Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, PUF, lu par Vincent Alain

Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

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Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, P.U.F., 2007, 293 pages 

Dans les Essais, Montaigne écrit des esprits que « si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contreigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations ». Dans son importante étude, Montaigne. Des règles pour l’esprit, Bernard Sève établit la portée de cette déclaration et en montre la fécondité

Contre les lectures classiques de Montaigne, il soutient non seulement qu’on ne peut réduire l’auteur des Essais au scepticisme, mais encore que la pensée de Montaigne s’organise autour d’un problème majeur, celui de l’esprit déréglé. L’articulation de ces deux thèses le conduit à soutenir que « c’est parce que l’esprit est déréglé que la raison va se trouver conduite à adopter le scepticisme ». Ainsi Montaigne développe-t-il au moins une « thèse philosophique fondamentale ». Celle-ci s’enracine dans une expérience décisive. À trente-neuf ans, Montaigne se retire dans sa libraire afin de fuir les charges publiques et jouir de l’otium, « l’oisiveté maîtrisée et heureuse ». Or, le rêve se transforme en « cauchemar ». L’esprit oisif fait « le cheval eschappé » et enfante « chimères » et « monstres fantasques ». L’esprit « se donne cent fois plus d’affaire à soy mesmes, qu’il n’en prenoit pour autruy ». Le loisir désiré se transforme en un negotium plus vif que le précédent.Les Essais apparaissent, dès lors, comme la réponse que donne Montaigne à sa propre expérience du dérèglement.

Une telle thèse, aussi séduisante et ingénieuse soit-elle, ne saurait se passer de preuves, c’est-à-dire d’une confirmation textuelle. Bernard Sève met à cet égard en œuvre une méthode impeccable. À partir d’une étude minutieuse des occurrences des termes de raison, d’âme et d’esprit, il brise l’apparente synonymie de ces mots et montre que la notion d’esprit n’est pas, chez Montaigne, l’autre nom de l’âme ou de la raison, mais « renvoie à un véritable concept construit à touches petites, mais précises, dans les différents lieux des Essais ». Si l’esprit humain, sujet au dérèglement, a besoin d’être réglé, le scepticisme, cet effort de la raison critique, sera l’un des moyens privilégiés pour tenir la bride à ce « cheval mental », à cet esprit prompt à s’échapper, c’est-à-dire à divaguer.

C’est sous le prisme de cette thèse que se déploie l’étude de B. Sève, divisée en quatre parties : « L’esprit dans l’absence de règles », « Les règles supplétives », « L’ars philosophandi de Montaigne » et « Les principes pratiques ». Ce faisant, Bernard Sève a pour ambition de bouleverser notre compréhension des Essais et d’en renouveler en profondeur l’analyse.

 

 

La première partie, intitulée « L’esprit dans l’absence de règles », est déterminante. De la réussite de sa démonstration dépend le succès de l’entreprise de l’auteur. Il s’agit de reconstruire le concept montanien d’esprit, négligé par tant de commentaires et confondu avec les notions d’âme et de raison. L’esprit dont parle Montaigne n’est ni « l’esprit ingénieux » de Voltaire, cet esprit de salon, ni la mens cartésienne. Montaigne n’élabore pas non plus une psychologie rationnelle ou une doctrine des facultés, bien que « s’ébauche […] sous sa plume une véritable “critique de l’esprit” ». Si l’esprit a bien la dignité d’un concept, quel contenu peut-on lui donner ? La tâche s’avère difficile, tant en raison de la complexité de ce concept que du caractère peu systématique des Essais. Deux caractéristiques propres à la nature de l’esprit s’imposent cependant : son inventivité et son absence de règles. L’esprit ne serait-il, dès lors, que l’autre nom de l’imagination ? Une telle identification s’avère abusive. « L’esprit imagine, écrit B. Sève, mais il déploie également un certain type de mouvement (aller toujours au-delà), une certaine modalité du rapport aux représentations (la croyance) et aux problèmes (l’invention arbitraire) ». C’est avant tout au travers de ses quatre opérations (inventer, formuler des problèmes, interpréter, croire) que la notion d’esprit se laisse appréhender. Ces opérations, loin de lui permettre de s’orienter correctement, l’égarent. L’esprit humain est malade, il erre et se trompe. Il est moins déréglé qu’« a-réglé », et cette négation est un effacement des règles naturelles : les « esprits se trouvent ruinez par leur propre force et soupplesse ».

