Jean-Marie Muller, L’Impératif de désobéissance civile, éd. Le passager clandestin, lu par Anaïs Bourgeois
Par Jeanne Szpirglas le 08 juillet 2013, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Jean-Marie Muller, L’Impératif de désobéissance civile, Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile, Le passager clandestin, 2011, 284 p.
Si la loi est nécessaire pour empêcher le règne de l’arbitraire et de la violence, faut-il lui obéir inconditionnellement sans la discuter et renoncer à tout droit au dissentiment ? Jean-Marie Muller s’y oppose avec force en distinguant la soumission à la force, et l’obéissance à la loi, qui repose sur le consentement. Tout citoyen, en vertu de son autonomie, a le droit de décider de ce qui est juste ou injuste.
Cela implique non seulement un droit mais un devoir de désobéissance révélant un conflit au sein de la société entre le légal et le légitime, entre le commandement et l’exigence morale. En cheminant entre les auteurs et les grandes campagnes historiques qui s’enrichissent mutuellement, l’auteur établit la légitimité et l’efficacité de la désobéissance civile.
Les pionniers : Ces auteurs ont le mérite de souligner l’efficacité de l’opposition au pouvoir mais il manque l’organisation de la dimension collective et la revendication de la non-violence comme une exigence non négociable (Thoreau et Locke).
Dans le Discours sur la servitude volontaire,La Boétie dénonce la complicité du peuple vis-à-vis de sa servitude. Puisque c’est le peuple qui fournit au tyran les moyens de sa domination en obéissant par habitude, il suffirait de renoncer à servir en désirant la liberté pour que la tyrannie s’effondre.
Locke pense un droit de résistance fondé sur la liberté et l’égalité par nature des hommes.
Thoreau rappelle à ses concitoyens « que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite » (La Désobéissance civile) et souligne la nécessité de ne jamais « abdiquer sa conscience au législateur », raison pour laquelle il refusa de payer l’impôt à l’État américain menant une politique esclavagiste en 1843.
Pour Tolstoï, c’est le principe chrétien de l’amour du prochain qui exige l’opposition à la violence imposée par l’État.
Les grandes campagnes : S’il revient à Gandhi d’organiser efficacement la désobéissance civile à l’échelle d’un peuple, c’est dans les situations extrêmes (les totalitarismes) que la désobéissance civile révèle son incroyable puissance de déstabilisation, à l’instar des professeurs norvégiens qui manifestèrent publiquement et conjointement leur désaveu du gouvernement nazi et leur refus d’être réduits à de simples exécutants en tant que fonctionnaires.
Pour Martin Luther King, la désobéissance civile est indissociable de l’acceptation de la peine de prison qui rend inefficace la répression en saturant les prisons et contraint à la négociation en suscitant l’indignation de l’opinion publique.
La désobéissance civile garante de la démocratie : La désobéissance civile renforce la démocratie en impliquant chaque citoyen en tant que membre du souverain dans l’élaboration des lois.
Pour Rawls par exemple, c’est lorsqu’une loi s’oppose au sens commun de la justice, qui repose sur deux principes (liberté égale et juste égalité des chances pour tous), que les citoyens sont fondés à désobéir.
Habermas substitue la communication à la domination comme fondement du pouvoir. D’où la nécessité d’une délibération collective et d’une discussion publique pour que la souveraineté du peuple s’exerce. La désobéissance civile est le meilleur moyen d’exercer une pression en mobilisant l’opinion publique qui doit orienter les décideurs politiques grâce aux médias. Pour Dworkin, le droit de désobéir à une loi repose sur les droits moraux de l’homme opposables à l’État. Le droit est redéfini comme une attitude fraternelle construisant un avenir meilleur et pas seulement comme un code.
J.-M. Muller valorise un civisme de dissentiment qui exige parfois de s’opposer à la loi de la majorité, critère quantitatif de la légalité à distinguer du critère qualitatif de la légitimité. Aucun citoyen ne peut évacuer sa responsabilité et s’en décharger sur l’autorité, encore moins le citoyen-fonctionnaire qui prétend ne « faire que son devoir » (on peut penser à Eichmann ou à l’expérience de Milgram). Le citoyen doit renoncer aux bénéfices de l’obéissance, à savoir la sécurité et la protection fournie par le pouvoir. C’est en partageant les risques (« faire communauté ») que ces résistances psychologiques et sociologiques à la résistance peuvent être surmontées.
