A. Cherniavsky et C. Jaquet (dir.), L'art du portrait conceptuel, Deleuze et l'histoire de la philosophie, lu par Laetitia Vidal
Par Michel Cardin le 06 mars 2016, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Collectif sous la direction d'Axel Cherniavsky et Chantal Jaquet, L'art du portrait conceptuel, Deleuze et l'histoire de la philosophie, Classiques Garnier, Rencontres 51, Paris, 2013 (188 pages).
Quel lecteur était Deleuze ? Quel rapport entretenait-il à l'histoire de la philosophie ? De façon plus générale, quel type de relation le philosophe peut-il avoir à ceux qui l'ont précédé ? Ces questions, aussi passionnantes que délicates, tissent le fil conducteur de cet ouvrage issu d'un colloque franco-argentin "Deleuze : la philosophie et son histoire", organisé en 2010 à Buenos Aires.
Les onze articles ici réunis dessinent ainsi un portrait complexe et contrasté de celui qui, tout en se disant soucieux d'une forme de fidélité à ceux dont il retraçait le mouvement de pensée – Hume, Nietzsche, Bergson, etc. – n'hésitait pas à se proclamer prêt à leur faire des "enfants monstrueux" dans le dos… Transfigurant le caractère inhibiteur et répressif qu'il dénonçait dans une certaine pratique de l'histoire de la philosophie, Deleuze nous est ici présenté comme un lecteur-créateur, heureux de subvertir les codes académiques de l'exercice pour remettre en mouvement les pensées de ces "maîtres", en une anamorphose aussi révélatrice de (Deleuze) lui-même que des auteurs concernés.
Dans ces regards croisés consacrés à la dimension monographique de son œuvre, Deleuze se pose en "portraitiste" : il s'agit en effet pour lui, comme pour le peintre de portrait, de "faire ressemblant par des moyens qui ne sont pas semblables" et de se donner ce faisant "une chance de tracer une voie originale sans faire table rase du passé". De 1953 à 1968, Deleuze s'est de fait consacré à l'étude de Hume (Empirisme et subjectivité, 1953), de Nietzsche (Nietzsche et la philosophie, 1962), de Kant (La philosophie critique de Kant, 1963), de Bergson (Le Bergsonisme, 1966) et de Spinoza (Spinoza et le problème de l'expression, 1968). On pourrait donc être tenté d'opposer cette phase de lectures à la suite de son œuvre, plus personnelle et créatrice. Mais dès la préface (rédigée par A. Cherniavsky et C. Jacquet) et la réflexion méthodologique liminaire concernant le rapport de Deleuze à l'histoire de la philosophie (par A. Cherniavsky), on comprend que cette dichotomie ne sera pas ici considérée comme pertinente. Entre fidélité et distorsions, admiration (ou rejet) et glissements, l'essentiel paraît en effet bien plutôt de saisir la dimension d'emblée créatrice de la lecture deleuzienne, condition de l'éclairage original et fécond apporté à la pensée des auteurs concernés aussi bien que source de ses propres concepts. Le portrait de l'autre est ainsi toujours l'occasion d'un portait de soi, ou plutôt la "recréation" de l'autre est toujours déjà création de soi. Toute appropriation ne serait donc pas forcément trahison, et l'on pourrait être pleinement "philosophe", c'est-à-dire ici "créateur de concept", sans renoncer à être historien, ce qui ne va évidemment pas de soi…
