Frédéric Laupies, La vérité, Leçon philosophique, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, lu par Anthony Dekhil

http://static.fnac-static.com/multimedia/Images/FR/NR/f1/1b/59/5839857/1507-1.jpgFrédéric Laupies, La vérité, Leçon philosophique, Paris, Presses Universitaires de France, 2014

 

L'ouvrage de M. Laupies, Professeur de philosophie au lycée Notre-Dame du Grandchamp à Versailles, est un cours à destination des élèves de classes préparatoires économiques et commerciales. Il s'intéresse au statut de la vérité en tant qu'elle est objet de connaissance et principe de la grandeur morale.

Le plan de l'ouvrage s'articule autour de ces deux aspects : après un chapitre introductif, qui expose à la fois l'intérêt porté à la notion et la difficulté de la penser, l'auteur critique, dans les deux chapitres suivants, le primat de la vérité en ce qui concerne la connaissance, puis en ce qui concerne la morale, pour enfin, dans deux chapitres conclusifs, réhabiliter la notion de vérité.

Il s'agit donc, comme le sous-titre l'indique, d'une leçon qui, après avoir dégagé les problèmes posés par la notion de vérité, envisage leurs implications et leurs résolutions. Ce parcours s'appuie sur un nombre conséquent de textes d'auteurs classiques (de Platon à Michel Foucault), qui permettront aux étudiants de se constituer une culture philosophique solide, et à tous lecteurs de se réapproprier avec clarté et méthode des problèmes fondamentaux de philosophie.

Le premier chapitre, "La vérité dans le clair-obscur, Enquête préliminaire", expose le prestige dont jouit le concept de vérité. Définie comme "énonciation de ce qui est tel que cela est", la vérité est le bien de la connaissance. Elle engage un sujet qui a à s'effacer humblement devant ce qui est, pour le connaître et le dire, qui a donc à assumer une certaine responsabilité à l'égard de soi et du monde. Dans la mesure où la vérité est comprise comme la qualité d'un énoncé qui correspond à son objet, l'analyse s'arrête à définir précisément l'objet et le sujet de la vérité, ainsi que les différentes modalités par lesquelles cette relation peut s'établir. Cette réflexion conduit à exposer dans la dernière partie du chapitre le problème qui structure le reste de l'ouvrage : "comment comprendre (…) que puissent être en adéquation des réalités hétérogènes" ? Elle montre avec clarté les difficultés à penser le terme d'adéquation : juger d'une adéquation suppose la possibilité, pour le sujet, d'adopter un point de vue extérieur à la relation à l'objet, ainsi qu'une correspondance entre les étants, intelligibles, et l'intelligence elle-même, qui puisse permettre cette correspondance. L'auteur engage ici un "procès à charge" contre la vérité : ne faut-il pas remettre en cause le primat de la vérité au nom d'une impossible adéquation du sujet à l'objet de la connaissance ?

Le deuxième chapitre, "La vérité impossible, Procès à charge I", envisage la notion de vérité sous l'angle de deux problèmes classiques de la philosophie de la connaissance. Dans un premier temps, s'appuyant sur la distinction chose / objet, l'auteur montre que l'intelligibilité de l'objet ne va pas de soi. La connaissance suppose que l'objet soit "un mixte d'identité et de différence". Or, en ce sens, ni l'être pensé comme un, ni le devenir ne peuvent devenir objet de connaissance. Pas plus que la nécessaire éternité de l'Un, la raison ne peut comprendre la fluctuation contingente du devenir et de l'événement. Cette discussion offrira aux étudiants une synthèse utile de ce qui est en jeu dans le Parménide et le Théétète de Platon. Dans un second temps, s'appuyant notamment sur Montaigne, c'est la faiblesse de nos facultés qui est soulignée : "l'apologie de la vérité suppose une anthropologie curieuse : l'homme ferait exception à l'insertion dans un milieu ; il serait indemne des affects, des innombrables circonstances déterminant la manière de sentir et de percevoir".

Ainsi, le deuxième chapitre a permis de remettre en cause la notion d'adéquation, dans la mesure où "il y a inadéquation structurelle entre des termes dissymétriques qui n'ont, de surcroît, pas d'identité quant à eux-mêmes".

Cette analyse conduit à déplacer le procès à charge du côté de la morale. Tel est le but du troisième chapitre, "La vérité inutile et suspecte, Procès à charge II". Non seulement on peut se passer de la vérité comprise comme adéquation dans les différents domaines de la vie (science, éthique, politique), dans la mesure où on peut lui préférer le consensus qui ne requiert aucune référence à un quelconque donné ; mais, bien plus, la vérité est suspecte : elle est ce que l'on tient pour vrai, au nom d'intérêts ou de désirs qui ne se donnent pas d'emblée comme tels. Ainsi, l'apparente inutilité de la vérité cache en réalité des relations de pouvoir, dont l'homme est d'autant plus dupe qu'elles ne sont pas avouées. La vérité s'opposerait ainsi à la liberté ; elle serait illusion.

Or, la critique de la notion de vérité se fait à l'horizon de cette même vérité : "tous les énoncés qui dénoncent les conditions de possibilité de la vérité ne peuvent avoir cette fonction critique que s'ils sont eux-mêmes doués d'une certaine forme de vérité". Coup de théâtre au cœur du procès : l'impossibilité d'un scepticisme intégral conduit à réhabiliter la notion de vérité.

Le quatrième chapitre, "La vérité refondée ? Justification I : dire ce qui est" répond exactement au deuxième chapitre, en montrant dans un premier temps qu'entre l'unité de l'être et un devenir sans être on peut penser une articulation entre les contraires : la réalité est mixte. Reprenant ici les analyses de Platon quant à la notion de forme, et celles d'Aristote quant à l'articulation de l'universel et du singulier, l'auteur montre que la vérité est la manifestation de l'intelligibilité du réel. La vérité renvoie à un ordre qui détermine le réel et le rend intelligible. Par conséquent, dans un second temps, l'analyse remet en cause la prétendue faiblesse de la raison : si le réel est intelligible, la raison doit prendre confiance, avoir de l'audace, pour engager un discours sur celui-ci.

Le cinquième chapitre, “Splendeur de la vérité, Justification II : la vérité pratique” renvoie quant à lui au troisième chapitre, qui avait souligné une possible contradiction entre liberté et vérité. Il s’agit ici de discuter cette contradiction, en montrant en quoi la connaissance suppose de penser un concours entre entendement et volonté. On ne peut penser la connaissance indépendamment d’une visée du sujet connaissant, qui bien loin d’être illusoire, suppose un engagement de l’individu, acceptant l’impossibilité d’une totalisation de tous les points de vue possibles sur un même objet, attentif aux “modalités contrastées” de ces visées. En ce sens, il y a un souci de la vérité qui permet une liberté effective, qui s’exerce dans le dialogue et par une connaissance de l’être humain, et qui s’achève dans “une joie de connaître” qui distingue l’homme de l’animal.

 

Une conclusion résume le parcours effectué : d’une définition de la vérité comme adéquation d’un sujet à un objet, point de départ de l’analyse, à la conception d’une vérité comprise comme “relation par l’étant est accordé à soi et au monde”.

La “dramatisation” de la leçon, sous la forme d’un procès à charge contre la vérité et de sa réhabilitation, permettra aux étudiants de véritablement saisir les enjeux d’une discussion sur le statut de la vérité qui peut paraître parfois à tort comme bien éthérée.

Anthony Dekhil