Jean-Fabien Spitz, Le mythe de l’impartialité. Les mutations du concept de liberté individuelle dans la culture politique américaine (1870-1940), Puf, 2014 Lu par Jonathan Racine


Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

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Jean-Fabien Spitz, Le mythe de l’impartialité. Les mutations du concept de liberté individuelle dans la culture politique américaine (1870-1940), Puf, 2014 Lu par Jonathan Racine

Avec ce nouvel ouvrage, Spitz poursuit une œuvre de philosophie politique qui possède une cohérence, et dont on peut rappeler rapidement quelques étapes, afin de mieux saisir le projet de cet ouvrage qui s’inscrit manifestement dans la continuité des précédents. Son ouvrage sur La liberté politique est centré en grande partie sur Rousseau ; il est déjà l’occasion d’une discussion sur les deux concepts, libéral et républicain, de la liberté. Dans L’amour de l’égalité, c’est cette même opposition qui est examinée, à travers le prisme du concept d’égalité. Le moment républicain approfondit l’étude de la position républicaine telle qu’elle est développée en France au tournant du 19ème et du 20ème siècle. Enfin, Abolir le hasard se penche plus particulièrement sur les positions de Dworkin, pour discuter des thèses qui prennent au sérieux le problème de l’articulation de l’exigence de justice sociale avec la liberté.

Dans l’œuvre de cet auteur, le fil conducteur est clair. Dans tous les cas, il est question de ne pas se contenter du concept de liberté politique proposé par le libéralisme ; dans tous les cas, il est question de l’articulation de ce concept de liberté politique avec ceux d’égalité ou de justice. Sa méthode est le plus souvent généalogique: il s’agit de discuter des thèses en les inscrivant dans un contexte précis, en déployant toute la complexité d’un débat historiquement situé. C’est particulièrement le cas dans L’amour de l’égalité et Le moment républicain. C’est encore le cas ici : Le mythe de l’impartialité s’intéresse à la culture politique américaine pendant la période 1870-1940 (des lendemains de la guerre civile, période de forte industrialisation, jusqu’à la mise en place du New Deal)

 Il s’agit d’un projet à la fois modeste et ambitieux : très modeste dans la mesure où il s’agit initialement, comme le développe l’introduction, d’un appel à la discussion, d’un souci de remise en question d’un idiome qui tend à devenir dominant à propos de la liberté. Que le concept libéral de la liberté ne soit pas le seul possible et qu’il comporte des limites ou des difficultés, c’est ce dont on peut assez facilement convenir. Mais encore faut-il se confronter précisément à ces difficultés. Aussi, on a bel et bien affaire à un ouvrage ambitieux, par l’amplitude de l’enquête visant à l’élaboration d’un langage alternatif.

 Le plan de l’ouvrage, globalement chronologique, présente ce qu’il appelle le langage classique de la liberté, et sa remise en question progressive.

Première partie : le langage classique 

Ce que Spitz appelle le langage classique se caractérise par une référence à l’impartialité de la loi comme condition fondamentale de la liberté. Le corollaire en est la résistance à l’idée que l’autorité politique pourrait œuvrer à la production de l’égalité sociale. Cette résistance prend deux formes distinctes (p. 51), qui seront étudiés dans les deux chapitres de cette partie. Le premier chapitre constitue une enquête sur le positionnement de la Cour suprême. En effet, la culture politique ne passe pas seulement par les auteurs retenus par l’histoire de la philosophie ; elle implique de prendre en compte des acteurs aussi importants que les juges de la Cour suprême. Dans les décisions de ceux-ci, une telle résistance à l’intervention de l’Etat prend la forme d’un « individualisme déontologique fondé sur les notions jumelles de l’impartialité de la loi et la garantie de liberté fondamentale » : dans cette perspective, le droit n’a pas pour fonction de réduire d’éventuelles inégalités dans les puissances de négociation des acteurs privés. Ce premier chapitre offre ainsi une explication très détaillée de certains arguments de ce langage classique, au travers d’études de cas. Sont ainsi examinées les décisions concernant le droit pour l’Etat de limiter la durée du travail ; d’interdire à l’employeur de poser une clause de non affiliation à un syndicat dans le contrat d’embauche, ou d’imposer un salaire minimum (cf. p. 82 sq.)  Le deuxième chapitre de cette première partie discute une forme évolutionniste de ce refus de faire intervenir l’autorité dans la réduction des inégalités sociales, refus incarné dans la position de Sumner. Le raisonnement est alors conséquentialiste (et non plus déontologique) car la réduction maximale de la contrainte juridique se justifie par ses effets de civilisation (p. 107)

