire son milieu, la vie étant alors entendue comme « activité d'opposition à l'indifférence et à l'inertie. ». L'entendement se doit de se confronter à l'expérience, et, « parce que l'existence est toujours autre que ce qu'elle est, c'est un devoir pour l'esprit que de remettre perpétuellement en chantier les idées qu'il a pu forger jusqu'à présent. » (p.105). On comprend encore que cette position faisant de l'esprit une force d'opposition et de résistance à ce qui existe, est une thèse conjointement épistémique et éthique : ne pas résister, ne pas dire non, c'est déjà ne plus penser, se priver de connaître, accepter les déterminismes comme des fatalismes, et c'est donc renoncer à sa libre activité d'esprit.

Le cinquième et dernier chapitre de cette première partie peut se concentrer ainsi sur les « conséquences morales de l'analyse réflexive » ; le lecteur est alors conduit à saisir le noyau éthique et épistémologique du "style de pensée réflexif" : la liberté de se soustraire à l'apparente nécessité intangible des faits, l'exigence perpétuelle pour le sujet humain de juger les faits, toujours en-deçà des valeurs qu'il peut et doit se proposer. « La valeur excède le fait, toujours insuffisant. Elle est une exigence à laquelle aucun état de choses n'est en mesure de correspondre. [...]. La finitude de l'homme au plan factuel est le signe de sa destination morale. Parce que l'humanité se vit sous le régime de la carence, elle est de fait source d'exigence, et, par conséquent, puissance de valorisation. » (p.130-131) Et là encore avec beaucoup de clarté et de précision, X. Roth inscrit cette position dans l'histoire de la philosophie, de Socrate à Canguilhem, en passant encore une fois par les héritages cartésien et kantien - ce faisant, il remet en question l'évidence d'une filiation entre Nietzsche et Canguilhem.


Mais il s'agit jusqu'ici de retracer la généalogie d'une philosophie de l'entendement, et la transition (séparée dans l'ouvrage) permet de percevoir le cadre de ce qui fera basculer Canguilhem vers une philosophie de la vie : ce qui semble traversé par le seul Canguilhem est en réalité « symptomatique d'une crise vécue par une grande partie de la philosophie européenne durant les années 1930 » (p.135). La transition s'intitule « L'épuisement du Cogito », reprenant le titre d'un article de G. Canguilhem lui-même qui date de 1967 et qui défend Les Mots et les choses de M. Foucault . Outre que X. Roth en profite pour clarifier la filiation qu'il peut y avoir entre Canguilhem et Foucault, l'analyse de cet article permet de mieux saisir les enjeux de l'épreuve qui amena Canguilhem à réévaluer la position qu'il tenait jusque là. Canguilhem voit en effet dans l'œuvre de M. Foucault la généalogie et le diagnostic de la crise qu'il a dû lui-même surmonter. Il s'agit d'admettre que le sujet anhistorique et incorporel ne peut plus revendiquer de souveraineté absolue : il ne peut être source de tous les possibles, il y a donc bien littéralement « épuisement du Cogito », et cette transition permet de mieux voir comment cette crise s'est déclarée et comment Canguilhem a été amené à substituer la vie au Cogito, notamment dans son activité de valorisation. Pourquoi devrait-on désormais considérer que, pour mettre en ordre le monde ou le milieu, il soit davantage question de vivre que de faire usage de son entendement ?
Cependant, tout l'enjeu consiste finalement pour X. Roth à montrer ici que Canguilhem n'a pas tourné le dos au "style" réflexif : il s'agit d'un élargissement. Si la philosophie de l'entendement est insuffisante, c'est qu'elle restreint la possibilité d'unifier l'expérience à un seul système de valeurs : la valeur de vérité. « Or sauf à mutiler l'expérience humaine, la vérité n'est assurément pas la seule valeur possible pour le jugement. » (p.148) La thèse de X. Roth est donc que Canguilhem est moins un historien des sciences qu'un « philosophe des valeurs », et c'est justement en cela qu'il ne s'écarte pas du noyau dur de la pensée de ses maîtres qui déclarent la « supériorité de la valeur sur le fait » (p. 149). Plus encore selon X. Roth, si le Cogito est bien épuisé, c'est au fond l'entendement en lui qui est épuisé, et, en ce sens, il ne s'agirait pas pour Canguilhem de rompre avec toute forme de subjectivité : le jugement reste la « fonction suprême » qui choisit, qualifie ou disqualifie telle ou telle valeur en fonction des finalités que le vivant humain se propose (finalité épistémique, technique, esthétique, etc.). Cette transition amène le lecteur à saisir un dépassement qui ne fait pas appel à une contradiction, mais partant d'une insuffisance (l'insuffisance d'un entendement épuisé) sollicite une réarticulation entre juger et agir et une « refondation » de la fonction judicative.
