Jean Colrat, Cézanne, joindre les mains errantes de la nature ed.PUPS, 2013 Lu par François Collet

Jean Colra, Cézanne, joindre les mains errantes de la nature, ed.PUPS, 2013.

Le Grand Baigneur, qui trône au MoMA de New York, nous accueille en couverture de ce beau livre, qui est la publication de la thèse d’histoire de l’art de Jean Colrat. C’est littéralement une immersion qui est proposée au lecteur, dont on peut souligner le double plaisir de la richesse iconographique et du texte. Le projet de l’ouvrage part d’une question philosophique, c’est-à-dire intimidante et simple. Pourquoi Cézanne a-t-il éprouvé l’impérieux besoin de « faire des images » ? 

L’auteur va prendre au sérieux la réponse que le peintre a lui-même formulé, selon le célèbre livre-témoignage du poète Joachim Gasquet (Cézanne, 1921). Résumant son travail, Cézanne lui aurait déclaré que, en dépit de la permanence de la nature, puisque tout se disperse dans le visible, rien ne subsiste de ce qui nous apparaît : «Alors  je joins les mains errantes… » - et le peintre rapproche ses mains pour illustrer ses propos.

Jean Colrat va démontrer, en progressant vers la compréhension intime, corps et âme, du tempérament cézannien, que cette profession de foi dit, « tout simplement », la vérité de cette œuvre.


-  L’introduction annonce le principe et le fil conducteur de l’analyse. Si la nature est porteuse d’un désir d’unité qui est livré sous forme de dissémination et de déchirement, la tache de la peinture est alors, selon Cézanne tout entière dans le projet de réunifier, de reprendre, comme une couturière du visible, cette diversité. Ainsi la création picturale est envisagée plutôt comme réalisation de ce désir inhérent à la nature elle-même. C’est là un accueil et une réponse, et non l’accomplissement d’une technique.

- La première partie prend appui sur la façon dont Cézanne est vu (par la critique, et d’après le témoignage de Gasquet). Ce qui nous met sur la voie des intentions avérées ou supposées du peintre. (Chapitres 1 et2)

Chapitre1 : La critique cézanienne : Jean Colrat prend acte de l’étrangeté du projet cézanien, et même du désarroi devant une peinture et figurative, sur motif, et pourtant si peu « réaliste ». Il nous présente les principales interprétations critiques de ces peintures, confrontées à la question centrale et délicate de la figuration chez Cézanne. J. Colrat remarque l’historicisme de bien des approches, qui donnent de Cézanne l’image d’un peintre errant  dans l’expressionisme initial, mettant de l’ordre dans son art auprès de Pissarro dans les années 1870, et se trouvant peu à peu. On laisse alors peu de place aux premières œuvres, et aux dernières. L’auteur va montrer au contraire la cohérence globale du parcours. Il va en outre montrer les  limites du concept de  parallélisme entre l’art et la nature, souvent invoqué par la critique. Le motif donnerait l’impulsion initiale à une imagination qui poursuit sur son erre, parallèlement à la réalité naturelle. Toute la critique a retenu cette thèse, qui « permet de faire l’économie d’une pensée du réalisme cézanien » (p.40). La critique va prendre le chemin de l’enquête expressionniste, ou bien celui de l’analyse formelle. Les phénoménologues verront dans cette peinture singulière, par delà l’opposition classique entre subjectif et objectif, une révélation du sensible, car elle met au jour par l’expression artistique une nappe de sens brut (Merleau-Ponty) antérieure à nos tentatives pour connaître et agir.

Chapitre 2 : L’intention de Cézanne. Il s’agit, en présentant de façon critique la source que représente le Cézanne de Gasquet (souvent rejetée par les historiens d’art, souvent citée et suivie par les philosophes), de s’arrêter sur la première biographie de Cézanne(1921). Riche en informations, ce témoignage est réévalué, notamment parce que le peintre lui-même en avait connaissance.

- La deuxième partie analyse l’élaboration progressive de l’œuvre en relation avec ce qui a été posé comme fil conducteur  (« joindre les mains errantes de la nature »). On décrypte l’expérience artistique de Cézanne. (Chapitres 3 à 6).

Chapitre 3 : Peindre, c’est reprendre (joindre les mains). Pas de commencement/tâtonnement  naturaliste, mais un projet sans cesse repris, qui aboutit aux Grandes Baigneuses.