L’argument est le suivant. La civilisation a mis en place des formes de protection de la propriété qui garantissent que la richesse sera distribuée proportionnellement à la production de celle-ci, grâce à la garantie de la propriété privée par la loi. Cette richesse n’est produite que par le travail des individus les plus entreprenants. Les institutions politiques, quant à elles, ne produisent rien – et si elles se mêlent d’opérer une redistribution au nom de valeurs comme l’égalité et la justice, alors cela aura un impact négatif sur la quantité de richesse produite. La prétention à l’égalité, le souhait d’abolir la pauvreté, ne peuvent qu’entraîner une régression de la civilisation, en tant que celle-ci se caractérise comme une conquête sur la nature par le travail. Toutefois, ce conséquentialisme n’est pas sans introduire une faille dans le langage classique : à partir du moment où l’on adopte une position conséquentialiste, on peut toujours interroger un principe (l’impartialité de la loi) quant aux effets qu’il produit. Si la société change et que les effets des principes en question ne sont plus les mêmes, par exemple, alors ceux-ci deviennent discutables.

Deuxième partie : l’argent contre la république

On aborde ici l’examen des arguments que pourrait parfaitement résumer la formule de Dewey : « la conception de l’Etat qui en limite les activités au maintien de l’ordre entre les individus et au redressement des actions par lesquelles une personne empiète sur la liberté que le droit existant reconnaît à une autre n’est en réalité que la simple justification de la violence et de l’injustice de l’ordre existant » (Liberalism and Social Action, cité p. 143). Il ne s’agit pas seulement de pointer les effets nuisibles du phénomène de la rente (Henry George, chapitre 3). Le problème est de contenir les monopoles ‘naturels’ qui, sans résulter de privilèges juridiques permettent cependant à certaines entreprises d’être à l’abri de toute concurrence. L’Etat doit jouer un rôle plus actif dans l’économie pour y faire respecter les conditions de non-coercition qui forment la substance de la liberté (p. 191). Autrement dit, on reconnaît les méfaits du laissez-faire et la nécessaire régulation de l’économie pour rétablir les conditions d’une concurrence équitable.

Troisième partie : une théorie sociale progressiste

 Il s’agit d’examiner l’œuvre de deux penseurs, Lester Ward et Herbert Croly, qui approfondissent les intuitions analysées dans la partie précédente, en tentant de « décrypter la manière dont des mécanismes cachés de domination se construisent à l’abri de la rhétorique des droits naturels et de la soi-disant abstention de la puissance publique » (p. 238). On a affaire à une réhabilitation du rôle de l’Etat et de la loi (contre ce que Ward appelle ‘misarchie’), qui ne doivent pas être vus comme les ennemis de la liberté : « la loi est un outil de transformation sociale que les sociétés démocratiques doivent employer pour agir sur elles-mêmes de manière à se tenir au plus près de la réalisation de l’idéal moral qui se trouve au fondement du libéralisme philosophique » (p. 288).

Quatrième partie : l’univers des concepts juridiques

Cette quatrième partie examine les objections formulées à l’encontre d’un des présupposés essentiels du langage classique : est-il possible de définir objectivement et abstraitement la notion de contrainte – et par là même, la liberté comme absence de contraintes ? En effet, selon le langage classique, « l’égalité devant la loi définit la liberté des personnes indépendamment des conséquences matérielles de sa mise en œuvre dans des contextes différents, tandis que les formes de contrainte qui sont proscrites doivent pouvoir faire l’objet d’une détermination purement descriptive et non contestables en termes de force ‘physique’ » (p. 333). Or, on peut rétorquer que « la notion même de contrainte ne peut pas être définie de manière formelle ou descriptive, car elle suppose une théorie normative des conditions que l’agent doit pouvoir contrôler pour être libre » (p. 334). Ne pourrait-on considérer, en effet, que la possibilité de satisfaire nos besoins élémentaires fait partie des données essentielles de l’action – et donc étendre la notion de contrainte à toute situation où ces besoins ne sont pas satisfaits ? Cette partie mobilise les arguments développés en ce sens par R. Ely, T. Veblen et R. Pound. Le premier souligne que la propriété est une institution sociale, et non un droit naturel antérieur à la formation de la société. Le second que le nouveau contexte économique invalide le système juridique de la liberté naturelle : un certain nombre de transformations techniques et financières ont « inversé les effets du droit naturel » (p. 375 sq.) : de système de liberté, celui-ci devient un système de dépendance. Quant à Pound, il est lui aussi attentif aux transformations sociales qui appellent un correctif au niveau du droit, et qui exigent que les activités du gouvernement soient libérées des entraves que lui imposait le langage classique (p. 419).