Cette description n’est pas le dévoilement d’une essence, mais une simple vérité de fait. Cet « extrême dérèglement de l’esprit » se manifeste en premier lieu dans les deux premières opérations mentionnées : l’invention et la formulation des problèmes. L’esprit spéculatif est emporté au-delà du réel et pose de faux problèmes, dont l’un des meilleurs exemples est celui de la liberté d’indifférence convoquée par « l’historiette philosophique » de l’âne de Buridan. Montaigne, bien avant Leibniz, remet en cause les données mêmes du problème. La situation d’indifférence est fictive. Il ne peut y avoir de parfait équilibre. Notre esprit se perd dans de vaines difficultés et d’inutiles arguties. Le scepticisme joue alors un rôle thérapeutique. Il permet de séparer le bon grain de l’ivraie, de distinguer les faux des vrais problèmes. Ces derniers sont « les problèmes naturels et nécessaires que l’homme rencontre inévitablement ». Ils concernent la condition humaine. La critique par Montaigne des vaines subtilités logiques se transforme alors en une véritable dialectique de la raison au sens presque kantien du terme. Mais, si l’esprit n’a par lui-même aucune règle, ne peut-il en trouver dans l’expérience ?

L’important chapitre quatre, intitulé « L’expérience et le principe de différence », apporte une réponse à cette question centrale. B. Sève y analyse la troisième opération de l’esprit, l’action d’interpréter. Il y distingue la position de Montaigne de deux autres modèles : le modèle platonicien et le modèle empiriste. La critique sceptique conduit bien entendu Montaigne à refuser la première hypothèse, celle des règles naturelles et transcendantes. Ainsi se moque-t-il du « tintamarre de tant de cervelles philosophiques »et de la merveilleuse ivresse de l’entendement humain. Toutefois, l’originalité de la lecture de B. Sève est d’insister davantage sur le rejet par Montaigne du second modèle : la solution empiriste. Qu’est-ce qui sépare Montaigne de Hume ? Le recours à l’expérience est chez Montaigne plus ontologique qu’épistémologique. « Le monde n’est que variété et dissemblance » écrit-il. Si une leçon peut être tirée de l’expérience, c’est celle de Leibniz et de son principe des indiscernables. L’expérience est toujours celle de petites différences. Dès lors, « tous jugemens en gros sont láches et imparfaicts ». La synthèse est rarement possible, elle est le plus souvent abusive. Elle est une simplification et une falsification des données de l’expérience. B. Sève peut alors affirmer que l’expérience chez Montaigne« n’est source d’aucune règle, parce qu’elle-même n’est pas régulière [...]. L’expérience ne se structure jamais, elle ne peut donc structurer l’esprit humain ». Certes, Montaigne et Hume font tous les deux de l’esprit un « chaos primitif ». Toutefois, le rapprochement s’arrête là. Chez Montaigne, l’irrégularité de l’expérience ne permet pas de développer, comme chez Hume, un processus vertueux. L’esprit ne peut, par la répétition des expériences et par la constitution d’habitudes, se structurer et s’autoréguler. B. Sève conclut alors qu’« il n’y a chez Montaigne ni régularité ni unité de l’expérience, l’expérience honnêtement décrite nous présente au contraire l’irrégularité et la diversité [...]. L’esprit déréglé ne peut trouver dans l’expérience le remède à son dérèglement ».

