Rock'n philo, par Francis Métivier, Editions Bréal, 2012 (lu par Michel Cardin)

Rock'n philo, par Francis Métivier, Editions Bréal, 2012

La caverne des apparences et l’Idée de Rock

En commençant à lire, je me dis immédiatement : « Ressors ton Teppaz, Papy, et va à la cave chercher tes anciens vinyles ! » Il fallait que je vérifie par moi-même ! Jamais je n’aurais pensé à penser en écoutant The Pixies, Jimi Hendrix, Patti Smith, Elvis Presley, et les autres bruyants accompagnateurs de ma jeunesse. Ce livre montre le contraire : ne vous trémoussez plus sur les rythmes, ne répétez plus en « yaourt » des phrases dont vous ne comprenez pas le sens, ne cherchez plus à vous identifier à Jagger, mais écoutez enfin comment des mots, des sons et des rythmes se fondent ensemble pour vous faire philosopher.

Mesurez donc que le rock est un art et, comme tout art, qu’il invite à une écoute où le travail de l’imagination se met au service de la réflexion.

Vous admettrez que vous étiez une victime des apparences. Vous reconnaîtrez que le rock est ni vraiment « un mode de vie, une attitude sociale » ni « un produit duplicable de consommation de masse » (p. 117) dans un monde voué à l’argent et au culte des paillettes : scénographies et lumières des concerts, provocations multiples des conduites, des paroles, des addictions, de la sexualité, des dépenses somptuaires, des inventions de modes vestimentaires des rock stars. Pure mythologie de bastringue. Vous ne vous laisserez donc plus prendre à l’adulation hystérique de foules avides de sensations fortes dans un mode aseptisé. L’arrachement à la caverne, quoi ! Mais là, c’est l’art qui vous traîne au dehors. Ultime provocation du rock : victimes des images, vous preniez les ombres projetées sur les scènes pour la réalité. Au Zénith la lumière est un faux soleil. Et il faut le dire et cela sans ironie : c’est un pari risqué que d’être le premier à « parler du rock du point de vue de son essence » (p. 118 sqq.).

Je pense donc je rocke

Pour ce faire, Francis Métivier retravaille de manière critique la confusion de Deleuze, lors de son cours à Vincennes en 1984, entre le statut de la voix dans la chanson et celui qu’elle tient dans le rock. Il lui répond qu’il « semble faire fausse route » sur la nature du travail du chant du rocker. Mais surtout il récuse la distinction, opérée par Gainsbourg, entre « art majeur », la musique classique qui suppose initiation, et « art mineur », « la chanson qui n’en implique pas nécessairement ». Sans doute lui aussi victime de l’illusion idéologique distinguant les arts nobles des arts populaires, Deleuze reprend cette distinction en quelque manière dans son Abécédaire. Néanmoins, c’est en appliquant les concepts de « différence » et de « répétition » que Francis Métivier montre en quoi consiste le travail, la spécificité et la complexité esthétique du langage musical du rock. C’est « un art au sens propre » (p. 117) capable en même temps de s’auto-réfléchir comme seul un art peut le faire : « Le rock parle de lui-même, cherche sa signification, sa destination » (p. 125).

Le postulat sur lequel repose le livre est donc que le rock, en tant qu’art, par sa richesse de signification, doit pouvoir atteindre un haut niveau réflexif, ce que ne pourrait pas un art mineur. Le pari de Francis Métivier est ainsi d’analyser comment certaines œuvres du rock mènent à penser en articulant voix, texte poétique et jeux des instruments.

Sous Pyrrhon, Led Zep

La lecture de Rock et philo exige un effort réflexif du lecteur à la mesure de son préjugé sur l’image sensible d’un rock purement divertissant et plus proche des émotions brutes et des opinions frustes que de la pensée. Il est vrai que, pour tous ses amateurs comme pour ses détracteurs, le rock a exploité, et exploite encore jusqu’à la corde, les thèmes archi-usés de l’amour, du sexe, de l’argent, de la mort, du « on the road again » d’une liberté solitaire, du délaissement dans un monde incohérent, etc. Comment pourrait-on le faire prétendre à une richesse réflexive ? Peut-il y avoir quelque signification, un « je pense », derrière les cris : « Whao, baby ! ...Whaaaaa ! Yeah ! » ?

Nous suivrons donc les rockeurs, avec Francis Métivier, professeur de philosophie, sur la piste du programme de Terminale L, notion après notion. Son choix semble osé : il prétend aborder tous ces thèmes en suivant la même procédure : un exposé préalable, fondé sur la traitement du thème par un philosophe, suivi de son illustration par l’interprétation d’une œuvre rock.

Ainsi nous sommes étonnés, au sens fort du terme, de son panache à révéler, dans le chapitre sur la vérité, par exemple, que la volonté d’une femme matérialiste, imbue de ses préjugés et pleine de l’assurance de son argent, à acheter un « escalier pour le Paradis » (p. 251 sqq.) - dans Stairway to Heaven de Led Zeppelin -, exprime une idée sceptique. Car la recherche de la vérité exige une remise en question radicale de ses attachements terrestres. Sous la douceur du solo de la guitare à deux manches de Jimmy Page, Francis Métivier fait apparaître que c’est en accompagnant le chanteur, Robert Plant dans le « renouveau » dont parle son chant, qu’il pourra affronter la double voix du vrai : bonne ou mauvaise, sans savoir si au bout du chemin sera le Paradis ou l’Enfer. Et le chant se crispe sur la chute, matérialisée par la dureté du solo suivant de Page, montrant le danger d’échec, voire la dérision, qui guette cette quête. Pyrrhon qui faisait l’objet de l’analyse philosophique préalable semble avoir raison.