Cinquième partie : la fin d’un dogme tenace

Cette dernière partie se concentre sur la philosophie juridique de Robert Lee Hale pour suivre la remise en cause du dogme de l’impartialité et l’élaboration d’une pensée pour laquelle l’Etat social est compatible avec la liberté individuelle. En effet, R. Pound, s’il perçoit les problèmes posés par la conception classique de la liberté, ne parvient pas à remettre en cause ce dogme. C’est ce que fait Hale en dénonçant l’idée que la liberté individuelle pourrait être fondée dans un droit égal, dans la mesure où « un tel droit, dans une société profondément différenciée, est un mythe pur et simple » : « toute règle juridique, quelle qu’elle soit, protège en réalité la subordination de certains intérêts à certains autres en avalisant les rapports de contrainte qui existent nécessairement entre des acteurs inégaux par leur position et par les moyens de pression dont ils disposent » (p. 451). Cette critique permet d’analyser la contrainte qui résulte du droit de propriété, et la façon dont cette contrainte est tributaire de la garantie publique (qui garantit ce droit) : « de sorte que le droit de propriété doit être conçu comme une délégation de la puissance publique à des agents privés, qui ne peuvent contraindre les tiers à s’abstenir de ce qui leur appartient qu’avec le concours de l’Etat » (p. 453). La propriété apparaît comme étant bel et bien un rapport entre des personnes, et non un rapport entre une personne et une chose : mon droit de propriété sur une chose implique, corrélativement, un non-droit de l’autre sur cette chose, ou une obligation de s’abstenir à l’égard de cette chose. Et si cette chose est nécessaire à une autre personne, j’ai clairement sur celle-ci une forme de pouvoir (p. 455-456).

 Une fois démontrée l’existence de cette contrainte liée à l’existence même du droit de propriété, on peut se demander si cette contrainte est vraiment indispensable à l’atteinte d’un but socialement légitime, à la production d’un avantage commun (p. 463). Poser ces questions – ce que se refusait à faire le langage classique – permet d’envisager une contrainte de l’Etat pour atteindre des objectifs légitimes. Le langage classique refuse une telle contrainte… mais accepte les moyens de pression que peut exercer un individu sur un autre par le biais du droit de propriété. Cette seconde forme de contrainte serait compatible avec la liberté alors que la première ne le serait pas. Hale renverse cette analyse. Le type de contrainte que l’on juge légitime relève de questions politiques, et il ne saurait être question d’invoquer un droit indépendant de la poursuite d’objectifs politiques.

Cela était déjà pointé dans l’introduction, dans une page particulièrement lumineuse sur les enjeux de la discussion et que l’on se permettra de citer un peu longuement : contre le présupposé du langage classique qui croit à une séparation tranchée entre les règles de droit et les décisions politiques, « dire le droit, dire ce qui appartient à qui, c’est prendre une décision politique sur la répartition de la richesse et du pouvoir, sur l’allocation de ces deux éléments essentiels entre les diverses catégories de citoyens. Les règles du droit ne constituent pas un domaine de règles neutres et impersonnelles qui devraient être soustraites à la volonté collective et à la délibération politique. En tant que matérialisation d’une décision politique, elles devraient au contraire demeurer au centre du débat politique et être évaluées en permanence à l’aune de leurs conséquences, en particulier à l’aune de la manière dont elles promeuvent ou entravent les valeurs politiques que la communauté a choisi de privilégier » (p. 36)

 Commentaires

Cet ouvrage me semble conjuguer avec le plus grand bonheur l’analyse historique et l’analyse conceptuelle. En suivant les thèses et arguments d’auteurs peu connus (au moins du lecteur francophone), on obtient un formidable éclairage quant aux différents concepts de liberté. En effet, s’il s’agit certes d’opposer deux ‘langages’ à propos de la liberté, on est très loin du schématisme que l’on rencontre souvent sur ce thème, tant chez les critiques du libéralisme que chez les libéraux eux-mêmes (dans la mesure où la pensée libérale a joué un rôle important dans l’élaboration d’un ‘dualisme conceptuel’ à propos de la notion de liberté, depuis Constant jusqu’à Berlin). En effet, la présentation aussi bien que la discussion des arguments ‘libéraux’ (je me permets ce raccourci mais justement cette étiquette recouvre des thèses parfois très différentes, comme le montre en particulier la première partie) sont extrêmement détaillées – et on appréciera particulièrement les ‘études de cas’ des décisions de la Cour suprême. La pertinence d’un langage alternatif, dont on suit l’élaboration historique avec précision, n’en devient alors que plus évidente.

         Après la lecture très stimulante de cet ouvrage, on peut émettre une légère critique formelle : ce livre de plus de 500 pages n’aurait sans doute perdu ni en clarté, ni en richesse quant au contenu, s’il avait été écrit de manière un peu plus concise.

                                                                                                                                                                               Jonathan Racine