Mais ce qui est à la fois étrange et remarquable dans cette transition, c'est qu'elle appelle au fond des explications sur son sens et sa raison d'être : car autant cette transition permet de situer le cadre d'une crise pour toute une génération, autant ce qui suivra permettra à X. Roth de retracer le parcours singulier d'une pensée convoquée par l'épreuve de l'expérience.


La seconde partie inverse les rapports établis dans la première partie entre le jugement et l'action, comme si l'action était désormais première, autrement dit comme si l'engagement contre le monde était premier. Le titre donné à ce nouveau moment dans la pensée affirme ainsi maintenant l'impossibilité pour l'entendement d'être souverain absolu, unique source de jugement : « Agir et juger (1934-1939) - L'entendement débordé par l'urgence de l'action ».

Le chapitre VI (« Du jugement ») qui débute cette seconde partie, propose ainsi, par la synthèse propre au « style de pensée réflexif » des héritages cartésiens et kantiens, une définition de la fonction de juger pour traiter le problème apparu central de l'unité de l'expérience. Problème si central d'ailleurs que cet exercice d'unification par le jugement constituerait le travail même du philosophe qui doit « ajuster continuellement le "vêtement  d'idées" qu'on applique sur les choses » (p.155), pour saisir, jamais une fois pour toutes, l'expérience dans ce qu'elle peut avoir de chaque fois singulier.

Le chapitre VII peut, à partir de là, marquer le départ de la véritable transition. On y découvre un Canguilhem tenu de penser au cœur d'un engagement dans l'action politique de terrain et donc de juger cette expérience. X. Roth analyse dans ce chapitre la portée d'une brochure intitulée Le Fascisme et les paysans, et rédigée par Canguilhem en 1935. Or Ce texte est un « outil d'action politique : il s'adresse aux militants chargés de la propagande antifasciste dans une campagne française alors en plein tourment » (p. 159). L'intention est de se faire entendre des paysans après « l'échec de la propagande socialiste » qui « tient à ce que la vulgate marxiste ne colle pas la réalité sociale des campagnes contemporaines » - campagnes que Canguilhem connaît bien par l'exploitation de son domaine familial de Béziat. C'est donc bien apparemment l'action concrète singulière qui semble ici primer et justifier une prise de position philosophique. Et pour autant le problème fondamental reste le même : si on ne peut considérer que deux classes sociales (prolétariat et paysannerie) partagent les mêmes intérêts, les mêmes fins ni donc les mêmes valeurs, et si en outre on peut douter qu'une classe identique soit réellement homogène, il s'agit toujours de déterminer comment unifier l'expérience.
Alors que « l'épuisement du Cogito », comme l'indiquait X. Roth plus haut dans sa transition en exposant le diagnostic de Foucault, reposait en partie sur l'avènement du marxisme, il s'agit ici de montrer combien Canguilhem, quelque sympathie qu'il pouvait avoir avec ce courant de pensée, s'en éloigne assez profondément. Il s'agit donc de comprendre la singularité du choix opéré par Canguilhem devant la crise intellectuelle rencontrée par sa génération. Notons simplement que Canguilhem reproche au marxisme non seulement d'être du côté des « adorateurs du fait » mais aussi de réduire tous les jugements possibles aux jugements de nécessité, la seule valeur possible n'étant plus alors que la vérité.