Reste à examiner le statut de la croyance, dernière opération de l’esprit. Elle est l’objet du chapitre cinq de la première partie, « Le possible et la croyance ». La croyance est « la forme que prend l’inventivité déréglée de l’esprit ». L’esprit « livré à lui-même délire », il invente et croit en la réalité de ses inventions. Or, la croyance chez Montaigne « enveloppe une croyance implicite concernant sa possibilité ». Le commentaire de B. Sève restitue la dimension proprement philosophique de l’analyse montanienne de la croyance, souvent réduite à la seule question religieuse. L’esprit dépasse l’expérience en s’inventant des possibles auxquels il a la faiblesse de croire. Il se dupe lui-même. Les deux ressorts de la croyance sont l’imagination et la coutume, en ce que « l’accoutumance fait prendre pour naturel ce qui ne l’est pas ». Pourtant toute croyance n’est pas absurde. Il y a des croyances crédibles. Comment alors les distinguer ? On ne peut s’en remettre à la seule logique, à la cohérence ou la vraisemblance. Un critère ferme ne peut être trouvé. Montaigne aime « dans les histoires [la] bigarrure des événements, des pratiques et des caractères ». C’est que le possible ― qui renvoie aux faits comme les faits renvoient aux récits ― se confond avec la diversité humaine rapportée par les historiens ou par les récits de voyage.  « Condamner [ces faits] impossibles, c’est se faire fort, par une temeraire presumption, de sçavoir jusques où va la possibilité ». À la différence de la position leibnizienne, le réel n’est pas pour Montaigne l’actualisation d’une possibilité, les faits seuls attestent pour lui de la réalité d’un possible. À ce possible anthropologique s’ajoute le possible théologique. Sur celui-ci, il n’y a cependant rien à dire, ou très peu. Dieu peut tout, et « Montaigne révère en silence l’incompréhensible toute-puissance de Dieu ».

Quelles implications pratiques devons-nous tirer de cette psychologie montanienne ? L’esprit déréglé ne produit pas d’accord, mais il conduit à la confrontation, aux heurts, aux chocs des différences, bref, aux conflits. Certes, la violence n’a pas une seule cause. Toutefois, sa « source principale [...] est dans l’esprit ». Les inventions sans fin de moyens de torture en attestent et la conquête du Nouveau Monde le confirme. À la question classique « unde malum ? », Montaigne répond par l’affirmation de l’égarement de l’esprit. B. Sève cite peu l’œuvre de Rousseau. Pourtant, la figure de l’esprit déréglé y est également présente et importante, notamment dans la Nouvelle Héloïse. Une comparaison des deux pensées, bien que classique, eût pu être éclairante ici, car enfin, ce dérèglement des esprits n’est-il pas pour Montaigne comme pour Rousseau le résultat d’une dénaturation ? Le dernier chapitre de la première partie le suggère bien. B. Sève y affirme que « l’esprit fait violence à la nature et fonctionne comme une anti-nature ». Les « cannibales », plus proches de la nature, sont « naïfs et naturels, sans art » et « l’esprit, quand il se développe, n’apporte pas la paix et l’ordre, mais querelles, contestations [...] ». C’est l’esprit débridé, qui se représente et imagine l’autre, qui est porté à la violence. L’esprit n’est pas un paisible ingenium, il est tout autant destructio qu’inventio.

 

B. Sève énonce ainsi les acquis de cette première partie de son étude : « L’esprit ne dispose d’aucune règle immanente, n’a nul accès à des règles transcendantes, et ne trouve dans l’expérience aucun appui pour former des règles empiriques. Faute de règles, c’est la croyance sans principes qui règne, la fantaisie de l’esprit, et, partant, la violence ». Comment, dans ces conditions, retenir cet esprit sans cesse emporté au-delà de lui-même et de la raison ? Comment peut-on pallier cette absence de règle ?

