Jean-Jacques Rousseau, Le Lévite d’Ephraïm, suivi de Le livre des Juges (chapitres XIX-XXI), Les éditions de la transparence, lu par Aline Beilin
Par Michel Cardin le 04 mars 2016, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
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Jean-Jacques Rousseau, Le Lévite d’Ephraïm, Introduction, notes et bibliographie par Sébastien Labrusse, suivi de Le livre des Juges (chapitres XIX-XXI), Les éditions de la transparence, Paris, 2010.
Sébastien Labrusse propose ici une réédition d’un texte peu connu de Jean-Jacques Rousseau intitulé Le Lévite d’Ephraïm, un petit poème en prose en quatre chants, « une espèce de paraphrase » – aux dires de Rousseau lui-même – de la fin du Livre des Juges.
L’introduction de Sébastien Labrusse et les textes additionnels qu’il donne à lire permettent au lecteur de s’approprier le texte de Rousseau. Ce sont deux projets de préface pour des éditions du vivant de l’auteur qui ne virent in fine pas le jour, un extrait du livre XI des Confessions où Rousseau évoque ce que ce court texte représente pour lui, puis en annexe le chapitre I de l’Essai sur l’origine des langues etle texte du Livre des Juges traduit par M. de Sacy, une des deux versions que Rousseau possédait.Cette édition est en ce sens complète : en inscrivant le texte de Rousseau dans cet ensemble de textes additionnels, Sébastien Labrusse donne les outils nécessaires à la lecture d’un texte singulier.
L’introduction suit le plan suivant :
I. Un écrit de circonstances
II. Une histoire abominable
III. L’année 1762
IV. L’absence d’un roi
V. La dévastation du langage
VI. La dévastation de la subjectivité
VII. Etre soi
Sébastien Labrusse rappelle d’abord qu’il s’agit d’un écrit de circonstances. Rousseau écrivit Le Lévite d’Ephraïm « dans les pires moments de sa vie ». Le 9 juin 1762, il lui faut fuir Montmorency : le Contrat social et l’Emile ont été condamnés et le philosophe est décrété de prise de corps. La veille encore il relisait le Livre des Juges. Durant les trois jours et trois nuits de son échappée Rousseau réécrit l’histoire du lévite et de la tribu de Benjamin. Ces circonstances suffisent-elles à expliquer pourquoi Rousseau écrivit plus tard : « Le Lévite d’Ephraim, s’il n’est pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri » ? Ces pages sont inclassables. S’agit-il d’une œuvre littéraire ou philosophique, d’un ouvrage de fiction, d’un récit autobiographique ou d’un texte anthropologique et politique ? L’histoire de leur édition posthume – ici avec La Nouvelle Héloise, là associé aux Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques –, témoigne de ce caractère déconcertant.
Car il s’agit bien d’une histoire abominable, d’un temps d’une violence extrême. Un Lévite et sa concubine font halte à Gabaa, ville de la tribu de Benjamins. Seul un vieillard accepte d’ouvrir sa porte au couple d’étrangers. Mais quelques hommes de la tribu, bandits dénués de tout sens moral, lui réclament le Lévite. Pour ne pas enfreindre les lois de l’hospitalité et empêcher des relations contre-nature, le vieil homme offre sa propre fille aux vauriens. Mais le Lévite intervient alors pour leur proposer son aimée, qu’il sacrifie par là. Celle-ci est violée et violentée par les bandits, et déposée au petit matin, morte, devant la maison du vieillard. Alors le Lévite découpe le corps de sa concubine en douze morceaux, qu’il envoie aux douze tribus d’Israël. Le peuple assemblé décide de laver l’offense subie par le Lévite en levant une armée contre les enfants de Benjamin. Au terme d’une guerre dévastatrice, la tribu de Benjamin est vaincue. Femmes et enfants ont péri avec les hommes. Seuls six cent d’entre eux ont survécu. Mais le peuple d’Israël réalise alors qu’il a donné une de ses douze tribus en holocauste. Quelque quatre cent jeunes vierges sont donc livrées à quatre cent jeunes hommes de la tribu de Benjamin. Les deux cent autres sont invités à organiser le rapt de deux cent vierges de Silo, afin de refonder la tribu décimée. Parmi elles, Axa, promise et aimée d’Elmacin. Axa est conduite vers un inconnu de la tribu de Benjamin et les deux amants doivent accepter l’issue, sans mot dire. L’histoire d’Axa ne figure pas dans le texte biblique, il s’agit d’un rajout de Rousseau.
On ne peut faire fi, pour interpréter ce texte, du contexte de son écriture, au cœur de l’année 1762. Que Le Lévite d’Ephraïm ait des aspects autobiographiques est indéniable. Bien des identifications sont possibles. Rousseau errant de ville en ville avec Thérèse en quête d’hospitalité ne rappelle-t-il pas le Lévite ? Le corps démembré de la concubine ne fait-il pas écho au démembrement de l’œuvre de Rousseau par la censure ? L’on peut enfin repenser au contexte général de l’année 1762 : les conflits de religion et l’affaire Calas, la lutte entre les encyclopédistes et les théologiens, un Rousseau exclu du clan des philosophes. Pour autant, l’intérêt de ces pages n’est pas seulement autobiographique ; elles s’inscrivent pleinement dans l’anthropologie et la politique rousseauistes.