Or cette réduction opérée par l'historicisme marxiste est au fond aussi opérée par la philosophie de l'entendement d'Alain dans un sens inverse, hostile à l'histoire, et qui fait du sujet un être anhistorique. C'est au nom même du noyau dur du "style réflexif" que Canguilhem est amené à rejeter l'idée qu'il ne puisse pas y avoir d'histoire du sujet humain et de ses façons multiples d'organiser ou de valoriser le monde (s'annonce au passage ici le devenir du philosophe comme historien critique des sciences cherchant à retracer les « a priori historiques » des découvertes) : « quand le philosophe [Alain] affirme l'anhistoricité de la nature humaine, n'est-il pas en train de plier devant un fait, celui de l'immutabilité de la structure de l'homme ? » (p. 171). Ainsi une telle philosophie de l'entendement en resterait aux mêmes jugements et aux mêmes luttes propres à une nature humaine universelle, inchangée et immuable. En revanche, pour Canguilhem, « les valeurs au nom desquelles l'humanité cherche à se libérer ne sauraient être prédéfinies » (p.179) : il y a bien une exigence perpétuelle pour le sujet humain de juger des faits inscrits dans un certain contexte historique toujours singulier, l’amenant à une continuelle réévaluation des valeurs à exiger. A ce titre l'idéal humaniste du marxisme n'est pas rejeté à condition de n'être pas surdéterminé de façon dogmatique. Mais surtout, s'il y a prise de conscience de l'importance de l'histoire, et même compréhension de l'intérêt de la perspective historique marxiste, il semble que ce soit au nom des convictions profondes héritées de ses maîtres.
Dès lors s'il y a bien « universalité de la fonction du jugement », ce que cette fonction  intègre et juge est chaque fois singulier - en vue d'une finalité qui n'est pas d'emblée unique ni prédéterminée, mais reste humaniste (sans que l'on puisse clairement encore saisir ce qu'il faut entendre par là : X. Roth cite d'ailleurs ici Yves Schwartz qui qualifie  cette position d' « humanisme énigmatique »). Pour autant, cet « éclatement de l'expérience », toujours singulière et plurielle, ne peut plus être résolu par l'entendement : l'unification de l'expérience est certes garantie par le jugement, mais cette fonction de jugement ne peut plus provenir du seul Cogito épuisé.  Pour autant on voit bien que le « projet transcendantal », le projet de ses maîtres, n'est pas ici abandonné par Canguilhem, et X. Roth ne manque pas de l'indiquer : il reste donc à déterminer ce qui pourra assurer cette puissance de recouvrement des possibilités multiples de jugement.

On voit plus clairement encore dans le chapitre VIII (« L'entendement débordé ») combien l'action devient primordiale : l'action a alors pour modèle à la fois la technique (contre l'intellectualisme pur), mais aussi plus personnellement, plus profondément et même premièrement, l'action de Résistance (contre le pacifisme). La question de la technique n'est peut-être au fond qu'un « détour » ou plutôt un moyen pour traiter concrètement et posément le problème de « l'urgence de l'action » si brûlant à l'époque.
 Dans les cinquante dernières pages de son ouvrage, X. Roth analyse des textes publiés entre 1937 et 1939, dont un article d’une extraordinaire concision, intitulé « Descartes et la technique » (1937) qui permet de jeter du même coup un regard d'une portée plus que moderne sur le cartésianisme. Ce qui semble donc intéresser Canguilhem dans la question de la technique est l'irréductibilité de l'action aux jugements opérés par l'entendement : l'agir ne pourrait être pensé comme un « strict prolongement de la connaissance objective » (p. 186), il y a au contraire une « initiative de la fabrication technique », une « chiquenaude initiale » qui déborde la logique de l'entendement. L'« urgence de l'action » oblige à se décider avant que l'entendement ait pu ou voulu émettre un jugement de connaissance. Ainsi « le phénomène technique marque l'impossibilité pour Canguilhem d'unifier l'intégralité de l'expérience humaine depuis l'entendement pur. » (p. 189)
Il s'agit donc primordialement de s'interroger sur les conditions de possibilité de l'agir. Préoccupation de philosophe engagé dans un monde tourmenté et même contre lui, puisqu'elle intervient « au moment même - fin 1936 - où il se désengage du pacifisme intégral initié par Alain. » (p.189), peu après le coup d'Etat franquiste, puis l'éclatement de la guerre d'Espagne, sans compter « les événements de février 1934, l'entrée des troupes allemandes en Rhénanie démilitarisée, l'Anschluss, le pacte germano-soviétique »...(p.230) Sans doute s'agit-il pour Canguilhem de rejeter l'intellectualisme parce que ce dernier soutiendrait le pacifisme. On pourrait même se demander si l'intellectualisme qui estime qu'il faut impérativement juger avant d'agir n'est pas aisément plus porté au conservatisme qu'à l'action concrète résistante : seule semble compter l'activité de l'esprit qui n'en pense peut-être pas moins mais craint d'agir concrètement, par prudence et précaution, sur un terrain qui échappera toujours à toute saisie définitive.