Pour établir cela, J.Colrat relève un lapsus calami dans une lettre à Emile Bernard : « Pour les progrès à réaliser, il n’y a que la nature et l’œil s’éduque à son conctat (sic). Il devient concentrique à force de regarder et de travailler. » (Lettre du 25/07/1904, citée p. 85 – et plusieurs fois rappelée). Pour le peintre, le travail du regard fait de la perception une concentration – le motif tend à se concentre en un centre ponctuel. Pour désigner cette convergence vers un point, Jean Colrat parle d’ombilic. Il montre sur pièces que  l’idéal cézanien tel que défini dans l’introduction « met en œuvre une dynamique ombilicale » (p.89) – omphalos, en grec désignant aussi  et avant tout la partie centrale du bouclier. La Vieille au chapelet (fig. 15 p. 95) s’avère exemplaire, par le motif comme par le traitement, de cette logique du recueil.

Ainsi, dans maints portraits, on retrouve cette forme, concrétisée par la position des bras qui forment des triangles, et finalement des losanges, comme l’avait noté André Lhote, parlant alors de rhomboèdre (ce qui désigne la forme dessinée par losange tournant autour de son axe). « Le motif doit tendre vers » (p.122) cette masse de compression. Et l’auteur de repérer cette même forme aussi bien chez Giacometti ou Chillida, que dans la mythologie grecque. Aux pieds de la pythie, à Delphes, se tenait une pierre, appelée omphalos (cf. pp.124 et sq.). J.Colrat fait alors une brillante analogie entre les premières toiles sur les lieux de l’enfance (carrière de Bibémus), et le temple de Delphes, situé dans une fosse obscure.

Chapitre 4 : L’auteur analyse  le sens pictural soutenu la récurrence des triangles et des losanges dans la construction cézanienne. Kandinsky le soulignera en 1912 dans Du spirituel dans l’art, où il ne reproduit que 8 œuvres, dont les Grandes baigneuses du musée de Philadelphie. Il remarque que chez Cézanne le triangle caractérisant la composition des grandes baigneuses, n’est pas un moyen technique, mais une fin artistique, le tableau étant structuré par ce principe formel.

Ainsi, J. Colrat note que quand Cézanne, devant Gasquet, illustre d’un geste son mot sur « joindre les mains… », il « ne signifie pas une forme idéale vers laquelle devrait tendre le tableau, il montre le mouvement qui doit s’y produire. » (p.135).

Cette forme triangulaire est repérée dans des tableaux de maîtres reconnus explicitement par Cézanne : Le Tintoret, Rubens, et Delacroix. L’auteur va montrer comment La mort de Sardanapale va constituer un modèle formel, permettant mainte fois de parler de toiles de Cézanne « à la Sardanapale », pour résumer la double idée d’un toile structurée de façon triangulaire, et ordonnée à un regard intérieur au tableau lui-même. L’Apothéose de Delacroix est d’ailleurs emblématique de cette composition cézanienne où le motif est comme emporté vers le sommet d’un triangle. On détaille cette dynamique ascensionnelle, dans les deux  vues de Gardanne, et finalement dans les natures mortes comme dans les paysages (les célèbres Sainte Victoire), et les premières scènes de baignade. La verticalité, la dynamique spirituelle dont parlera Kandinsky en l’articulant à la matérialité inscrite dans l’horizontalité, s’impose.

Par ailleurs, une autre dynamique s’impose que l’auteur qualifie de rhomboïdale. Une Cène du Tintoret à Venise, une autre de Rubens au musée Pouchkine, viennent, avec une Médée de Delacroix, sceller le chiffre secret d’un mouvement de compression qui unit la composition en losange et la fusion charnelle donnant à la toile son intensité. Pour plagier André Lhote, on peut comprendre ici comment l’intensité, justement, prend la place de la beauté, par la construction mentale d’un espace pictural où s’opère la compression du visible. Même les murs et les papiers peints des célèbres natures mortes avec pommes et compotiers confirment la récurrence de ces losanges rien moins que gratuits. D’où la réduction de la profondeur au plan : « le problème de la peinture ne fut jamais pour Cézanne de donner l’illusion de la profondeur dans le plan, mais de le contenir à la surface, selon l’aspiration propre au visible épars. » (p.223).

 Logique de la reprise, donc, qui est une logique non de la composition, comme on s’y attend (cf. la fameuse lettre à Emile Bernard du 15 avril 1904 :« traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône,  le tout mis en perspective »), mais une logique de la sensation.

Avec Cézanne, une certaine abstraction naît, Kandinsky ne s’y trompera pas, mais le mimétisme subsiste. Le rythme des surfaces ne vaut jamais pour lui-même, et l’image reste pour Cézanne, non pas l’occasion d’une expérience qui transcende le visible naturel, mais le « lieu d’une expérience avec et contre le visible pour l’amener à réaliser ce désir qui en lui ne se réalise pas. »(p. 238)

Chapitre 5 : J. Colrat s’attache à commenter le propos extrait du livre de Gasquet, qui fait dire au peintre que les couleurs « montent des racines du monde ». On trouve maints exemples de cette montée, à travers les motifs ignés.