Rousseau réécrit un temps de l’origine, mais d’une manière toute autre que celle mise en œuvre dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Il s’agit ici du temps des chefs, de l’absence d’un roi, temps de licence où chacun fait ce que bon lui semble. Mais ici la simplicité des mœurs ne va pas de pair avec leur pureté. Il s’agit d’un état social antérieur aux institutions politiques. En négatif, le texte exprime le besoin social de droit positif : la société existe comme agrégat et le peuple ne fait pas corps. En ce sens la lecture que l’on peut faire de ce texte court est politique. Mais elle l’est aussi parce qu’elle engage une réflexion sur le rapport au langage, considéré du point de vue de la vie en société. Quel peut être en effet le rapport au langage de ces hommes dont les relations sont empreintes de la violence la plus extrême ? Les sociétés au moment de leur fondation sont violentes : le déchaînement de force et de fureur qui dévaste les tribus d’Israël ne peut se dire. Et c’est sur cet aspect que Sébastien Labrusse livre l’interprétation la plus originale de ce texte. Son point de départ, nous dit-il, est l’intuition que « la violence qui ravage les sociétés se manifeste par une dévastation du langage, et cette dévastation prend la forme de l’éclatement des corps vivants, à savoir de la subjectivité originaire des personnes ».
Que faut-il pour que les mœurs s’adoucissent et que les sociétés se pacifient, une constitution politique ou bien « un langage susceptible de tisser cette chose mystérieuse qu’on nomme le lien social » ? Sébastien Labrusse choisit donc d’entrer dans l’anthropologie et la politique de Rousseau par la question du langage. A une société dévastée par la violence répond la dévastation du langage. L’auteur relève dans les quatre chants du poème trois formes de langage, ou d’infra-langage, caractéristique de l’état social violent ici décrit : le langage par gestes, le cri et le silence. Le langage par gestes est paradoxal, éloquent et silencieux à la fois : le geste fait signe, de manière énergique et visible mais il ne cherche pas encore l’échange et n’est d’ailleurs pas proprement humain. Le cri est un son naturel qui ne peut ni s’articuler ni a fortiori s’écrire. Expression des passions, il est le langage même de l’état de nature, un état limite du langage à proprement parler. Enfin le silence est le lot des femmes : elles acceptent en silence ce que mari ou père ordonne. On se compare déjà, les rivalités et l’amour-propre apparaissent. Au-delà des parents immédiats, l’autre n’existe pas encore. L’idée d’humanité n’est pas encore constituée. Le langage est ainsi émietté, démembré à l’image du corps de la femme du Lévite : il traduit les limites dans lesquelles sont contraints à la fois la constitution du lien social et l’expression des sentiments de chacun.
Ainsi la dévastation du langage est aussi la dévastation de la subjectivité. Bien peu de place en effet ici pour les émotions personnelles. Le Lévite, dont la femme aimée a été tant violentée qu’elle en est morte, conserve les yeux secs devant son cadavre : il n’est que fureur, « sourd à tout autre sentiment ». Le langage est destructeur : que reste-t-il d’une subjectivité qui ne peut se dire ? L’homme ne parvient pas à objectiver ses passions : il en est le jouet et ce sont elles qui le punissent des excès qu’elles lui font commettre. Les guerriers vont au combat mécaniquement, comme si la violence s’engendrait elle-même, telle une malédiction : de sacrifices en sacrifices, la violence est déshumanisante et c’est la subjectivité de chacun que l’on perd. Comment ici être soi ? Dans la société du Lévite d’Ephraïm, l’individu n’existe pas pour lui-même, et autrui pas davantage. Chacun fait ce que bon lui semble ; mais la licence est ici repli sur soi. Comment dépasser ce subjectivisme sans subjectivité ? Comment tisser ce lien social qui mette fin à l’atomisation des individus et les autorise à vivre de manière à la fois juste et pacifiée ? Une issue possible est donnée dans le Contrat social ; une autre dans la « société selon son cœur » de Clarens de La Nouvelle Héloïse. Sébastien Labrusse opte pour cette dernière : une société est délivrée de la violence non seulement lorsque le droit a émergé, mais aussi lorsque chacun peut être soi, libre.
Le texte de Rousseau est court. La langue y est moins concise que dans le texte biblique, mais Sébastien Labrusse a raison de noter qu’il n’a pas de grande valeur littéraire. Dans le sourd combat que littéraires et philosophes se sont parfois livré autour de l’interprétation de Rousseau, les philosophes peuvent sans conteste s’approprier ces quelques pages. Sébastien Labrusse suit l’injonction de l’auteur du Lévite d’Ephraïm en le saisissant par la question du langage. Rousseau en 1763 émit le souhait que ces quelques pages soient publiées avec l’Essai sur l’origine des langues et l’Imitiation théâtrale. Et si, ici ou là, l’auteur prend le risque de la surinterprétation, l’édition fort complète a le grand mérite de donner du sens à un poème même s’il ne se suffit peut-être pas à lui-même. Ainsi ces quelques pages peuvent prendre place légitimement dans les textes politiques et anthropologiques de Rousseau.
Aline Beilin