 

Sous le titre « Les règles supplétives », la deuxième partie reconstruit les trois solutions proposées par Montaigne : la coutume (chapitre sept), la sagesse du corps (chapitre huit), l’art de conférer (chapitre neuf). Tous trois jouent le rôle de règles supplétives. « Supplétif » doit ici s’entendre en un sens juridique et B. Sève définit précisément la « règle supplétive » comme celle « applicable à défaut d’autres dispositions ». Dès lors, en l’absence de règle, quelles règles l’esprit humain peut-il se donner ? L’enjeu, ici, n’est ni plus ni moins que de penser l’autonomie.

De manière assez évidente, la première de ces règles est la coutume. Celle-ci est une règle externe qui, autant que possible, bride l’esprit en lui imposant un ordre. La nature « volatile de l’esprit » menace constamment, cependant, ce projet d’entrave. La coutume est sans véritable fondement et la diversité des coutumes invite au relativisme. Pourtant, il faut suivre les coutumes de son pays, moins par prudence que pour lutter contre les « violents égarements de l’esprit ». Les coutumes ont « une fonction stabilisatrice qui tient à leur forme, à leur “être-coutume” ». Elles sont pour Montaigne un « fait social ». Une fois encore, la comparaison avec Hume s’impose. Pour ces deux auteurs en effet, l’homme est un« animal coutumier ». Mais, à la différence de Hume, Montaigne distingue l’habitude de la coutume. Celle-ci ne devient pas une habitude, une seconde nature, à force d’être répétée. Elle ne donne pas lieu à une véritable accoutumance ou, en d’autres termes, à une véritable intériorisation, mais seulement, tout au plus, à une certaine familiarité. De plus, la coutume, « règlement arbitraire social », est, elle aussi, un produit de l’esprit déréglé. Comment peut-elle, dans ces conditions, devenir une règle efficace ? En ce qu’elle est une « sanction de l’immémorial ». Derrière chaque coutume, c’est « la société qui s’esquisse comme masse obscure et puissante ». L’esprit ne peut se donner des règles que dans la mesure où il s’extériorise dans un fait social impersonnel et sans âge. La proximité avec la Sittlichkeit hégélienne ne peut que frapper le lecteur.

 

Le concept d’esprit appelle celui de corps et ce dernier produit la seconde règle supplétive. Certes, l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire. L’homme est tout d’une seule pièce et entre le corps et l’âme, il y a « couture ». À ce point de l’analyse, la distinction entre l’âme et l’esprit prend tout son sens. Le rapport du corps à l’âme n’est pas identique à celui du corps à l’esprit : « Tout se passe comme si notre corps, envisagé comme pendant de l’âme, recouvrait un autre ensemble de fonctions et d’opérations que notre corps, envisagé comme le corrélat de l’esprit ». Dès lors, l’enjeu montanien n’est pas proprement celui du mind-body problem. Il n’est pas ici question du labyrinthe auquel conduit la séparation des deux substances, le problème du rapport de l’âme à un corps. Montaigne propose une « problématique neuve » : « celle du rapport du corps (réglé) à l’esprit (déréglé) ». L’esprit trouble le corps et nous fait mourir de peur. Le corpsfournit alors à l’esprit des règles supplétives internes. Avant Nietzsche, Montaigne affirme la sagesse du corps. Celle-ci s’exprime de manière exemplaire avec les « cannibales », mais aussi dans l’analyse plus intime de la maladie. B. Sève y insiste :« le corps triomphe de l’esprit dans l’opération même qui semblait relever de son apanage : mesurer ». L’esprit, emporté au-delà de lui-même, ne connaît pas de bornes. Le corps lui est limité. Il a des forces comptées. Il peut mesurer à leurs aunes les poids et les charges qu’il peut porter. L’esprit ignore cette mesure et s’imagine toujours plus fort, c’est-à-dire plus vertueux, qu’il n’est. Si l’esprit est de démesure, le corps seul offre une meilleure estime de ce qu’il nous est possible de porter, c’est-à-dire de supporter, et B. Sève conclut que, pour Montaigne, « la norme d’une vie bonne est à chercher dans le jeu du corps et de l’esprit ».