Concept et stratégie : Désobéir à la loi est une condition nécessaire mais non suffisante pour définir la désobéissance civile. Des précisions terminologiques affinent le concept de désobéissance civile. L’adjectif « civil » est préférable à « civique », car en s’opposant à « criminel », il souligne sa légitimité démocratique en renvoyant à la vertu de non-violence. Le néologisme « désobéisseur » est proposé pour souligner le caractère ponctuel de la désobéissance : c’est à condition de transgresser une loi injuste qu’on peut parler de désobéissance civile. Celle-ci n’est pas une simple protestation morale de la conscience comme dans le cas de l’objecteur de conscience. C’est une action politique qui se veut efficace en remportant une victoire contre l’injustice grâce à une organisation collective de citoyens, qui crée un rapport de forces exerçant une pression sur les pouvoirs établis et qui les contraint à faire cesser l’injustice, c'est-à-dire à modifier ou à supprimer la loi injuste. La désobéissance civile peut être directe ou indirecte (transgression d’une loi qui en elle-même n’est pas injuste pour s’opposer à une loi injuste).
Le principe de non-coopération est essentiel pour rompre la complicité entre les citoyens et le pouvoir qui n’aura plus les moyens de s’exercer. L’objectif doit être clair, précis, atteignable et limité, ce qui implique une analyse détaillée de la situation. Cet objectif atteint est en réalité une victoire d’ensemble sur le système, d’autant plus que la loi transgressée a une portée symbolique forte (par exemple, la loi sur le sel choisie par Gandhi). L’exigence de non-violence est absolue et doit être affichée en refusant tout mélange avec des actions violentes, d’où le rôle de la parole raisonnable comme invitation au dialogue, qui tente de convaincre avant de contraindre. La confrontation entre les désobéisseurs et les décideurs est indirecte puisqu’elle passe par la médiation de l’opinion publique qui rappelle que le peuple est souverain (structure triangulaire). Un programme constructif orientant vers un projet de société meilleure doit toujours être proposé. La répression inévitable doit être utilisée pour dramatiser le conflit et susciter la solidarité envers les désobéisseurs. Les médias doivent relayer l’action, plus particulièrement lors du procès où le conflit devient un spectacle. Le désobéisseur en profite pour réclamer la relaxe et pour revendiquer la légitimité de son acte en reconnaissant sa responsabilité mais aucunement sa culpabilité.
La désobéissance civile à l’heure française : En France, les différentes campagnes s’articulent autour du concept d’ « état de nécessité » et témoignent de l’émergence d’une culture française de la désobéissance civile. Les luttes actuelles (des militants en faveur du droit au logement aux faucheurs volontaires d’OGM en passant par les déboulonneurs de pub) s’inscrivent dans la continuité de luttes plus anciennes (lutte contre la loi injuste punissant d’emprisonnement l’interruption de grossesse, lutte des paysans du Larzac).
L’état de nécessité constitue en droit un « fait justificatif » de l’infraction qui était nécessaire pour sauvegarder un intérêt supérieur et il vaut une dispense de peine. Si la relaxe est décidée par les juges, elle acquiert une valeur symbolique pour les législateurs : les désobéisseurs visant l’intérêt général sont distingués des criminels et la distinction du légal et du légitime est réaffirmée puisqu’une action illégale peut être légitime.
En établissant des filiations entre les auteurs-acteurs de la désobéissance civile, J.-M. Muller a le mérite de mettre en valeur la cohérence d’une démarche de résistance qui demande à être unifiée. Grâce à cette lecture féconde, le lecteur peut envisager la convergence et la solidarité des luttes qui sont animées d’un même souffle puisque la désobéissance civile constitue la « respiration de la démocratie » (p. 280). Il insuffle au lecteur cet esprit de résistance qui doit lutter contre la culture de l’obéissance et de la résignation en lui rappelant sa responsabilité éthique, tout particulièrement en tant que citoyen-fonctionnaire. Cette responsabilité inclut le risque de se tromper et explique l’indétermination des critères de justice. C’est sciemment que ces critères restent flous afin de nous renvoyer à notre conscience individuelle.
Sa position radicale et pure, qui évacue toute violence, souligne l’efficacité de la non-violence et présente l’intérêt de lutter contre le préjugé courant selon lequel elle serait passive, pour les doux rêveurs victimes d’un idéalisme naïf et peu courageux. Il place le désobéisseur du côté de l’« éthique de responsabilité », qui prend en compte les conséquences prévisibles de ses actes, distinguée par Weber de l’« éthique de conviction ». Cette exigence d’efficacité le conduit à prendre de la distance à l’égard des auteurs qui prônent l’acception inéluctable de la peine. L’opportunisme doit prévaloir et il est légitime d’échapper à la punition, entachée de l’injustice de la loi, si les besoins de l’action l’exigent.
En construisant une philosophie de la non-violence et un projet politique fondé sur les valeurs communes des droits de l’homme et sur la justice, il comble une lacune en attirant l’attention sur le concept de désobéissance civile injustement négligé dans la tradition philosophique française. Il nous faut prendre au sérieux cette nouvelle exigence démocratique qu’il formule : le respect du droit doit être supérieur au respect de la loi. La démocratie progresserait en intégrant une reconnaissance juridique de la désobéissance civile.
Anaïs Bourgeois