C'est contre cet intellectualisme que la figure du philosophe Jean Cavaillès est alors invoquée : l'ami de Canguilhem, le logicien spinoziste, le résistant mort de sa lutte, invite le philosophe à penser que la résistance ne peut se contenter de manifestes mais a pour finalité des « gestes » et doit avoir pour aboutissement l'action « c'est-à-dire à la main ». Autrement dit « parler d'actions ou de gestes de l'esprit, c'est au mieux une métaphore heuristique, au pire une usurpation » (p.191). Alors que pour Alain il y a bien une activité de l'esprit au point que le jugement est une action, il s'agit donc désormais pour Canguilhem de remettre en question la « stricte continuité entre juger et agir ». C'est la liaison indissoluble entre juger et agir qui est questionnée. Le lecteur doit en effet comprendre qu'il ne s'agit pas simplement d'inverser l'ordre des termes (« agir et juger »), il s'agit de les opposer ou, du moins, de rendre problématique leur relation, et ce en raison de l'irréductible originalité de l'action : l'action ne peut plus être un simple problème d'application de connaissances.
X. Roth formule alors la thèse fondamentale qui émerge de cette crise de l'engagement : l'assomption d'un « "dépassement présomptueux" de la connaissance par l'agir » (p.193) L'urgence de l'action suppose d'admettre comme légitime tout ce qu'une philosophie de l'entendement cherche pourtant à réduire au silence : « précipitation et prévention » (Descartes), « fictions de l'imagination » (Alain), en somme nos craintes, nos désirs, nos passions. Mais X. Roth déjoue plus loin toute compréhension conventionnelle des pensées cartésiennes et aliniennes pour en découvrir la complexité : si Canguilhem est tellement redevable de Descartes et Alain, c'est aussi peut-être par la façon dont il les lit, ce qu'il a choisi d'utiliser dans leur pensée, et c'est donc peut-être parce que, au fond, ni Descartes ni Alain ne peuvent se réduire totalement à des philosophes de l'entendement pur. Or c'est paradoxalement avec la lecture originale de Descartes par Canguilhem que nous voyons sombrer la subordination apparemment évidente de l'action à la connaissance objective.
L'analyse détaillée que X. Roth propose ici du texte de Canguilhem « Descartes et la technique » permet certes de mieux comprendre la complexité de la pensée cartésienne, mais surtout permet de saisir la genèse et les enjeux de « la thèse aujourd'hui classique de l'antériorité de la technique sur la science » (p.194) - sans compter que ce texte annonce l'obligation du philosophe de penser à partir de « matières étrangères ». 

La notion de « jugement » peut paraître à partir de là relativement ambiguë. En effet, lorsque X. Roth parle désormais de « philosophie du jugement », il semble songer à cette philosophie de « style réflexif » qui cantonne les jugements de valeur à des jugements de connaissance émanant d'un sujet ; or, en ce sens, c'est maintenant non pas à cette « philosophie du jugement » mais à « une philosophie des valeurs » qu'il revient désormais d'unifier l'expérience et d'articuler l'action et la connaissance. Mais, d'une part, la transition vers une philosophie de la vie n'est pas achevée (seul le « vivant humain » est considéré), d'autre part, le neuvième et dernier chapitre permet justement de saisir en fin de compte que Canguilhem n'abandonnera jamais complètement la « philosophie du jugement » héritée du « style réflexif » : il s'agit de « lui assigner des limites », « moins dans une optique de destruction que de consolidation, l'enjeu étant de compléter celle-ci en la confrontant à certains aspects de l'expérience humaine qu'elle avait jusque là négligés. » (p. 212)  En allant toujours plus loin dans l'analyse des héritages aliniens et cartésiens, il s'agit de « réhabiliter l'action présomptueuse », qui, pour répondre à l'urgence, peut bien légitimement se tromper, et qui, pour être raisonnable, peut bien être irrationnelle. Et c'est avec nuances que l'on nous montre, ici et plus loin, que s'il y a parenté avec Bergson, ce dernier n'a pas eu de soudaine influence dans le parcours de la pensée canguilhemienne.