 

Reste à envisager une troisième et dernière règle supplétive. Elle est intersubjective et liée aux rapports des esprits entre eux. Il ne s’agit plus alors de l’impersonnalité de la coutume, mais de « commerce », c’est-à-dire de l’échange. « Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conference » écrit Montaigne. « Conférence » ne désigne bien entendu pas ici la disputatio médiévale que Montaigne rejette comme vaine et inutile. Elle n’est pas non plus une pratique sceptique, ni même la conversation entre amis, en laquelle les esprits ne se règlent pas, mais, plus souvent, fusionnent et divaguent ensemble. Chez Montaigne, affirme B. Sève, « Conférer désigne d’abord un geste de comparaison à des fins d’élucidation critique ». Les neuf règles de la conférence, reconstruites par B. Sève, esquissent alors une véritable Diskursethik et anticipent les analyses d’Habermas. Par la conférence, notre « esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reiglez », que le hasard nous permet de rencontrer. Les coutumes, la sagesse du corps, la conférence sont ainsi autant de moyens d’exercer notre esprit et de contenir ses dérèglements, même si ses « forces profondes le ramènent sans cesse au fantasque ». Le scepticisme n’a alors qu’une fonction thérapeutique et dans les Essais, sans être dogmatique, Montaigne n’en défend pas moins des vérités. Celles-ci sont pratiques et relèvent de l’éthique.

 

La philosophie de Montaigne ne se réduit pas  à l’évidence  à son style et les Essais défendent également des thèses. B. Sève, afin d’étayer cette lecture, propose une reconstruction des principales positions montaniennes. Cette reconstruction est l’objet des troisième et quatrième parties, intitulées respectivement « L’ars philosophandi de Montaigne » et « Les principes pratiques ».

 

La troisième partie est consacrée à la « méthode » de Montaigne. L’ordre des raisons est moins donné qu’à reconstruire. La lecture doit se faire philosophique. Comme toutes les grandes œuvres, les Essais engendrent son lecteur. Le vagabondage philosophique, la compilation, l'éclectisme ne sont qu’apparents et cachent une véritable cohérence conceptuelle. Montaigne n’est donc pas un « philosophe à sentences » et les Essais un recueil de sententiae comme on a pu le soutenir. Il y a une “technique” philosophique propre à Montaigne. Certes, « la pensée de Montaigne ne s’exprime que très exceptionnellement dans des thèses en bonne forme »,lesquelles ne « sont nécessaires [que] quand la vie même [...] est menacée ». La condamnation de la cruauté, une « des thèses privilégiées » de Montaigne, en fournit un bon exemple. La cruauté est susceptible d’une généalogie, elle n’est donc pas incompréhensible, elle n’est pas « un pur irrationnel ». Son « annihilation est cependant impensable, parce que, si “dénaturé” que soit ce vice, il contribue [...] à cimenter notre être [...]. Et “au milieu de la compassion, nous sentons au dedans je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne à voir souffrir autruy” ». « Nous ne goustons rien de pur », pas même la pitié. La distance avec Rousseau est frappante. La cruauté n’est pas l’effet d’un cœur égoïste, étouffé par l’amour-propre et dénaturé. Elle tient à la nature même de l’homme. Si elle ne peut être supprimée, sa « limitation est, pour Montaigne, l’objectif réaliste d’une “institution” réellement humaine ». Face à la cruauté, le scepticisme n’est pas plus de mise que le relativisme. Dès lors, c’est dans une philosophie pratique que la pensée de Montaigne se développe, selon B. Sève, de manière exemplaire.