On pourrait donner aussi l’exemple du second chapitre consacré à la vérité pour comprendre comment travaille Francis Métivier : il n’aborde pas les notions de manière univoque, ou selon une problématique d’ensemble, comme on pourrait le faire dans un cours face à des élèves, mais plutôt, en fonction de son pari démonstratif. Il semble à la lecture du livre que les œuvres, dans leurs thématiques et leur esthétique propres, font l’horizon de son questionnement sur les notions et non l’inverse. Le projet de montrer que le rock est un art domine l’ensemble, même si on a affaire à un livre de philosophie. Le premier chapitre sur la vérité exploite donc Led Zeppelin, et le second prend La nuit je mens de Bashung comme peinture de la mauvaise foi ; on peut y entendre les mensonges d’un vieux collabo pour se faire aimer, dans sa voix rauque et ironique, et les arpèges de la mélodie. Ce qui montre « les zones d’ombres des vitrines ordinaires » (p. 262 sqq.), ce que nous cachons à nous-même et à autrui en nous faisant passer pour un autre. On retrouve ainsi l’idée de mensonge à soi telle que Sartre l’a définie.  

Sans multiplier les exemples, on peut évoquer le premier chapitre, ouverture étonnante sur « la conscience » (p. 13 sqq.), où Francis Métivier identifie les errances du sujet cartésien, lors du doute, affrontant la déstabilisation totale de tous ses repères sous les impressions, les cris et les accords de guitare supportés par un ostinato de la basse, des Pixies dans Where is my mind ?, punks apeurés du vide de leur esprit. Ou aussi rencontrer le sentiment de liberté tel que Kierkegaard l’a pensé dans l’infini des possibles de la mer chantée par Patti Smith, dans l’album Horses. Ou aussi apercevoir dans les méandres des mots et des onomatopées, liés au solo de guitare de Jimy Hendrix, dans Purple Haze, le plaisir, la douleur, « l’appel au secours », les dangers de la déraison par la prise de drogue ; ce qui exprime la même idée que Foucault comprenant la raison par « l’état de non-raison », (p. 197 sqq.) ; dans son Histoire de la folie à l’age classique, il définit la prise de drogue comme « l’expérience de la folie en dehors de l’opposition entre le normal et le pathologique ».

L’interprétation philosophique du rock est-elle la voie royale qui mène à l’idée qu’il est un art ?

Nous ne ferons pas une liste exhaustive de toutes les œuvres du rock interprétées par Francis Métivier, mais nous constatons la pertinence de ses choix, sa connaissance de l’histoire du rock, de ses techniques instrumentales, de ses formes, de ses styles et des syntaxes de son langage musical, de l’usage de ses instruments, et des dimensions multiples de son inspiration qui permettent d’aborder parfois contradictoirement certaines notions, comme nous avons pu le voir. Richesse donc de la recherche, intelligence des analyses tant philosophiques que musicales et valeur artistique incontestable des illustrations choisies. Il faut donc nécessairement écouter ces œuvres en même temps qu’on lit le texte pour apprécier l’ampleur de son travail et éprouver le plaisir à lier Rock et philosophie.

La « voie royale » suivie par l’interprétation mène à l’idée que la richesse esthétique du rock en fait un vecteur de la pensée réflexive la plus haute. La démonstration semble donc acquise et le pari gagné.

Mais à la condition d’admettre le postulat selon lequel l’art, et plus particulièrement la musique, aurait par essence à exprimer une pensée conceptuelle. Car on pourrait, avec Jankélévitch, en particulier, insister sur le rapport de la musique avec « l’ineffable » et non avec le discours. « L’univers musical, ne signifiant nul sens particulier, est d’abord à l’antipode de tout système cohérent. »

C’est pourquoi aurait été utiles une préface proposant une idée synthétique du projet poursuivi, une explication des options de présentation des notions par le parallélisme philosophe-œuvre, un éclaircissement sur les principes méthodologiques d’interprétation qui permettent le franchissement de l’image au concept.

Mais il aurait été souhaitable aussi d’établir une délimitation plus précise de l’idée de rock. Il reste en effet quelquefois surprenant que soient convoquées, sans plus d’explication, des chansons et des artistes dont on reconnaît immédiatement à l’écoute l’inscription dans l’esthétique du rock - multiple il est vrai pour éviter de parler de ses « canons » -, en même temps que d’autres qui semblent ne pas la représenter directement, même s’ils l’ont utilisée en même temps que d’autres matériaux musicaux : ainsi le rapper Eminem, le jazzman Bobby McFerrin et quelques fleurons de la chanson française : Coeur de Pirate, De Palmas, MIchel Berger, Francis Cabrel, M., Axel Bauer, Camille, et même Brassens. Leur reconnaissance comme rockers est moins aisée pour eux. Cette préface, s’il y pensait pour une édition ultérieure de son livre, permettrait à Francis Métivier d’éclairer la lanterne des amateurs du rock à l’ancienne qui prennent plaisir néanmoins à l’idée que toute la musique qu’ils aiment soit aussi intelligente !

Michel Cardin