D'où la nécessité de préciser les termes de cet art deleuzien du "portrait conceptuel", entre différence et répétition, assumant les termes de "collage" ou de "théâtre philosophique". Il s'agit, dixit Deleuze lui-même, de "restituer une œuvre tout en la déplaçant par rapport à elle-même, de la faire parler sans cesser d'écouter ce qu'elle dit". Pour ce faire, il n'hésitera pas à "mettre l'œuvre en connexion avec des éléments hétérogènes afin de produire des concepts nouveaux". D'où la référence au collage artistique, pour parvenir à ce que "la plus fidèle reproduction constitue la plus explosive invention", à l'instar de la pratique littéraire d'un Borgès dans Pierre Ménard, auteur du Don Quichotte. On pourra également rapprocher la conception de Deleuze de celle d'un metteur en scène, avant tout passionné par les "personnages conceptuels" élaborés grâce à ses collages. Nous semblons donc très loin des exigences méthodologiques de l'histoire de la philosophie entendue en un sens plus conventionnel, et pourtant, toute interprétation n'est-elle pas orientée par des intérêts déterminés ? On pourrait certes substituer chez Deleuze le souci d'efficacité, d'utilité, à la quête de fidélité, mais cela n'ôterait rien au respect des auteurs commentés, souci omniprésent. Lorsque Deleuze écrit : "Faire de l'histoire de la philosophie, c'est restaurer des problèmes, et du coup découvrir la nouveauté des concepts", on comprend mieux ce paradoxe d'un respect qui, loin de se décliner en imitation servile, se veut "revitalisation", réactualisation d'une pensée pour en faire en même temps un authentique exercice de philosophie, une innovation conceptuelle, entre "continuation et rupture de la tradition".
Les articles suivants se présentent comme une application au cas par cas, fidèle à l'ordre chronologique, de ce questionnement fondamental sur l'entrelacs de l'héritage et de l'invention dans la pratique de Deleuze : le premier est consacré à sa lecture de Hume, le dernier à une réflexion sur Le Pli, Leibniz et le Baroque, publié en 1988, mise en abîme ultime de l'ensemble du propos au travers de la notion clé d'anamorphose. Faute de pouvoir détailler cet ensemble foisonnant, nous nous arrêterons sur quelques passages particulièrement suggestifs de l'ensemble.
C'est ainsi que dans "le Nietzsche de Deleuze", M. Cragnolini interroge frontalement la notion d'interprétation pour en arriver paradoxalement à l'idée que "Nietzsche se lit le plus chez Deleuze là où il n'est pas mentionné". "Bien interpréter" serait ici suivre le conseil de Nietzsche lui-même, à savoir "le perdre", l'abandonner. Et ce afin d'éviter de donner lieu à toute "bureaucratie", ou école, qui ne pourrait que trahir un "style de pensée" invitant bien davantage à la "danse des concepts" et "au rire" qu'à l'exégèse pointilleuse, en écho à la notion du "philosophe artiste". Mais comme à rebours de cette lecture exaltée, l'article de B. Binoche vient rappeler que Deleuze, dans Nietzsche et la philosophie, a pu céder aussi à la tentation de figer la pensée de Nietzsche, en la systématisant pour mieux y lire son propre concept de "différence". Du coup, il ne ferait pas assez "grincer" le créateur de Zarathoustra, il rassurerait trop pour lui être vraiment fidèle…
On peut avec profit relier ces lectures contrastées de Nietzsche avec l'article intitulé "Le Hegel que Deleuze n'a pas écrit". On y questionne l'anti-hegelianisme spécifique de Deleuze, en examinant la confrontation supposée entre un Hegel antipathique, incarnation des forces réactives, et un Nietzsche sympathique et affirmatif. Deleuze parvient-il vraiment à "dépayser", à déguiser Hegel en le déplaçant, conscient qu'il serait vain de chercher à le "dépasser", ce qui ramènerait inexorablement sur le terrain de la dialectique ? Pour Frédéric Fruteau de Laclos, il faut combiner le nietzschéisme et le bergsonisme de Deleuze pour comprendre comment ce dernier parvient à "échapper" à Hegel, et dans ce cadre, il souligne à quel point Deleuze n'hésite pas à "subvertir" Bergson en le "collant" à Nietzsche, lui faisant par là-même de beaux "enfants dans le dos".