Cette éthique montanienne est-elle un éclectisme ? Est-elle une morale que Montaigne s’est « bâtie à sa main » en empruntant des éléments à l’épicurisme, au stoïcisme, au christianisme, à l’humanisme ? L’ambition des deux derniers chapitres est précisément de montrer qu’elle est cohérente et originale. B. Sève soutient explicitement une triple thèse : les vertus chez Montaigne se structurent à partir de la générosité ; celle-ci est une vertu de « l’esprit comme de la volonté » ; la générosité, enfin, est un « des moteurs rhétoriques » des Essais. L’éthique de Montaigne est donc celle de l’homme généreux. Quel portrait Montaigne en donne-t-il ? L’homme généreux montanien se distingue du magnanime aristotélicien comme du généreux cartésien, bien qu’il s’en rapproche par certains traits : l’estime de soi ou bien la liberté. Toutefois, ces ressemblances ne doivent pas cacher de plus grandes différences. La générosité est une manière de se comporter, elle est moins une « relation à l’autre », qu’un rapport à soi. Bref, le généreux adopte un certain style de vie qu’on peut bien qualifier de grand style. Il évite les mesquineries, les petitesses, les hypocrisies qui sont malheureusement le lot commun. Il cherche la bonne distance aux choses et aux êtres afin de trouver le bon rapport à lui-même. B. Sève résume cette vertu au moyen de l’expression suggestive selon laquelle le généreux est celui qui ne compte pas : il ne calcule pas, il se donne sans compter.

 

Si cette vertu est centrale, c’est qu’elle engendre les autres. Il y a une contagion, non pas affective, mais éthique, de la générosité. Il y a une dynamique de la vertu. Le généreux entraîne et emporte les autres hommes, et la générosité produit les autres vertus. B. Sève analyse l’exemple de la véracité. En un geste très kantien, Montaigne condamne le mensonge, car il détruit le lien social et la confiance nécessaire au « commerce » entre les hommes. Le généreux, précisément, est franc : « Un coeur genereux ne doit point desmentir ses pensées ». Cependant, cette vertu de générosité est-elle intellectuelle ou morale ? Relève-t-elle du jugement, ou bien de la volonté ? B. Sève montre qu’elle est une vertu de l’esprit. « La générosité règle l’esprit dans son usage pratique ». La générosité libère l’esprit en permettant une relation apaisée à autrui, car c’est se rabaisser que de toujours abaisser autrui et le généreux sent « qu’à rechercher » « des explications basses au comportement d’autrui » « son âme déchoit et se rétrécit ». La générosité envers autrui devient ainsi la condition fondamentale d’une générosité envers soi-même. Cette ouverture d’esprit, cette vie de « plein-vent », est le seul véritable moyen pour dissiper les divagations, les fantômes et autres chimères de l’imagination. Si l’esprit déréglé est emporté au-delà de lui-même, l’esprit généreux, s’emportant contre lui-même, parvient à garder une saine mesure en s’ouvrant à autrui et en se dépassant ainsi lui-même. Il y a donc une bonne transcendance, celle de l’esprit généreux, et une mauvaise, celle de l’esprit déréglé emporté par ses folies. La première corrige, autant que faire se peut, la seconde.

B. Sève se range-t-il à la lecture classique de Pierre Villey ? Celui-ci soutient que Montaigne connaît « une crise sceptique dans les années 1576 ». « Cette conception évolutionniste est, écrit B. Sève, abandonnée ». À l’interprétation génétique, il préfère substituer une lecture « spatiale » : il y a chez Montaigne un « en deçà » et un « au-delà » du scepticisme. Sous le scepticisme, il y a une psychologie de l’esprit qui permet à Montaigne de dépasser le relativisme et d’esquisser une éthique de la générosité. Comme Descartes ou Pascal, il fait du scepticisme un instrument. Pourtant, l’usage montanien du scepticisme est profondément original. Il ne peut se comprendre qu’à partir de l’expérience intime des divagations de l’esprit qui sont autant de chroniques d’une folie ordinaire. Il empêche « que nos pensées cristallisent en certitudes » et permet alors à l’esprit de raison garder.

Cette étude de B. Sève apporte un éclairage décisif sur la philosophie de Montaigne dont elle restitue la profondeur et la cohérence. Elle est, à n’en pas douter, particulièrement féconde.

Vincent Alain.