Chiasme, entrelacs, voir c’est toucher le corps du visible qui s’avance vers nous (cf. p. 253). Ici, la vision s’apparente au toucher, et on reprend le lapsus calami de l’œil qui s’éduque « au conctat » de la nature. Entrelacs des lettres, entrelacs du voyant et du visible, le nœud s’accomplit grâce à ce toucher éclairé par les couleurs montant des racines de la terre. Ainsi se trouve interprétée la période de jeunesse où Cézanne peint au couteau, c’est-à-dire avec le couteau à palette. La toile est expansion de la palette, qui en est la matrice – l’origine de l’image résidant dans les couleurs elles-mêmes. Cézanne  inscrit sa reprise picturale du visible naturel dans une expérience sensible de ce visible, où voir, c’est être touché, littéralement, par le visible. La couleur est l’élément – pas seulement constitué, mais constitutif de cette expérience.

Chapitre 6 : Les baigneurs et les baigneuses de Cézanne sont très nombreux, et J. Colrat montre qu’il ne s’agit pas là d’un genre parmi d’autres mais d’un « genre total » (p.274).

Un double enjeu anime ces toiles, comme une dialectique : il faut unifier deux unités complémentaires. Celle d’un regard intérieur à la scène, qui exerce comme le Sardanapale de Delacroix un pouvoir focal, et celle de l’homogénéité des éléments constituant un seul milieu, toutes les touches colorées étant intégrées en un seul corps. On  commente dans cette perspective les trois versions des Grandes Baigneuses (Musée et Fondation Barnes à Philadelphie, National Gallery de Londres), en partant d’une citation de Cézanne par Gasquet, disant qu’il cherche le centre de la composition.  L’importance de ces toiles est décisive, et c’est là une thèse forte de l’ouvrage, car d’aucuns ont négligé cet achèvement de l’oeuvre, comme ses commencements.

 Un milieu commun, unifiant tous les éléments présents sur la toile, sous un bain de soleil et/ou sous un regard dirigé vers les baigneuses. Celles de Londres apparaissent sous le regard d’un timide soleil – ce soleil que le peintre ne représente presque jamais Philadelphie – quand celles de la fondation Barnes sont vues par l’une des baigneuses, et celles du musée de Philadelphie observées par deux personnages sur l’autre rive. Le dispositif  précité  est avéré  et vérifié à propos  de la série des Joueurs de cartes. La scène est focalisée par un regard intérieur, et l’homogénéisation de l’ensemble est assurée par un plan coloré.

 - La troisième partie montre que la logique de l’œuvre n’est pas le fruit d’une démarche intellectuelle (menant tout droit  au cubisme puis à l’art abstrait), mais qu’elle procède d’une vision hantée par la sensation, d’un corps, d’un sujet travaillé par la singularité de son histoire et de sa vision du monde. On entre dans les arcanes de l’expérience esthétique de l’artiste, sur la voie indiquée par la sensation (chapitres 7 à 9).

Chapitre 7 : l’auteur prend thématise ce qu’il nomme le narcissisme optique  de Cézanne. Cette peinture où l’émotion naît de la sensation, des « sensations colorantes » comme dit le peintre dans sa correspondance avec Emile Bernard. Non pas des sensations colorées par l’effet du réel sur l’œil, mais des sensations qui colorent le réel, de façon active. D’ailleurs, cette activité suppose une maturation : J. Colrat cite une lettre où Cézanne dit qu’il a « commencé à voir la nature un peu tard » (p.352). Ainsi sa perception est-elle empreinte d’imaginaire ; cela doit aider littéralement à réaliser (perception) ce qui nous arrive (sensation).  Mais la sensation colorante sembler déjà peinture – d’où la déclaration faite à Gasquet : « ma méthode, c’est la haine de l’imaginatif. »(p.358).

La sensation est qualifiée en outre d’océanique : la présence de l’eau dans les toiles de Cézanne, cet élément et de dispersion et de reprise, est thématisée. Ce peintre qui voit « par taches », conçoit le visible comme anadyomène (p.369), au sortir de l’eau, celle du déluge ou celle du baptême. L’approche de l’eau est donc naturellement un thème récurrent dans cette œuvre. L’interprétation s’enrichit alors d’une approche psychanalytique. Derrière le sentiment océanique, Freud voyait aussi le narcissisme (cf. Malaise dans la culture). L’art cézanien va être défini comme un narcissisme en projection. Ainsi, J. Colrat tient cette figure pour un résumé de la dialectique de la sensation cézanienne : derrière l’intention de reprise  contre une dispersion provoquée par le monde extérieur, « se tient un imaginaire narcissique qui doit croire à la séparation et la distinction de tout pour jouir secrètement de l’identité. » (p.383).