Cependant, il ne s'agit bien sûr pas d'abandonner tout projet de connaissance ; seulement, « le jugement d'entendement doit faire preuve d'humilité » (p. 221), et doit surtout être considéré comme second. « Agir et juger » ce n'est pas seulement une opposition, c'est aussi une succession : « l'analyse du savant est toujours seconde par rapport aux anticipations synthétiques des artisans, lesquels n'ont heureusement pas attendu la lumière du concept pour répondre aux exigences du vivant. » (p.223) C'est lorsque l'action présomptueuse et imprudente se heurte à l'échec que l'entendement est appelé ensuite à son secours pour « concevoir l'obstacle » et s'emparer de la « nature des résistances » : « c'est en effet par l'analyse des échecs de l'humanité agissante que la connaissance contribue à lever les difficultés qui font obstacle à l'action. » (p.223). L'articulation entre agir et juger se fait résolument non pas dans le sens d'une réduction de l'un à l'autre. Agir et juger s'articulent sur le modèle de la « course-poursuite » : il n'y a pas « conversion de science en technique ou de technique en science, mais alimentation des exigences normatives de l'une de ces fonctions par les résultats de l'autre. » (p. 224) L'obscurité de l'agir n'est donc pas « insondable » : le jugement connaît l'action après-coup par un « mouvement asymptotique » et lui apporte son soutien. « L'humanisme énigmatique » qui apparaît chez Canguilhem est en ce sens indéfiniment en cours de résolution, et l'expérience humaine en cours d'unification. L'intérêt de Canguilhem pour l'histoire est bien un intérêt pour une histoire orientée vers un idéal à réaliser. Et le plus remarquable, c'est que cette thèse, Canguilhem semble la trouver chez Descartes. En effet, les fictions d'imagination des techniciens (qu'ils soient artisans ou médecins) peuvent être tout aussi utiles à la vie que des connaissances vraies. Car le critère d'évaluation de tout « agir industrieux » s'élabore sur le terrain d'une expérience qu'aucun entendement ne saurait anticiper en totalité jusque dans ce qu'elle comporte d'« aventure » et de « rencontre ».
Or c'est justement parce que l'action est présomptueuse qu'elle ose aller au devant d'échecs, et c'est parce qu'il y a des échecs qu'il y a des problèmes à résoudre pour le jugement ; c'est donc cette présomption de l'agir qui est à l'initiative du progrès, précisément parce qu'il déborde les « précautions » et la « prudence » du savoir constitué - on voit ici la portée éthique contemporaine pour une société qui goûte souvent bien peu la prise de risques. C'est dans cette légitimation du risque d'agir avant de juger que réside enfin le point « inassimilable pour l'approche réflexive d'Alain » (p.227) : le « dépassement de l'entendement par la volonté » est désormais pour Canguilhem ce qui rend l'action possible dans un monde qu'aucun savoir ne peut connaître intégralement ni définitivement, et c'est ce qui le rapproche finalement davantage de Descartes. Est donc en outre massivement rejetée la formule d'Auguste Comte « science d'où prévoyance ; prévoyance d'où action ».
Aucun scepticisme ici dans cette « course-poursuite » entre l'action et la connaissance : il ne peut y avoir progrès que si la science n'est pas achevée. En ce sens, on retrouve l'intérêt de Canguilhem pour l'histoire : il ne peut y avoir histoire que si les vivants humains acceptent de prendre des risques qui débordent les savoirs constitués, c'est-à-dire s'il y a création donc ni seulement application (sur le plan épistémique), et ni seulement non plus conservatisme (sur le plan pratique).