L'article suivant semble poursuivre la réflexion sur ce dernier point, puisqu'il s'intéresse à "Deleuze lecteur de Bergson" et à la notion complexe de "bergsonisme", depuis l'ouvrage éponyme paru en 1966 jusqu'aux études sur le cinéma (1983 et 1985). A. Bouaniche défend que l'emploi du terme "bergsonisme" renvoie à la volonté de Deleuze de remettre la pensée de Bergson en mouvement, de "l'instituer en véritable vecteur de nouveauté philosophique". Il s'agit d'utiliser, et non d'interpréter, la pensée de Bergson, de se l'approprier par une "déformation contrôlée", pour ne plus y voir une doctrine, mais une "manière de procéder en philosophie". Deleuze s'attache ainsi à "réveiller un concept endormi", il le "rejoue sur une scène nouvelle" : son bergsonisme est ainsi "la répétition créatrice de la philosophie de Bergson par et dans la philosophie de Deleuze". Ce mouvement atteindra son paroxysme dans l'étude sur le cinéma, via la pensée de l'image et du temps, qui ne relève pas de "l'application" de la pensée de Bergson au cinéma mais bien d'une "co-création" puisque les concepts prélevés par Deleuze sont ici connectés à un nouveau champ de problèmes qui en modifient la portée. De fait, c'est bien "le problème qui le sous-tend qui donne sa nécessité et son allure propres" au concept. Le bergsonisme de Deleuze serait ainsi "le passage à l'acte" des concepts de Bergson dans une époque nouvelle, ce qui renverrait à la "méthode d'une histoire non antiquaire de la philosophie : […) repartir aujourd'hui de ses concepts en les réactivant pour nous, pour les prolonger en les plongeant dans les problèmes que nous aurons su poser et qui sont les nôtres."
Enfin, les articles de C. Jacquet sur sa lecture de Spinoza et de L. Pedrono sur son approche de Leibniz permettent de bien ressaisir la tendance permanente au "coup de force" de Deleuze. Mais n'est-ce pas elle aussi qui lui permet de mettre l'accent sur des "points nodaux demeurés inaperçus", sur une dynamique essentielle à l'œuvre qui permet de "prendre la mesure du système en déployant ses plis" ? Il s'agit bien pour Deleuze d'expliciter la pensée d'un auteur "en disant ce qu'il ne dit pas", non en répétant ce qu'il dit. Au final, on aura un portrait de Deleuze en Spinoza, ou une anamorphose de Leibniz, c'est à dire un "portrait auto-portrait". Cette défiguration-transfiguration est précisément ce qui permet de vraiment "découvrir" le point de vue géométral à partir duquel l'anamorphose pourra être pleinement éclairante et le tableau harmonieux. Ainsi pourra-t-on, par exemple, constater "la fécondité du concept de pli pour éclairer nombre de difficultés de la pensée leibnizienne" (la monade, les damnés ou le lien entre compossibilité et liberté) et ce alors même qu'il n'est jamais thématisé en tant que tel par l'auteur de la Monadologie. La puissance de la défiguration apparaît ici pleinement : c'est bien paradoxalement en faisant œuvre de philosophe, c'est-à-dire de "créateur de concepts", que Deleuze "illumine" vraiment la pensée de certains de ses prédécesseurs, et mérite donc pleinement le nom d'historien de la philosophie.
La diversité des approches et des auteurs convoqués n'empêche pas une continuité réelle entre les articles de ce recueil et c'est ce qui en fait tout l'intérêt et la richesse. Proposant un véritable questionnement sur ce que peut être l'histoire de la philosophie, il permet aussi de redécouvrir la force et les ambigüités de la lecture deleuzienne d'auteurs aussi différents que Hume, Nietzsche, Bergson, Kant, Spinoza, Foucault ou Leibniz, dans une remise en mouvement constante de leur pensée. C'est assurément là pour le lecteur une expérience rare et très stimulante pour l'esprit.
Laetitia Vidal