Chapitre 8 : après le regard, c’est le rapport au toucher qui est analysé. Cézanne aurait peint par exclusion du toucher, par haptophobie, en quelque sorte.

Des éléments biographiques attestent chez Cézanne une réelle phobie du contact. Par ailleurs, on note la rareté de la signature (61 toiles signées sur 954), mise en parallèle avec les panneaux muraux, préfigurant les Grandes Baigneuses, peints à l’atelier du Jas de Bouffan en 1862, et signés … Ingres. Comme si Cézanne s’absentait même du corps de l’œuvre. Dans les toiles analysées, se confirme cette règle : « se défendre du corps à corps » (p.418). Mais tout ne peut se réaliser quand dans et par  la touche du peintre – et ainsi le toucher est réhabilité- car elle représente le développement logique de la sensation.

Chapitre 9 : « le battement d’un paravent ». Le souvenir, l’image, et la réalité d’un paravent  vient opportunément illustrer le rapport entre la nature, la toile et le peintre, les éléments aboutissant au développement de la sensation cézanienne, par une touche qui dépose des couleurs et dispose quelques corps dans un espace de projection narcissique. Ce paravent, décoré de grotesques sur une face, et de scènes galantes sur l’autre, existe, Cézanne et Zola, enfants, ont joué dedans et avec chez les parents du peintre. Le paravent refermé a pu susciter une sensation océanique, via  cette enveloppe colorée – tout un vertige du confinement, un espace narcissique d’indistinction- contenant leurs regards ; le paravent devient selon l’auteur « l’idéal de toute image peinte, dans laquelle le corps doit pouvoir pareillement s’imaginer illimité et intact. » (p.428).

Le paravent déplié, comme la toile, forme un écran, lorsque l’on se place devant. Cézanne au travail prend son temps, s’unit à la toile par la touche. Mais cette indifférence –fusion  des corps (peintre/toile) ne dure pas, et l’artiste se recule ; il s’agit d’habiter l’espace en prenant ce recul, comme par un impératif noli me tangere. En effet, le pouvoir, et même la nécessité de la peinture, pour Cézanne, fut toujours « ce pouvoir de créer la distance dans le fusionnel. » (p.436).

Réaliser la sensation océanique, mais ne jamais joindre tout à fait les mains pour ne pas supprimer air et lumière, l’approche est donc inséparable du recul, afin de purger la vue de son illusoire pouvoir tactile. L’imaginaire narcissique qui sature l’œuvre d’art est inséparable d’un impératif catégorique de distance.


Le livre de J. Colrat est remarquable, tant par son dynamisme spéculatif, la richesse des analogies mises au jour et analysées, que par sa rigueur, le commentaire apportant sans cesse des gages de sa pertinence. Le point de départ est comme on sait un propos de Cézanne, connu de la critique, mais souvent considéré comme un aphorisme mystérieux, ou bien négligé. La cohérence de la thèse de J. Colrat tient à la vérification du sens littéral du propos cézanien.

L’intérêt de cette étude tient aussi à la place de ce peintre si singulier, mais souvent  vu comme « post » ou « pré ». De fait, on se trouve là  à un moment crucial, et bientôt la figuration sera abandonnée, et l’abstraction s’imposera, dans le sillage postimpressionniste, dans une peinture se voulant exclusivement picturale. A lire J. Colrat, il nous semble que Cézanne creuse le sillon d’un réalisme paradoxal, qui pourrait comme transcender l’abstraction. Il faudrait forger un mot pour dire le primat de la sensation, qui, par projection de l’imaginaire qui en résulte, ne renonce jamais au motif, afin de réaliser le désir d’union inhérent au sensible. Si réalisationnisme n’était pas si laid, nous serions tentés par le néologisme.

J. Colrat parvient avec force à joindre, pour sa part, les différents aspects du sujet de sa monographie, en évitant les pièges de la périodisation, et en livrant un Cézanne aventurier têtu de l’écho du monde éveillé en lui. Mais l’écho, contrairement à la nymphe, ne disparaît pas. Il est accueilli par un Narcisse debout, et le Grand Baigneur du MoMA est alors pour le lecteur de ce livre remarquable comme un autoportrait crypté du peintre.

François Collet.