Il y a donc pour finir, outre une réelle « positivité de l'erreur », une « positivité des fictions de l'imagination - ce qui n'est pas - enracinées dans les passions » (p.232) : il s'agit de « refuser ce qui est au nom d'un idéal, outrepassant par la volonté les bornes de [l]'entendement. [...] L'important [...] n'est pas de faire advenir ce qui est ; c'est de faire advenir ce qui doit être selon [nos] désirs. » (p.232) Mais en un sens, la célèbre maxime cartésienne du Discours de la méthode se renverse : « tâcher à changer l'ordre du monde [plutôt] que mes désirs » ou comme le dit X. Roth qui maintient une forme de philosophie du jugement (mais du jugement de valeur en général et du jugement d'après l'exigence, voire après l'action) : « régler ses jugements sur ses désirs plutôt que sur l'ordre du monde » (p.234). X. Roth peut ainsi citer ce que Canguilhem affirme dans son Traité de logique et de morale (1939)  : « la science a pour idéal quelque réalité, la technique veut réaliser quelque idéal. » En ce sens, la science est bien en quête d'idéal mais un idéal rabattu sur ce qui est accompli (les faits déjà constatés et connus d'une certaine manière). En ce sens aussi les « désirs », la « volonté » ou les « exigences » n'obéissent pas à la même logique : rien de tout cela n'est. La leçon kantienne de la distinction entre la logique de la nécessité et la logique de la liberté n'est pas oubliée - et même la première semble subordonnée à cette dernière plus fondamentale. Plus précisément ce qui est mis à jour ici est la puissance créatrice de l'homme : « le pouvoir de créer des fictions, autrement dit de se détacher de ce qui est (le fait) pour affirmer ce qui n'est pas (la valeur) » (p.233). Il s'agit de faire comme si, par une « anticipation téméraire », l'idéal exigé était réalisable, et il s'agit donc de « supposer résolu (fiction) le conflit constant entre nos exigences de vivants et l'état de choses » (p. 234) - n'oubliant pas que tout échec effectif ne fait qu'engager a posteriori la recherche d'une solution par l'entendement – « course-poursuite » donc qui permet par contrecoup l'histoire et le progrès de la connaissance.

Le Cogito était épuisé, il avait fait le tour de ses possibilités, en avait découvert les limites, borné à une expérience finie et en un sens fatale car emprisonnée dans un carcan de nécessités ; le Cogito s'est révélé être un peu comme les personnages sans histoire de Beckett qui tournent en rond et s'épuisent en épuisant leur espace assigné. Nous prenons ici l'initiative de faire référence à un texte de Gilles Deleuze intitulé « L'épuisé » et qui nous semble pouvoir éclairer ici le propos quant à « l'épuisement du Cogito » : « le fatigué ne peut plus réaliser, mais l'épuisé ne peut plus possibiliser. [...] Il s'épuise en épuisant le possible, et inversement. » L'épuisé « s'active, mais à rien », il combine tous ses possibles dans une profonde indifférence désintéressée. De même l'entendement pur se prétend d'autant plus proche de la vérité qu'il se croit désintéressé (il voudrait “savoir pour savoir”), ce faisant son expérience, dont il s’épuise à faire le tour, perd son sens. La fiction, en revanche, rouvre les possibles à l'infini ; ainsi la fiction ose-t-elle faire un pas de côté et redonner sans cesse sens et valeur à une expérience qu’elle renonce à clôturer. La fiction produit non pas un monde clos épuisable, mais des mondes possibles à l’infini. Difficile pour terminer de ne pas citer la formule de Canguilhem que X. Roth relève : « Au commencement était la fiction » - et comme l'indique X. Roth on entend en écho la formule du Faust de Goethe : « Au commencement était l'action ».

X. Roth termine sa conclusion par une redéfinition du travail du philosophe qui repose sur l'aboutissement du parcours intellectuel envisagé : le jugement s'il reste bien fondamental n'est plus du tout subordonné à quelque ontologie que ce soit, car les exigences et les valeurs priment sur l'être. « Après Kant, l'enjeu de la philosophie ne consiste plus à instituer ce qui est, c'est le travail des sciences, mais à juger ce qui est, c'est-à-dire apprécier un fait à la lumière d'une valeur. Si le scientifique institue une vérité, il s'agit, comme dit Canguilhem, d'une “vérité sans finalité” ; et c'est au philosophe que revient la tâche de questionner la “finalité de la vérité”, en rapportant cette finalité à une totalité qui n'est pas donnée de fait, mais à construire et à reconstruire chaque jour. » (p.240) Telle est la tâche aventureuse de la démarche philosophique qui n'atteint peut-être aucune vérité mais qui ose remettre tout jugement en question au nom de valeurs qui permettent d'unifier l'expérience et que n'a pas dictées la connaissance actuelle de ce qui est.

Thibault Clément (05/12/2014).